Le portrait de Louis Pasteur par Albert Edelfelt ou comment représenter le travail scientifique
11/09/2024
Cette image vous est probablement familière car c’est elle qui, immanquablement, est reproduite dans les livres d’histoire lorsqu’ils traitent du développement scientifique au XIX° siècle. J’ai découvert, lors d’une exposition au Petit Palais, qu’un peintre Finlandais, Albert Edelfelt, en était l’auteur [1].
Mais l’idée de consacrer un article dans mon bloc-notes à ce portrait (ci-dessous, à gauche) est née de sa confrontation dans l’espace de cette exposition avec cet autre (à sa droite), consacré également à Pasteur, accroché non loin de lui. La différence est saisissante, non pas tant sur le plan du talent des peintres que sur la manière de rendre compte du personnage. Dans le premier, Louis Pasteur est saisi dans son laboratoire, en plein travail, alors que dans le second, il apparaît en grand-père protecteur, auréolé d’une gloire toute Napoléonienne, mais sans aucune référence aux raisons de cette gloire : ses nombreuses découvertes médicales et notamment celle qui lui conféra une aura internationale, la vaccination contre la rage.
Albert Edelfelt était venu très jeune, comme beaucoup de ses contemporains d’Europe du Nord, suivre des cours de peinture aux Beaux-arts de Paris. Le critique d’art Jean-Baptiste Pasteur, fils de Louis, fit sa connaissance à la suite d’un article élogieux qu’il écrivit sur une de ses toiles, Le convoi d’un enfant. C’est lui qui lui passa commande du portrait de son père [2].
Pasteur saisi dans ses œuvres
L’intérêt de ce tableau est historique. En effet, en 1885, Louis Pasteur décide d’appliquer la méthode qu’il venait de mettre au point, d’inoculation d’une souche affaiblie du virus de la rage à un jeune enfant qui venait d’être contaminé par un chien ; il le sauva ainsi d’une mort certaine [3].
C’est dans son environnement quotidien de travail, son laboratoire de la rue d’Ulm, qu’Edelfelt décide de dresser son portrait.
Le grand homme se tient debout, éclairé par une lumière chaude qui dévoile les éléments essentiels de la scène, tout en laissant dans l’ombre ce qui ne l’est pas. Elle détaille ainsi les instruments d’analyse posés sur une paillasse : fioles, bocaux, microscope… et le buste de Pasteur, le regard plongé dans un bocal qu’il tient de sa main droite et qui renferme de la moelle épinière. C’est avec celle d’un lapin, contaminé par la rage mais dont le pouvoir pathogène avait été réduit par dessiccation, qu’il mettra au point le vaccin antirabique.
Il pose lourdement son avant-bras gauche sur un livre. C’est une notation discrète de l’hémiplégie dont il a été atteint quelques années plus tôt. Il tient dans sa main gauche un feuillet sur lequel il rendra probablement compte de ses observations et réflexions.
Ateneum, le musée des Beaux Arts d’Helsinki, possède dans ses collections une étude préalable à ce portrait.
On voit qu’à ce stade, les grandes lignes du futur tableau sont déjà en place, notamment les jeux de lumière et la pose du savant, accoudé à la paillasse. Edelfelt a toutefois introduit deux heureuses corrections qui ont enrichies l’œuvre finale. Il a éloigné Pasteur pour rendre visible sur toute sa longueur la table qu’il a encombrée d’instruments de travail. Et il a surtout modifié le geste du personnage. Dans l’étude, il n’est pas très compréhensible : on a l’impression qu’il fume une pipe et son regard semble ailleurs, comme absent. Dans le tableau achevé en revanche, son attitude est sans ambigüité : le corps légèrement courbé, il porte un regard attentif en direction du contenu d’un bocal qu’il tient de la main droite.
Ces deux ajouts viennent renforcer considérablement l’impression qu’il est saisi en plein travail, au moment même où, peut-être, lui est venue l’idée d’utiliser un virus affaibli pour permettre à un corps menacé de développer un système efficace d’autodéfense.
Comment rendre visible l’invisible ?
Ce portrait a reçu un accueil très favorable des gouvernants d’une 3° République qui avaient fait du développement scientifique de la France un de leurs grands objectifs. Mais l’intérêt de ce tableau n’est pas qu’historique ou de propagande car il tente de résoudre un problème complexe : comment représenter par l’image une activité intellectuelle, par définition invisible ?
La première réponse trouvée par Edelfelt a été de renseigner abondamment le contexte professionnel dans lequel s’exerce le métier de biologiste : un laboratoire, une paillasse, des instruments de travail, un carnet de notes... Il aurait pu aller plus loin dans ce domaine, mais cela aurait supposé de transgresser la commande. Le travail de recherche n’est pas un exercice solitaire. Les échanges entre pairs et techniciens y sont essentiels. Sans eux, pas de découverte. Ainsi, il aurait pu mettre en scène un dialogue entre Louis Pasteur et Émile Roux autour de l’échantillon de moelle épinière. C’est en effet ce dernier qui, dans sa thèse de doctorat « De nouvelles acquisitions sur la rage » soutenue en 1883, présente un procédé de dessiccation de la moelle épinière qui a ouvert une voie vers la vaccination contre la rage [4]. Il est possible aussi que l’épais volume qui a l’air de servir d’accoudoir au savant soit en fait un symbole et une référence aux communications véhiculées par les publications scientifiques.
Pour représenter une activité intellectuelle, on peut donc, comme le montre Edelfelt, s’appuyer sur toutes ses nombreuses matérialisations. Mais il me semble que l’artiste apporte également une deuxième réponse, plus subjective ou allusive peut-être, mais néanmoins intéressante. Elle se manifeste dans le changement apporté à la posture de Pasteur dans l’œuvre définitive qui conduit l’œil du spectateur à se concentrer sur le regard du savant et à s’interroger sur sa signification. Le regard, l’attention portée, jouent ainsi le rôle de métonymies de la pensée.
Toutefois, son étude n’était pas vraiment disqualifiée, mais seulement moins explicite. En effet, le travail intellectuel ne s’arrête jamais lorsqu’il butte sur un problème. La solution peut venir en prenant son bain, comme ce fut, parait-il, le cas d’Archimède [5]. Alors pourquoi pas tout simplement en fumant la pipe ?
Mais cette représentation muette reste un pis-aller. Elle n’est que suggestive. D’autres arts que la peinture ou la photographie sont plus à même de rendre compte de l’activité intellectuelle. C’est le cas par exemple de la bande dessinée qui lit image et texte. L’écrit est la voie royale d’expression visuelle de la pensée puisqu’il est à la fois forme et sens. C’est d’ailleurs probablement une des raisons pour lesquelles on voit apparaitre ces dernières années, dans les rayons des librairies, de nombreuses bandes dessinées scientifiques.
[1] « Albert Edelfelt (1854-1905), Lumières de Finlande », exposition au Petit Palais, mars à juillet 2022
[2] Source : « Albert Edelfelt, Lumières de Finlande »
[3] Je dois l’essentiel du contexte historique lié à ce tableau que je rapporte ici, à l’article publié par Christophe Corbier dans l’excellente revue numérique L’histoire par l’image : Pasteur par Albert Edelfelt (1885)
[4] Source : Christophe Corbier, Pasteur par Albert Edelfelt (1885)
[5] Archimède aurait découvert, en se glissant dans son bain, que des objets flottent sur l’eau alors que d’autres coulent en raison de leur volume et non de leur poids, du fait d’une pression verticale que le liquide exerce sur les objets qui la pénètre. Cette pression d’opposition porte depuis son nom. Dans la joie de sa découverte, il serait sorti nu du bain et aurait couru dans la ville en criant εὕρηκα ! j’ai trouvé ! (Vitruve, De l'architecture, IX, 9-12)