Le portrait de Louis Pasteur par Albert Edelfelt ou comment représenter le travail scientifique

Cette image vous est probablement familière car c’est elle qui, immanquablement, est reproduite dans les livres d’histoire lorsqu’ils traitent du développement scientifique au XIX° siècle. J’ai découvert, lors d’une exposition au Petit Palais, qu’un peintre Finlandais, Albert Edelfelt, en était l’auteur [1].

Mais l’idée de consacrer un article dans mon bloc-notes à ce portrait (ci-dessous, à gauche) est née de sa confrontation dans l’espace de cette exposition avec cet autre (à sa droite), consacré également à Pasteur, accroché non loin de lui. La différence est saisissante, non pas tant sur le plan du talent des peintres que sur la manière de rendre compte du personnage. Dans le premier, Louis Pasteur est saisi dans son laboratoire, en plein travail, alors que dans le second, il apparaît en grand-père protecteur, auréolé d’une gloire toute Napoléonienne, mais sans  aucune référence aux raisons de cette gloire : ses nombreuses découvertes médicales et notamment celle qui lui conféra une aura internationale, la vaccination contre la rage.

Portrait comparé de Pasteur Edelfelt Bonnat
A gauche : Albert Edelfelt, Louis Pasteur, 1885          A droite : Léon Bonnat, Portrait de Louis Pasteur et sa petite fille Camille Vallery-Radot, 1886

Albert Edelfelt était venu très jeune, comme beaucoup de ses contemporains d’Europe du Nord, suivre des cours de peinture aux Beaux-arts de Paris. Le critique d’art Jean-Baptiste Pasteur, fils de Louis, fit sa connaissance à la suite d’un article élogieux qu’il écrivit sur une de ses toiles, Le convoi d’un enfant. C’est lui qui lui passa commande du portrait de son père [2].

Pasteur saisi dans ses œuvres

L’intérêt de ce tableau est historique. En effet, en 1885, Louis Pasteur décide d’appliquer la méthode qu’il venait de mettre au point, d’inoculation d’une souche affaiblie du virus de la rage à un jeune enfant qui venait d’être contaminé par un chien ;  il le sauva ainsi d’une mort certaine [3].

C’est dans son environnement quotidien de travail, son laboratoire de la rue d’Ulm, qu’Edelfelt décide de dresser son portrait.

Le grand homme se tient debout, éclairé par une lumière chaude qui dévoile les éléments essentiels de la scène, tout en laissant dans l’ombre ce qui ne l’est pas. Elle détaille ainsi les instruments d’analyse posés sur une paillasse : fioles, bocaux, microscope… et le buste de Pasteur, le regard plongé dans un bocal qu’il tient de sa main droite et qui renferme de la moelle épinière. C’est avec celle d’un lapin, contaminé par la rage mais dont le pouvoir pathogène avait été réduit par dessiccation, qu’il mettra au point le vaccin antirabique.

Il pose lourdement son avant-bras gauche sur un livre. C’est une notation discrète de l’hémiplégie dont il a été atteint quelques années plus tôt. Il tient dans sa main gauche un feuillet sur lequel il rendra probablement compte de ses observations et réflexions.

Ateneum, le musée des Beaux Arts d’Helsinki, possède dans ses collections une étude préalable à ce portrait.

Albert_Edelfelt_Portrait_de_Louis_Pasteur_Etude
Albert Edelfelt, Etude pour le portrait de Louis Pasteur

On voit qu’à ce stade, les grandes lignes du futur tableau sont déjà en place, notamment les jeux de lumière et la pose du savant, accoudé à la paillasse. Edelfelt a toutefois introduit deux heureuses corrections qui ont enrichies l’œuvre finale. Il a éloigné Pasteur pour rendre visible sur toute sa longueur la table qu’il a encombrée d’instruments de travail. Et il a surtout modifié le geste du personnage. Dans l’étude, il n’est pas très compréhensible : on a l’impression qu’il fume une pipe et son regard semble ailleurs, comme absent. Dans le tableau achevé en revanche, son attitude est sans ambigüité : le corps légèrement courbé, il porte un regard attentif en direction du contenu d’un bocal qu’il tient de la main droite.

Ces deux ajouts viennent renforcer considérablement l’impression qu’il est saisi en plein travail, au moment même où, peut-être, lui est venue l’idée d’utiliser un virus affaibli pour permettre à un corps menacé de développer un système efficace d’autodéfense.

Comment rendre visible l’invisible ?

Ce portrait a reçu un accueil très favorable des gouvernants d’une 3° République qui avaient fait du développement scientifique de la France un de leurs grands objectifs. Mais l’intérêt de ce tableau n’est pas qu’historique ou de propagande car il tente de résoudre un problème complexe : comment représenter par l’image une activité intellectuelle, par définition invisible ?

La première réponse trouvée par Edelfelt a été de renseigner abondamment le contexte professionnel dans lequel s’exerce le métier de biologiste : un laboratoire, une paillasse, des instruments de travail, un carnet de notes... Il aurait pu aller plus loin dans ce domaine, mais cela aurait supposé de transgresser la commande. Le travail de recherche n’est pas un exercice solitaire. Les échanges entre pairs et techniciens y sont essentiels. Sans eux, pas de découverte. Ainsi, il aurait pu mettre en scène un dialogue entre Louis Pasteur et Émile Roux autour de l’échantillon de moelle épinière. C’est en effet ce dernier qui, dans sa thèse de doctorat « De nouvelles acquisitions sur la rage » soutenue en 1883, présente un procédé de dessiccation de la moelle épinière qui a ouvert une voie vers la vaccination contre la rage [4]. Il est possible aussi que l’épais volume qui a l’air de servir d’accoudoir au savant soit en fait un symbole et une référence aux communications véhiculées par les publications scientifiques.

Pour représenter une activité intellectuelle, on peut donc, comme le montre Edelfelt, s’appuyer sur toutes ses nombreuses matérialisations. Mais il me semble que l’artiste apporte également une deuxième réponse, plus subjective ou allusive peut-être, mais néanmoins intéressante. Elle se manifeste dans le changement apporté à la posture de Pasteur dans l’œuvre définitive qui conduit l’œil du spectateur à se concentrer sur le regard du savant et à s’interroger sur sa signification. Le regard, l’attention portée, jouent ainsi le rôle de métonymies de la pensée.

Toutefois, son étude n’était pas vraiment disqualifiée, mais seulement moins explicite. En effet, le travail intellectuel ne s’arrête jamais lorsqu’il butte sur un problème. La solution peut venir en prenant son bain, comme ce fut, parait-il, le cas d’Archimède [5].  Alors pourquoi pas tout simplement en fumant la pipe ?  

Mais cette représentation muette reste un pis-aller. Elle n’est que suggestive. D’autres arts que la peinture ou la photographie sont plus à même de rendre compte de l’activité intellectuelle. C’est le cas par exemple de la bande dessinée qui lit image et texte. L’écrit est la voie royale d’expression visuelle de la pensée puisqu’il est à la fois forme et sens. C’est d’ailleurs probablement une des raisons pour lesquelles on voit apparaitre ces dernières années, dans les rayons des librairies, de nombreuses bandes dessinées scientifiques.

 

[1] « Albert Edelfelt (1854-1905), Lumières de Finlande », exposition au Petit Palais, mars à juillet 2022

[2] Source : « Albert Edelfelt, Lumières de Finlande »

[3] Je dois l’essentiel du contexte historique lié à ce tableau que je rapporte ici, à l’article publié par  Christophe Corbier dans l’excellente revue numérique L’histoire par l’image : Pasteur par Albert Edelfelt (1885)

[4] Source : Christophe Corbier, Pasteur par Albert Edelfelt (1885)

[5] Archimède aurait découvert, en se glissant dans son bain, que des objets flottent sur l’eau alors que d’autres coulent en raison de leur volume et non de leur poids, du fait d’une pression verticale que le liquide exerce sur les objets qui la pénètre. Cette pression d’opposition porte depuis son nom. Dans la joie de sa découverte, il serait sorti nu du bain et aurait couru dans la ville en criant εὕρηκα ! j’ai trouvé !  (Vitruve, De l'architecture, IX, 9-12)


Jean Jacques Audubon, un peintre d’oiseaux sans âmes, devenu défenseur de la nature ?

Ce texte était trop long pour être inséré dans le chapitre « Portraits d’animaux » de l’article sur « La figuration des animaux en régime naturaliste : de la brute au Memento animalis es ». Aussi l’en ai-je extrait. Il  constitue une sorte de zoom sur la question des figurations scientifiques d’animaux, établi à partir de l’œuvre étonnante d’un peintre aventurier, ornithologue, autodidacte, porteur d’un projet encyclopédique de description des oiseaux d’Amérique.

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Rien de virtuel dans les réseaux numériques planétaires !

Voici le premier article de la série que j’ai décidé de consacrer aux technologies numériques et à leur impact sur le travail et la nature (voir « Les technologies numériques, fer de lance de la révolution industrielle ou son chant du cygne ? »). Il est issu d’un voyage d’étude organisé à Marseille par une Association de promotion du dialogue social [1] dont je suis membre. Lors de ce voyage, nous avons notamment visité un des Centres de données (data center) du concentrateur (hub) qu’Interxion exploite à Marseille.

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Les technologies numériques, fer de lance de la révolution industrielle ou son chant du cygne ?

Les technologies numériques envahissent notre quotidien et s’immiscent dans tous les interstices de notre vie individuelle et collective : économique, sociale, relationnelle, culturelle, politique... Elles nous mobilisent tous d’une manière ou d’une autre, les enthousiastes comme les sceptiques.

Nous vivons des temps que l’on peut qualifier de révolutionnaires car ils vont, en quelque dizaines d’années, transformer radicalement nos conditions et nos modes de vie, que nous le voulions ou non, que nous nous y préparions ou non. Nous allons les vivre alors que la civilisation industrielle qui aujourd’hui domine  le monde entre en contradiction avec elle-même. Elle va devoir en effet rapidement se passer des énergies fossiles dont la consommation intense a assuré sa croissance inouïe.  Mais dans sa phase actuelle de développement censée assurer le relais de productivité qui est son carburant, elle s’appuie sur des technologies numériques qui sont consommatrices d’énergie.

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La paix ! La paix ! La paix !

Le nouvel an, c’est la période des vœux, alors autant commencé par celui-ci !

Il n’y a pas de bonheur privé possible sous les bombes et les atrocités de la guerre. Nous en sommes heureusement épargnés en France, mais elle est à nos portes : en Ukraine depuis bientôt deux ans [1], les massacres en Israël puis l’effondrement de Gaza en représaille cette année. En 2022, 56 États connaissaient un conflit armé sur leur territoire [2]. Quel gâchis ! Quel déploiement de violence ! Comment imaginer relever les défis du changement climatique et renouer un rapport raisonnable à la nature si au lieu de nous soucier du monde qui nous entoure et nous permet de vivre, nous cultivons la haine et l’esprit de revanche au sein de notre espèce ?

Alors oui, ce sera mon premier vœu. Qu’il n’ait en lui-même aucune efficacité, c’est le propre de tous les vœux. Ils sont là pour témoigner auprès de nos proches du bien qu’on leur souhaite. Alors j’en ajouterai deux : que tous ceux qui ici me lisent connaissent cette paix du corps qu’on appelle la santé et le bonheur de relations riches et joyeuses avec ceux qui les entourent et qu’ils aiment.

Bonne année 2024, envers et contre tout !

Kunming, le 31 décembre 2023 à minuit

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La figuration des animaux en régime naturaliste : de la brute au Memento animalis es

Cet article vient compléter celui sur « La représentation de l’intériorité animale dans la peinture occidentale à partir du XVII° siècle » qu’il est préférable de lire avant celui-ci.

Dans Les formes du visible, Philippe Descola indique que la « subjectivité ostensible des humains et l’agencement des qualités du monde dans un espace unifié (…) sont les deux indices qui dénotent le mieux le naturalisme en image » [1], car ils rendent visibles ses deux traits caractéristiques,  l’intériorité à nulle autre pareille des humains et l’affirmation concomitante de la continuité physique existant entre tous les êtres.

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« Le Poinçonneur des Lilas » ou le travail - réducteur de tête

C’est en juin 1957 que Serge Gainsbourg a déposé à la Sacem Le poinçonneur des Lilas. A cette époque, il hésitait encore sur ce qu’il allait faire de sa vie professionnelle. Il venait d’abandonner la peinture pour accompagner, à la guitare ou au piano, la chanteuse Michèle Arnaud qui se produisait au Cabaret Milord l’Arsouille, près du Palais Royal. Il habitait alors dans une chambre de bonne, au 7° étage d’un immeuble du XVI° arrondissement [1].

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La représentation de l’intériorité animale dans la peinture occidentale à partir du XVII° siècle

 

Cet article s’inscrit dans la trace de ceux que j’ai consacrés à nos relations de travail avec les animaux domestiques : Rosa Bonheur  et le travail animal : le labourage nivernais,  Du travail animal et Travailler avec les animaux. Aussi, je vous invite à les consulter, avant ou après la lecture de celui-ci.

Dans Par-delà nature et culture, l’anthropologue Philippe Descola dresse une typologie des représentations que les sociétés humaines se font de la place de l’homme dans le monde, parmi les autres espèces, vivantes ou minérales. Cette typologie est construite à partir de deux dimensions : l’intériorité – ou l’esprit ou l’âme… –  des étants d’un côté et  leur corporéité ou matérialité de l’autre. Pour chacun de ces critères, les sociétés que l’historiographie ou l’ethnographie ont décrites ont-elles considéré ou considèrent-elles que l’espèce humaine  est en continuité ou en rupture avec les autres ? Selon la réponse donnée, quatre types de représentation sont possibles et ont effectivement été portés par des groupes humains. Descola les qualifie d’ontologie et, en partie à partir d’une terminologie conventionnelle, les baptise ainsi : l’analogisme, le naturalisme, l’animisme et le totémisme. Le tableau ci-dessous permet de les repérer simplement.

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Mais comment s’y sont ils pris pour accrocher Jésus sur sa croix ?

Question futile s’il en est aux yeux des chrétiens, mécréante et impie. Ce qui compte évidemment pour les fidèles, c’est la signification théologique de l’évènement : Dieu incarné souffrant le martyr pour la rédemption de nos péchés. Le moyen par lequel cela fut possible n’a aucun intérêt. Il n’y a d’ailleurs pas d’église qui ne nous le rappelle en multipliant dans son enceinte des représentations du Christ érigé sur sa croix.

Mais cette question futile, des peintres se la sont posée. C’est le constat que j’ai pu faire à l'occasion d’un voyage à Venise, en contemplant deux œuvres, exposées pour l’une à la Galerie de l’Académie, pour l’autre dans l’église Madonna dell’Orto.

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La tapisserie de Bayeux – Faire la guerre, est-ce travailler ?

Nous avons dans l’article précédent examiné la manière dont la tapisserie de Bayeux rendait compte des préparatifs de la guerre de succession d’Angleterre (voir La tapisserie de Bayeux ou la victoire de la logistique). Nous voilà maintenant à Hastings, au petit matin du 14 octobre 1066...

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