Mais comment s’y sont ils pris pour accrocher Jésus sur sa croix ?

Question futile s’il en est aux yeux des chrétiens, mécréante et impie. Ce qui compte évidemment pour les fidèles, c’est la signification théologique de l’évènement : Dieu incarné souffrant le martyr pour la rédemption de nos péchés. Le moyen par lequel cela fut possible n’a aucun intérêt. Il n’y a d’ailleurs pas d’église qui ne nous le rappelle en multipliant dans son enceinte des représentations du Christ érigé sur sa croix.

Mais cette question futile, des peintres se la sont posée. C’est le constat que j’ai pu faire à l'occasion d’un voyage à Venise, en contemplant deux œuvres, exposées pour l’une à la Galerie de l’Académie, pour l’autre dans l’église Madonna dell’Orto.

Commençons par une vue d’ensemble de cette dernière que Giambattista Tiepolo réalisa dans sa jeunesse.

1 Crucifixion Tiepolo 1724-1725
Giambattista Tiepolo, Crucifixion, 1724-1725, Venise, Eglise Madonna dell Orto

Le Christ est livide, comme s’il avait déjà perdu tout son sang et ses yeux sont tournés vers le ciel, comme s’il avait déjà quitté la terre. Sa mère, au pied de la croix, à la carnation aussi blanche que son fils, s’est évanouie ; deux femmes l’entourent et la soutiennent. Cette scène centrale répond au canon de l’exercice : elle manifeste dans sa forme la souffrance et le passage vers le ciel du crucifié et l’infinie douleur de sa mère. Mais tout autour, le message se complexifie. A droite un personnage dont l’embonpoint et les vêtements anachroniques disent l’aisance regarde Marie avec indifférence. A l’angle opposé dans une cartouche ovale est représenté le donateur[1] qui pointe du doigt la scène à l’attention du spectateur, se mettant lui-même ainsi en valeur. Au fond, des figures spectrales observent avec curiosité ou étonnement l’action. Un personnage se tient debout près de la croix et lève la tête vers le Christ. Il serre sous son bras droit une étoffe et ouvre sa main gauche vers lui, dans une sorte de dialogue énigmatique.

A gauche, trois hommes sont affairés autour du deuxième larron qu’ils sont en train d’attacher. C’est cette scène qu’il est rare de voir décrite bien qu’elle soit nécessaire pour que la suite advienne. Une crucifixion, c’est un travail, c'est-à-dire un processus par lequel un résultat attendu peut être obtenu. Quand le processus et son résultat sont détachables l’un de l’autre, le premier le plus souvent est ignoré car il n’est que le moyen du second. Mais ce n’est pas le cas ici…

2 Crucifixion Tiepolo 1724-1725 détail
Giambattista Tiepolo, Crucifixion, 1724-1725. Détail

Au XVIII° siècle à Venise, quand le jeune Tiepolo peint ce tableau, il y a bien longtemps que l’on n’exécute plus les coupables de cette manière. Il n’avait pas non plus de traité de crucifixion à sa disposition qui lui aurait expliqué comment, à la naissance de notre ère, les bourreaux procédaient. Il a donc dû reconstituer la méthode sur la base de son sens pratique ou en y réfléchissant avec son entourage. Sa proposition est crédible : la crucifixion est réalisée à l’horizontal ; ce n’est qu’ensuite que la croix est dressée et enterrée à sa base. L’ouvrier à droite est en train de planter un clou dans l’avant-bras du supplicié qui sous la douleur soulève son buste, pendant que le soldat d’une main le retient et de l’autre tend une corde. Le troisième homme, enfoncé à mi hauteur dans une dépression du sol, en tire également une. J’ai d’abord pensé que ces cordes – on en voit deux pendre de la croix du premier larron, une troisième lui liant les pieds – servaient à relever la croix, une fois sa base fichée dans un orifice. Mais une Crucifixion plus tardive de Tiepolo montre qu’il imaginait l’érection de la croix de la manière la plus simple et la moins appareillée : soulevée par des manutentionnaires.

3 Crucifixion Tiepolo 1745 détail
Giambattista Tiepolo, Crucifixion, 1745. Détail

L’usage de ces cordes reste donc pour moi mystérieuse. En revanche, leur fonction esthétique ne fait pas de doute : leurs courbes élégantes introduisent de la grâce au milieu d’une scène de torture.

Si le processus reconstitué par Tiepolo est parfaitement crédible, celui imaginé par un artiste anonyme du XIV° siècle est amusant. Je vous le laisse découvrir au milieu des scénettes dans lequel il figure :

4 Histoire de la Passion du Christ Ecole de Rimini
Ecole de Rimini, Crucifixion, 1° moitié du XIV ° siècle

L’auteur de ces panneaux est inconnu, mais on le rattache à l’Ecole de Rimini, une des écoles que Giotto a suscitée dans les villes où le conduisait les commandes qu’il recevait. Elle se caractérise comme on le voit ici par un fond d’influence byzantine, un colorisme éclatant et une grande lisibilité des scènes. L’ensemble exposé à la Galerie de l’Académie de Venise réunit six tablettes[2] autour de la passion du Christ : le baiser de Judas, la rencontre de Pilate, la montée sur la croix, la crucifixion, la déposition et le jugement dernier. C’est évidemment la troisième qui ici m’intéresse.

5 Montée sur la croix Ecole de Rimini
Ecole de Rimini, Crucifixion, La montée sur la croix, 1° moitié du XIV ° siècle

Contrairement à Tiepolo qui montre que les condamnés sont cloués sur une croix posée à terre, celle-ci est d’abord dressée. Cela a une conséquence pratique immédiate : comment alors y attacher celui qu’on veut crucifier ? La réponse du peintre ne manque pas d’humour : un homme vêtu d’une toge verte est monté à l’aide d’une échelle sur la croix ; il se tient acrobatiquement, à califourchon, sur celle-ci et prend les mains du Christ pour l’aider à monter. Un deuxième homme à gauche se hisse également à l’aide d’une échelle à hauteur du bras droit de la croix ; il tient dans les mains un marteau et un clou. On voit le résultat sur le quatrième panneau, mais on a peine à imaginer comment il a pu être obtenu… Evidemment sur un plan pratique, cette proposition est totalement fantaisiste. Cela devait être tout à fait évident aux yeux des paysans ou des ouvriers qui contemplaient l’œuvre. En revanche, elle se défend sur un plan esthétique et peut-être théologique.

Le format en hauteur des panonceaux est mieux utilisé dans la verticalité. L’artiste l’a d’ailleurs accentuée, en formant avec les personnages restés au sol et le Christ un losange pointant vers le haut. Il a même tendu comme un arc les bras du personnage habillé en vert, à gauche de la croix, dans un geste à la signification obscure ; ses mains ne sortent même pas de ses larges manches alors que sa posture aurait dû les découvrir. Bien que ce ne soit plus des icones, ces précieuses miniatures ont gardé de leur origine byzantine une dimension symbolique et merveilleuse qui joue avec le réalisme sans totalement l’ignorer. C’est d’ailleurs ce qui leur donne ce charme incomparable.

On pourrait aussi donner à cette proposition un sens théologique. Je m’avance là dans un domaine qui n’est pas le mien, c’est donc plutôt une réflexion ou une question. Ce que l’on voit dans l’image, c’est la participation du Christ à son martyr, ce qui ne serait pas possible de montrer avec la version de Tiepolo. Jésus coopère sans réticence à son sacrifice [3]. S’il ne l’acceptait pas, il ne pourrait avoir lieu selon les conditions que l’artiste imagine car aucune contrainte de corps ne peut y être exercée : il tend les bras à son bourreau comme il les tendra ensuite pour que les ouvriers les clouent sur la traverse. Cette coopération, jamais on ne pourrait la concevoir d’un larron qui refuse son sort. Il est en outre très rare de représenter le Christ de dos, comme s’il s’éloignait déjà de nous et attendait ce moment.

Dans ces peintures des primitifs italiens que d’aucuns trouvent naïves, il y a beaucoup plus de profondeur qu’ils n’imaginent, peut-être parce qu’ils regardent trop vite ou n’interrogent pas assez leur regard. Comme on le voit ici, entrer dans une œuvre par le travail et le sens pratique qu’il nécessite peut être un prisme de lecture heuristique qui permet de voir les choses autrement.

*****

La crucifixion n’est qu’une des multiples techniques de mise à mort de condamnés qui ont été inventés et utilisés dans l’histoire de l’humanité. Mais la croix est devenue une métonymie du christianisme et son emblème. Elle atteste donc en permanence d’un moment historique : celui où dans une région du monde elle a servi pour exécuter les sentences de mort. Elle souligne simultanément l’inévitable contradiction de toute révélation divine faite aux hommes : elle a nécessairement lieu dans un temps et un espace donné, marqué par une langue et les coutumes d’un peuple, mais son enseignement à une valeur universelle et intemporelle. Si l’instrument du sacrifice du Christ devait être toujours porté au cou de ses fidèles, imaginons ce qu’il en aurait été si le Messie était apparu à la fin du XVIII° siècle en France ou aux États-Unis au XX°…

 

[1] Ce donateur selon une source ancienne serait un pharmacien de Burano (source : Felippo Pedrocco, Giambatista Tiepolo – Opera complete, Arsenale editrice, 1993)

[2] Source : Sandra Moschini Marconi, Galleria dell’ Accademia di Venezia. Opere d’arte dei secoli XIV e XV, Istituto Poligrafico dello stato, 1955 : “Storie della passione di cristo e giudizio universale” (inv. N. 559 ; cat. n. 26), page 177. Six panneaux de bois à la détrempe sur fond d’or.

[3] « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » (Matthieu 20, 28)


La tapisserie de Bayeux – Faire la guerre, est-ce travailler ?

Nous avons dans l’article précédent examiné la manière dont la tapisserie de Bayeux rendait compte des préparatifs de la guerre de succession d’Angleterre (voir La tapisserie de Bayeux ou la victoire de la logistique). Nous voilà maintenant à Hastings, au petit matin du 14 octobre 1066...

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La tapisserie de Bayeux ou la victoire de la logistique

Faire la guerre, est-ce travailler ? A cette question, il m’est apparu que la tapisserie de Bayeux que j’ai pu admirer récemment apportait une réponse bien mieux documentée que les récits guerriers que l’on peut voir aujourd’hui au cinéma ou dans les séries télévisées. La raison tient probablement au fait qu’au moyen-âge, les populations – et donc les mécènes et les artisans – étaient beaucoup plus attentives aux conditions concrètes, matérielles, de la réussite humaine. Aussi est-ce elle qui va me servir de conducteur de la réflexion.

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Depuis Taïwan, des vœux en forme de calendrier chinois

Année Tigre Année Lapin

En 2023, le nouvel an chinois se fêtera le dimanche 22 janvier 2023 et le lapin remplacera le tigre. Je ne connais rien à l’astrologie, qu’elle soit chinoise ou occidentale, mais rien n’interdit de prendre comme une bonne nouvelle ce changement. Le tigre russe aura en effet été bien cruel en 2022 en se jetant sur l’Ukraine pour tenter de lui arracher un à un ses membres. Ne réussissant pas dans son entreprise, peut-on espérer qu’en 2023, il se transforme en lapin et, dans une perspective pacifique, se contente de carottes ? Ce sera mon premier vœu car la paix est notre bien commun suprême. Sans elle, aucun des défis écologiques du XXI° siècle ne pourra être relevé.

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Les shadoks, ces héros du labeur inefficace

Le 29 avril 1968, quelques jours avant l’occupation de la Sorbonne qui allait inaugurer la série des évènements de mai et juin, apparaissait sur les écrans de télévision, à un moment de grande écoute [1], une sorte d’OVNI du dessin animé : l’histoire croquignolesque des shadoks et des gibis. Jeune adolescent à l’époque, j’en garde un souvenir tendre et amusé, ravivé il y a peu par le visionnage de certains épisodes, complété de quelques lectures [2].

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Travailler avec les animaux

Ce texte est le troisième et dernier volet d’une série d’articles consacrés à la relation que nous nouons dans le travail avec les animaux. Il succède ainsi à Rosa Bonheur et le travail animal : « Le labourage nivernais » et Du travail animal.

A nouveau, je m’appuierais sur un tableau de Rosa Bonheur car il met bien en valeur cette relation et permet de souligner quelques unes de ses caractéristiques. Il s’agit cette fois-ci du Berger des Pyrénées donnant du sel à ses moutons, conservé au Musée Condé de Chantilly.C’est à mon avis une des œuvres les plus abouties de Rosa Bonheur. Elle plut tellement à son commanditaire, le duc d’Aumale, que celui-ci paya à l’artiste le double du prix qu’elle lui en demandait [1].

Rosa_Bonheur_berger donnant du sel à ses moutons
Rosa Bonheur, Berger des Pyrénées donnant du sel à ses moutons, 1864

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Du travail animal

Cet article est une réflexion qui s’inscrit dans le sillon ouvert le mois précédent avec Rosa Bonheur et le travail animal : « Le Labourage Nivernais ». Je vous invite donc, si ce n’est déjà fait, à lire ce dernier car il constitue les prolégomènes esthétiques et sensibles de celui de ce mois-ci. 

Dans Le Labourage Nivernais, les hommes, instigateurs de la situation dans laquelle les bœufs se trouvent embarqués, sont certes présents. Mais l’orientation picturale majeure de son autrice, sa sensibilité propre lui fait privilégier le portrait animal. Ce sont eux sur lesquels elle exerce le plus finement sa palette. « Je ne me plaisais », dira t’elle à sa biographe, « qu’au milieu de ces bêtes, je les étudiais avec passion dans leurs mœurs » [1].

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Rosa Bonheur et le travail animal : « Le Labourage Nivernais »

L’économie de l’art et les jugements esthétiques n’avancent pas du même pas, ni dans les mêmes directions. Au trébuchet de sa notoriété ou du prix de vente de ses œuvres, Rosaline Bonheur a été la peintre la plus reconnue de son temps. Cela l’a mise très jeune à l’abri de tout besoin et lui a permis de vivre en châtelaine à Thomery, dans la région parisienne. Mais elle est aujourd’hui ignorée du plus grand nombre : l’inverse de ce qui est arrivé à Vincent Van Gogh qui n’a vendu qu’une seule de ses toiles de son vivant et dont l’œuvre est aujourd’hui reconnue comme un des sommets de la peinture occidentale du XIX° siècle.

En amont d’une exposition-rétrospective qui s’ouvrira au Musée d’Orsay en octobre prochain pour saluer le bicentenaire de sa naissance [1], je me propose d’analyser un de ses tableaux majeurs, le labourage nivernais ; une œuvre qui donne la place principale à des animaux de trait et me servira de support à une réflexion sur le travail animal.

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Militaire ou civile, la folie nucléaire

"Les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelques fois des bandits, les peuples jamais"

Victor Hugo, 1860, condamnant le saccage du Palais d'été à Pékin par des troupes franco-anglaises

En hommage au peuple Ukrainien

 

La guerre en Ukraine éclaire violemment les zones d’ombre des thèses pro-nucléaires portées par de nombreux candidats à l’élection présidentielle en France. Ils sont en effet 8 sur 12 à vouloir son maintien ou son développement [1] ; seuls Jean-Luc Mélenchon, Yannick Jadot et Philippe Poutou veulent sortir du nucléaire. Le favori des sondages, Emmanuel Macron, vient d’indiquer qu’il donnerait son accord, s’il était réélu, pour la construction d’une première tranche de six réacteurs et une mise à l’étude de huit autres.

Les arguments nucléodoules [2] peuvent être résumés ainsi : certes, l’énergie nucléaire est dangereuse, mais ce danger en France est maîtrisé ; c’est une énergie décarbonée qui est un atout dans la lutte contre le réchauffement climatique ; elle favorise l’indépendance énergétique par la diversification des sources d’approvisionnement en énergie fossile [3] qu’elle permet.

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L’émancipation des femmes, aussi une affaire d’hommes

Je profite de cette Journée internationale des droits de la femme pour exhumer un texte qui montre qu’elles n’ont pas été seules à souhaiter leur émancipation, y compris à une époque, le XIX° siècle, où leur infériorité était absolument consacrée par l’idéologie masculine et le droit. Il est l’œuvre de Léo Frankel, un ouvrier hongrois membre de la première Internationale. Installé à Paris depuis 1867, il s’engagea au service de la Commune et de son ambition révolutionnaire. Il y dirigea notamment la « Commission du travail, industrie et échange ».

Ce texte est extrait d’un article intitulé « Réponse à quelques sophismes conservateurs » qui paru le 01/01/1872 dans L’Emancipation [1].

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