La Chine sous Mao ou le travail pris dans les filets de l’idéologie – 2ème partie
16/04/2025
La première partie de cet article consacré aux représentations du travail sous la République Populaire de Chine s'était arrêtée en 1965 (Voir La Chine sous Mao ou le travail pris dans les filets de l’idéologie – 1ère partie). En voici la suite qui s'ouvre sur le Révolution culturelle et s'achève sur les mutations économiques ouvertes après le décès de Mao Tsé-toung.
La révolution culturelle ou l’idéologie première
Après l’échec du Grand Bond en Avant, Mao Tsé-toung fut confronté à de fortes oppositions venant de l’intérieur du Parti Communiste. Il y fit face en lançant en 1966 dans tout le pays une campagne idéologique d’une ampleur et d’une durée inédite : la « grande révolution culturelle », 文化大革命 wénhuà dàgémìng.
Pour ce faire, il s’appuya sur la jeunesse, dont une partie le soutint en formant des brigades de gardes rouges 红卫兵 Hóng wèi bīng, chargées de mettre fin aux « quatre vieilleries » (四旧 sì jiù) : les « vieilles idées » ; la « vieille culture » ; les « vieilles coutumes » et les « vieilles habitudes ».
Ce mouvement eut un large écho international. Une de ses figures les plus connues fut probablement l’envoi, à partir de 1968, des étudiants et intellectuels dans les provinces rurales pour qu’ils s’imprègnent des réalités de la vie paysanne et de leur travail. C'était aussi le moyen de disperser les gardes rouges dont les milices avaient conduit le pays au bord de la guerre civile.
Ces jeunes partent en train de Shanghai pour la campagne ; ils manifestent leur enthousiasme de suivre les consignes de leur chef spirituel, en brandissant le recueil de « Citations du Président Mao » (毛主席语录, Máo Zhǔxí Yǔlù), connu en France sous le nom de « Petit livre rouge » [1].
Cette affiche [2] proclame, sur le bandeau vertical à droite : « Allez à la campagne, allez à la frontière, là où la patrie en a le plus besoin » ; sous le bras gauche de la passagère : « Il est nécessaire que les jeunes instruits aillent à la campagne et se fassent rééduquer par les paysans pauvres et moyens ». Enfin, placardé sur le train, à gauche est indiqué la ville de départ, Shanghai et à droite « Apprendre du camarade Jīn Xùnhuá ».
Jīn Xùnhuá, 金训华 était un étudiant de Shanghai et un garde rouge actif. Il fut envoyé à la campagne en 1969 dans le Heilongjiang, à l'extrême nord-est de la Chine. En août de la même année, il sauta avec deux camarades dans une rivière en crue qui emportait deux poteaux électriques et ce serait noyé, après avoir sécurisé les poteaux, en essayant de sauver l'un des jeunes hommes. Quelque temps après, il fut présenté comme un modèle pour ce « sacrifice désintéressé » [3].
Devant une vaste étendue jaune qui pourrait être un champ de blé mûr si elle n’était pas en son fond traversée par des formes rouges qui ressemblent à des navires, un ouvrier agricole conduit d’une main un tracteur et de l’autre brandit les pensées du Président Mao [4]. Il n’y a dans ce missel aucune instruction technique qui pourrait être utile dans l’exécution du travail. En revanche, il fourmille de recommandations normatives sur la manière dont un authentique communiste doit se comporter dans la vie sociale et donc dans le travail. « Mettez tout ce que vous avez », « Faites effort » est en effet une des consignes récurrentes du petit livre rouge qui peut aussi bien s’appliquer aux activités productives, et ici particulièrement aux travaux agricoles.
En 1924 alors qu’il avait 17 ans, Lín Biāo, 林彪 s'est engagé dans les jeunesses communistes chinoises. Brillant soldat, il fut de tous les combats qui conduisirent à la victoire du PCC en 1949. Ministre de la défense et chef de l’Armée Populaire de Libération, il rédigea la préface du Petit livre rouge et organisa à partir de 1964 sa diffusion. Il soutint Mao au lancement de la révolution culturelle puis s’en écarta. Leur opposition déboucha sur sa brutale disparition dans un accident d’avion en 1971. On cacha sa mort pendant un an puis en 1974, la quatrième femme de Mao, Jiāng Qīng 江青 lança une campagne de critique conjointe de Confucius et Lín Biāo.
A la suite du décès de ce dernier, des fouilles dans son appartement auraient conduit à la découverte de matériel (calligraphie, livres, notes, citations…) montrant son goût secret pour les principes philosophiques et éthiques de Confucius. C’est sur cette base qu’a été lancée cette campagne ; elle ne visait évidemment pas des morts, mais un vivant dont elle ne citait pas le nom, Zhou Enlai. La modération et le sens des compromis de ce dernier en faisaient pour la Bande des quatre un Confucéen. Elle n’eut pas l’effet escompté puisque Mao Tsé-toung continua de lui accorder sa confiance [5].
L’affiche ci-dessus [6] est donc le témoin de cette curieuse campagne. Elle sort les paysans de leur travail pour les engager dans une lutte idéologique qu’on doit supposer de première importance. C’est le mouvement inverse du départ à la campagne des intellectuels : la transformation des paysans en lettrés obéissants !
En juillet 1976 survint un terrible séisme près de Tángshān 唐山, une cité industrielle du nord est de la Chine dont le nom est écrit sur le maillot rouge de l’ouvrier. A sa droite un homme tient un livre sur lequel on peut lire : « Le Comité central du Parti Communiste Chinois a envoyé un message de condoléances aux habitants des zones sinistrées ». Selon les chiffres officiels, ce séisme aurait fait 240 000 morts.
C’est en réponse à cet évènement dramatique que parait cette affiche [7] qui fait l’éloge de la détermination humaine. « L’homme triomphera de la nature » déclare la première ligne du bandeau inférieur ; et la seconde : « Le ciel tombe et la terre tremble. Avec vos mains, dessinez un nouveau monde».
Deux mois plus tard, en septembre, s’éteignait Mao Tsé-toung. Aussi ce poster peut il être interprété comme une sorte de testament politique. Mao en effet a toujours été guidé par l’idée que la volonté et l’idéologie étaient la voie royale pour changer les hommes et donc les choses. Il a lancé la révolution culturelle pour débarrasser la Chine de ses « vieilleries » et éloigner tout risque de « révisionnisme ». Mais si les idées les plus honnies furent celles de Confucius, la rupture avec le taoïsme apparait ici encore plus flagrante. Cette sagesse dont les racines plongent probablement dans l’animisme chinois préconisait le « non-agir » qu’il faut entendre comme un agir épousant le Tao (ou le Ciel ou la Nature qui en sont des équivalents) c'est à dire respectant le cours naturel des choses. Ainsi Lao-Tseu soulignait-il qu’« en n’agissant pas, il n’y a rien qui ne se fasse » [8] et Tchouang-Tseu [9], l’autre grand fondateur de cette école de pensée, écrivait-il : « La nature régit le monde (…). Il ne faut pas (la) violenter, même sous prétexte de la rectifier (…) Gardez vous de vouloir allonger les pattes du canard ou raccourcir celles de la grue. Essayer de le faire leur causerait de la souffrance, ce qui est la note caractéristique de tout ce qui est contre nature, tandis que le plaisir est la marque du naturel » [10]. Mais le taoïsme s’étant toujours tenu à l’écart du politique aurait été une cible inoffensive et sans intérêt pour Mao, alors que le confucianisme qui a structuré les mœurs et la pensée politique de l’Empire chinois pendant plus de 2000 ans était un adversaire idéologique bien plus consistant.
La deuxième révolution communiste : le recours au capitalisme
Les deux principaux dirigeants chinois, aux manettes du pays depuis la fin de la guerre civile, disparaissent en 1976 à quelques mois d’intervalle. S’ouvre alors pour le Parti Communiste Chinois une succession pour laquelle il aura à choisir entre la radicalité de Mao incarnée par sa veuve Jiāng Qīng ou le pragmatisme de Zhou Enlai et son successeur spirituel, Dèng Xiǎopíng 邓小平. Le choix fut en fait très rapide : un mois après la disparition de Mao, la « Bande des quatre » est arrêtée sur ordre du Président du PCC, Huá Guófēng 華國鋒 [11]. Elle est accusée d’avoir été l’instigatrice des désordres de la Révolution Culturelle.
La « Bande des quatre » (四人帮 sì rén bāng) est le nom donné à un groupe de dirigeants de Shanghai qui ont œuvré avec Jiāng Qīng, la quatrième épouse de Mao, pour attiser les feux de la Révolution culturelle. Bien que celle-ci fut mise en sourdine par Mao Tsé-toung lui-même entre 1967 et 1969, elle s’est poursuivie sous des formes atténuées. Très active après le décès de Zhou Enlai pour écarter Dèng Xiǎopíng et combattre tout « révisionnisme » visant à abandonner la voie du communisme, la bande des quatre fut à son tour écartée après la mort de Mao. Le chaos dans lequel la Révolution culturelle avait entrainé la Chine leur fut en effet imputé [12], en même temps qu’était préservée la mémoire du Grand Timonier qui en avait pourtant été le promoteur.
Zhou Enlai avait proposé dès 1963 d’embarquer le pays dans ces quatre modernisations (四个现代化, sì gè xiàndàihuà), mais elles avaient été mises complètement sous le boisseau par la Révolution culturelle qui avait donné à la lutte idéologique et politique la priorité sur le développement économique. En janvier 1975, alors que sa santé était très déclinante, il tint à venir à nouveau les promouvoir devant une session de l’Assemblée nationale populaire. Il formula devant elle un ambitieux programme visant, avant la fin du siècle, à porter l’économie nationale aux premiers rangs du monde. Ce fut sa dernière apparition publique [13].
Dèng Xiǎopíng les présenta à nouveau en décembre 1978, en les accompagnants de propositions de réformes profondes les rendant possible [14]. Du fait de leur adoption par le Comité central du PCC, il se trouva intronisé comme le véritable successeur de Mao Tsé-toung, le nouveau Timonier. Il lança alors la Chine dans une nouvelle ère économique dont on connait aujourd’hui les résultats : elle est devenue en l’espace de 40 ans la deuxième puissance économique du monde et sa principale usine.
Les affiches de propagande se font rares dans cette nouvelle période. Celle-ci est intéressante [15] car elle montre un nouvel état d’esprit, celui du privilège accordé à la science et à la technique sur le discours politique de motivation au travail.
Au premier plan, une jeune femme est plongée dans l’étude d’un ouvrage, le crayon à la main pour l’annoter ; elle manifeste sa concentration en se tenant le menton. Derrière elle sont présentés les produits les plus emblématiques de la science et de la technique modernes : tracteur, avion, sous-marin, train, fusée, pupitre de commande, etc. Ils ont tous été inventés et mis au point en Europe de l’ouest ou aux États-Unis. Ils sont la raison matérielle de leur supériorité économique.
En effet, ce qui fait la productivité du travail, ce ne sont pas tant les bras humains, toujours trop faibles même lorsqu’ils sont nombreux, que les outils et les machines couplés à l’énergie qui les animent [16]. Contrairement aux affiches de l’époque de Mao, dans celle-ci ce ne sont plus des travailleurs manuels qui sont mis en avant, mais des hommes ou des femmes – curieusement représentés comme des poupins – qui pilotent des machines.
Dèng Xiǎopíng ouvrit la Chine aux capitaux, aux méthodes économiques et aux techniques de gestion des entreprises occidentales. Il engagea ainsi le pays sur une voie capitaliste, tout en maintenant l’exclusivité du pouvoir politique au Parti Communiste. L’extraordinaire croissance qu’a connue la Chine pendant 40 ans a été une croissance de rattrapage. Ayant désormais rejoint l’occident sur le plan scientifique et technique, elle avancera probablement à un rythme résiduel de productivité, le même grosso modo que ses concurrents. Mais c’est une autre histoire…
Ceux qui sont intéressés par la Chine contemporaine peuvent consulter mon carnet de voyages : Encre de Chine.
[1] Il est aussi appelé en Chine « Les Plus Hautes Directives » (最高指示, zuì gāo zhǐshì).
[2] Affiche publiée par le Groupe révolutionnaire de publication de Shanghai
[3]. Source : https://chineseposters.net/themes/jinxunhua
[4] Auteur : Zhou Pengfei
[5] Source : Roderick Macfarquhan et Michael Schoenhals, La dernière révolution de Mao. Histoire de la révolution culturelle. 1966-1976, Gallimard, 2009
[6] Auteur : Zhao Guide. Le bandeau horizontal proclame : « Poursuivre la lutte pour la critique de Lín Biāo et Confucius » ; le rouleau au-dessus du calligraphe : « Les paysans pauvres et moyens ont courageusement été des pionniers en critiquant Lín Biāo et Confucius » (p 186)
[7] Affiche publiée par le Bureau des affiches de propagande de Shanghai
[8] Lao-Tseu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, ch XLVIII, trad J-J-L Duyvendak, Librairie d’Amérique et d’Orient, Paris, 1975
[9] Lao-Tseu aurait vécu entre le milieu du VIe siècle et le milieu du Ve siècle avant l’ère commune ; Tchouang-Tseu au siècle suivant.
[10] Tchouang-Tseu, L’œuvre de Tchouang-Tzeu, ch. 8, trad. Léon Wieger, Imprimerie de Hien Hien, Héjiān, 1913
[11] Huá Guófēng a été nommé Premier ministre au décès de Zhou Enlai par Mao Tsé-toung, puis il a été élu Président du Parti Communiste Chinois après celui de Mao.
[12] Auteur de l’affiche : Hu Zhenyu
[13] Source : Jean Luc Domenach et Philippe Richer, La chine 1949-1985, Imprimerie nationale, 1987
[14] Auteur de l’affiche : Lin Shiqing
[15] Auteur : Chen Long
[16] Ceux que le sujet intéresse peuvent consulter dans ce même bloc-notes l’article « De la productivité du travail et de certaines de ses conséquences… » en cliquant ici.