La tapisserie de Bayeux – Faire la guerre, est-ce travailler ?
15/02/2023
Nous avons dans l’article précédent examiné la manière dont la tapisserie de Bayeux rendait compte des préparatifs de la guerre de succession d’Angleterre (voir La tapisserie de Bayeux ou la victoire de la logistique). Nous voilà maintenant à Hastings, au petit matin du 14 octobre 1066...
Faire la guerre
Le récit de la bataille s’ouvre comme une parade militaire. Dix cavaliers sont sur la même ligne ; leurs chevaux aux crinières soigneusement peignées marchent au pas et semblent piaffer d’impatience, prêts à forcer l’allure. Leurs maîtres sont équipés de cottes de maille, de lances et de boucliers. Puis on voit les cavaliers s’élancer, lance dressée vers l’avant. C’est une démonstration de force qui allie la vaillance des cavaliers et la puissance de leurs montures, toutes différentes.
Je reviendrais plus tard sur le rôle des frises dans la broderie, mais il est Impossible ici de ne pas relever les deux scènes érotiques qui surplombent la « parade ». Ce n’est pas la première fois qu’on en voit. Une autre a précédé celles-ci dans la frise inférieure de la scène 13, qui également accompagne une cavalerie. Les artistes ne sont plus là pour donner leurs raisons. Mais que font-elles là, à ce moment du récit ? Au moyen-âge, les bordures ont souvent été des lieux d’expression libre voire canaille ; elles peuvent jouer un rôle d’illustration, d’égaiement, de contrepoint ou de commentaire à visée morale du récit principal.
La lecture des deux scènes n’est pas évidente. Dans un cas comme dans l’autre, elle met en jeu un homme et une femme qui se font face, dans des positions toutefois inversées, et nourrissent un dialogue imagé avec leurs bras, qu’ils avancent l’un vers l’autre. Dans la première, l’homme tient une hache presque aussi grande que lui ; à ce stade du récit, il est plus logique d’y voir l’arme d’un guerrier que l’outil d’un bucheron ; il tend à la femme un objet en tissu que sa main traverse ; ce pourrait donc être un vêtement qui se chausse et qui pourrait être chargé de couvrir la nudité féminine, une ceinture par exemple ? A la guerre, les hommes mariés peuvent craindre l’infidélité de leur épouse restée à la maison. Cette scène ironise t’elle sur ce qui pourrait attendre ces vaillants combattants : la mort évidemment, mais aussi, s’ils en réchappent, la cocufication ? Le deuxième couple a ses attributs sexuels bien visibles, pénis gorgé pour l’homme et touffe pour la femme, ce qui n’est pas le cas du premier. Si les deux scènes doivent se lire ensemble, alors l’historiette se poursuit en montrant ce qu’il peut advenir à ceux qui préfèrent le combat : leurs femmes en leur absence peuvent fort bien succomber, sans vergogne, à la tentation… L’homme en outre avec laquelle celle-ci va s’accoupler est doté d’une belle moustache, or c’est, dans la broderie, un signe distinctif des Anglais. Ils vont donc perdre une bataille, mais peut être en gagner une autre…
Dans les frises, on voit des animaux isolés par des séparations fleuries. Ils jouent un rôle de décor sur lequel nous reviendrons. Mais lorsqu’ils sont d’une espèce différente, côte à côte, la probabilité devient forte qu’il s’agisse de la représentation d’une fable [1]. Ici, en bas à droite, ce pourrait être « le lièvre et la perdrix » [2] de Phèdre.
Une perdrix se moque d’un lièvre qui vient mourir en son gite après avoir été coursé par une meute : « tu t’es vanté d’être si vite, qu’as-tu fait de tes pieds ? » [3]. C’est alors qu’un oiseau de proie fond sur elle et s’en saisit alors qu’elle croyait que, grâce à ses ailes, elle pourrait échapper à tout prédateur. Une manière de rappeler, alors qu’un combat se profile, que nul n’est assuré, quelle que soit la qualité de ses armes, d’en sortir indemne ou vainqueur ?
Ces deux scènes se répondent. Dans la première, Guillaume cherche à savoir où est l’armée d’Harold et dans la seconde, Harold s’informe sur le mouvement des troupes de Guillaume. L’heure de la confrontation approche et l’espionnage est une partie intégrante de sa préparation. Il y a un avantage tactique certain à connaître les positions de l’ennemi, la nature et le nombre de ses soldats, de son armement... La seconde séquence rend mieux compte de la situation que la première ; elle pourrait se comprendre même sans son commentaire. On y voit en effet un guetteur sur une butte regarder au loin et un autre courir vers Harold pour lui rendre compte des observations du guetteur.
Dans la bordure sous les cavaliers Normands en reconnaissance, on trouve une scène qui renvoie peut-être à une fable, mais celle-ci n’a pas été identifiée. On y voit un âne qui broute, guetté par un animal tacheté, caché derrière un buisson. Mais peut-être n’est-ce simplement qu’une transposition dans le monde animal de ce qui est recherché par les protagonistes de la scène centrale : il est plus facile de se saisir d’une proie lorsque celle-ci ne s’y attend pas…
Dans cette séquence, c’est un des rôles majeurs d’un chef militaire qui est mis en exergue : l’adresse à ses troupes avant le combat, pour les mobiliser et les rassurer. Guillaume est à l’arrière de la troupe qu’il pointe du doigt pour montrer qu’il leur parle, celui qui le précède se tournant vers lui pour montrer qu’il l’écoute. Le texte de sa harangue souligne deux vertus essentielles du soldat, le courage et la sagesse, qu’il place toutefois ici non pas au cœur de la lutte, mais avant. La première invitation n’est pas surprenante ; la peur du combat et de la mort à laquelle il peut conduire ne saurait que croitre au fur et à mesure qu’il s’approche. Si elle domine la troupe avant même que la bataille s’engage, elle est déjà en partie perdue. La seconde est moins attendue. Qu’est ce que se préparer avec sagesse au combat ? Conserver la tête froide ? Raisonner sa peur ? Trouver des mots simples et rassurants dans les échanges avec ses camarades ? Probablement un peu de tout ça. Certains avancent que cette sagesse serait une référence non pas à la préparation du combat mais au moment où Guillaume et ses lieutenants avaient feint de battre en retraite afin d’amener l’ennemi à quitter la position de force qu’il occupait dans les hauteurs et à s’exposer ainsi en terrain plus favorable [4].
Dans la frise inférieure, on voit un animal aller à la rencontre de quatre têtes qui sortent d’une tanière. Cette scène pourrait illustrer « La chienne mettant bas », une fable de Phèdre dont voici le texte :
« Une chienne, près de mettre bas, demanda à une de ses compagnes de lui prêter sa cabane pour y faire ses petits ; elle l'obtint facilement. Puis, l'autre réclamant son asile, notre chienne la supplia de lui accorder un court délai jusqu'à ce qu'elle pût emmener ses petits, devenus plus forts. Ce temps encore écoulé, l'autre redemande son lit avec plus d'insistance. « Si tu peux », lui dit-elle, « me tenir tête à moi et toute ma bande, je te céderai la place » » [5]
Cette fable est bien placée à cet endroit mais elle pourrait s’appliquer à toute l’entreprise de Guillaume : il ne supplie pas Harold, ni ne plaide son droit devant lui ; il a simplement décidé de se donner les moyens de lui reprendre par la force ce qu’il considère comme sien.
Le combat maintenant fait rage. Des fantassins Anglais semblent encerclés par la cavalerie Normande ; des flèches volent au-dessus des combattants. S’ils n’étaient à pied et les Normands à cheval, on ne saurait par leurs seuls armements distinguer les belligérants, pas plus que ce n’est possible pour tous les morts qui gisent dans la bordure inférieure.
Curieusement, les fantassins de droite sont plus petits que ceux de gauche. S’agit-il d’indiquer visuellement qu’ils sont en train de céder face à leurs assaillants pendant que l’autre groupe tiendrait mieux sa position ? L’archer anglais qui se tient derrière les premiers fantassins est encore plus petit. Serait-ce pour signifier que, n’étant pas protégé comme ses frères d’arme par une cotte de maille et un bouclier, il était plus exposé qu’eux ?
La mort maintenant est partout présente. Elle est métaphorisée dans la frise inférieure par un oiseau qui tombe à la renverse ; le fracas des armes lui-même l’est par d’autres oiseaux qui au-dessus du combat ont la tête penchée sur lui, le bec largement ouvert ; On les entend crier ! Les auteurs de la broderie ont créé de multiples artifices plastiques pour rendre compte de l’horreur de la guerre. Nous en verrons d’autres plus loin.
La mort frappe de tous côtés. C’est ce qui est souligné par le texte et visible dans l’image. Elle ne touche pas que les hommes mais aussi les chevaux qui tombent à la renverse ou gisent dans la bordure mortuaire. L’étalon noir est comme planté au sol, à la verticale, au-dessus d’une tête démembrée. Les fantassins Anglais sur une hauteur sont cette fois-ci identifiés par leurs moustaches et l’un d’eux par un collier. Le contraste est saisissant entre le mouvement de la vie du récit central qui cherche à donner la mort ou à l’éviter et ses conséquences désormais inertes qui en tapissent le sol.
Selon les chroniqueurs médiévaux, Harold serait mort à la nuit tombante. Alors que le texte de la broderie ne souffre pas d’ambigüité, l’image est elle plus difficile à décrypter. Lequel parmi ces fantassins est Harold ? Dans plusieurs versions médiévales de sa mort, une flèche lui aurait faire perdre un œil puis un cavalier l’aurait achevé d’un coup d’épée sur les cuisses. Les deux épisodes pourraient donc être présents ici : Harold, entre le O et le L de son nom, essaie de retirer la flèche qui s’est fichée dans son œil, puis on le voit, avec des chausses différentes, s’effondrer sous le coup qu’un cavalier lui assène sur les jambes.
Dans la frise inférieure, le combat a pris fin et le pillage commence. Des hommes récupèrent les cottes de maille ou des armes, et laissent les cadavres nus à même le sol ; deux d’entre eux se battent pour récupérer un bouclier.
C’est ici que se termine aujourd’hui la broderie : des cavaliers Normands poursuivent des Anglais que l’on voit s’enfuir en bon ordre, portant encore leur bâton de combat. Ils sont présentés sur deux registres, séparés de leurs poursuivants par un bosquet. Cette toute dernière partie a subi trop de profondes retouches pour être assuré de son authenticité.
Dans la frise inférieure le pillage se poursuit et les corps nus apparaissent démembrés. Guillaume aurait pris la décision d’interdire aux Anglais d’enterrer leurs morts, ce qu’il aurait ensuite regrettée [6]. Mais la broderie ne s’arrêtait pas là. Il serait en effet surprenant qu’elle ne se conclue pas par le couronnement de Guillaume qui était le but même de toute cette entreprise. Cette scène finale devait ainsi répondre à la scène d’ouverture qui présente Édouard dans son palais, tenant un grand sceptre et portant une couronne à trois trèfles. La longueur perdue serait de 2.80 m ce qui permettait de placer 3 ou 4 scènes dont celle du sacre royal. La seule hypothèse sur le contenu de cette partie manquante repose sur un poème de Baudri de Bourgueil dans lequel celui-ci décrit la toile brodée qui entourait le lit d’Adèle, fille de Guillaume. Cette toile aurait pu être une copie luxueuse de la broderie de Bayeux car elle en reprend ses scènes principales. Dans le texte de Baudri, deux scènes suivent la fuite des Anglais : l’attaque d’une ville à qui le Duc propose la paix et qui s’ouvre à lui, puis le couronnement royal [7].
Des actions humaines qui s’insèrent dans un monde naturel et spirituel
Mais si se termine ainsi le récit imagé de la conquête de l’Angleterre, la broderie nous a livré tout du long de sa lecture un message subliminal sur la manière dont au moyen-âge on se représentait la place de l’homme dans le monde.
En effet, les frises qui courent tout le long de la tapisserie ne jouent pas qu’un rôle décoratif et esthétique. C’est un lieu marginal où les auteurs peuvent plus librement s’exprimer que dans le récit principal et qu’ils utilisent souvent pour interagir avec lui. Ils s’en servent ainsi pour le commenter, en renforcer la signification, ironiser sur la situation, montrer des conséquences qu’elle implique, délivrer un jugement moral ou un enseignement sapiental… On l’a vu par exemple avec les scènes érotiques qui surplombent le début des combats, avec la fable sous-jacente à la scène d’espionnage, avec les cris des oiseaux qui se superposent au fracas des armes, avec les morts qui jonchent le sol et le pillage qui s’en suit…
Certaines images peuvent aussi avoir été utilisées pour scander la chronologie des évènements comme les scènes agricoles de Printemps (scène 10) ou la Comète de Halley (scène 33).
Mais ces bordures inférieures et supérieures qui courent tout le long de l’histoire forment en fait un cadre dans lequel elle s’insère. En effet, comme on le voit dans la première scène ci-dessous, une bordure verticale décorative précède le début de l’histoire et se prolonge en haut et en bas par les deux frises horizontales qui vont se déployer jusqu’à son terme. Bien que la fin de la broderie ait disparu, il est très probable qu’elle se concluait comme elle a commencé, par une bordure verticale, dessinant ainsi un espace clos au sein duquel la narration s’est déployée.
L’histoire de la succession d’Édouard s’inscrivait donc dans un cadre imagé essentiellement composé d’éléments naturels : des végétaux, des arbres, des animaux, sauvages ou domestiques, parfois exotiques, souvent en couple. On y rencontrait aussi des hommes occupés à leurs activités quotidiennes (l’agriculture, la chasse, les relations sexuelles…) ainsi que des animaux fabuleux (centaure, griffon, dragon…) et des contes. Ce qui encadre le récit, c’est donc le monde du vivant, dont l’homme est partie prenante, un monde qui ne se limite pas au monde visible mais inclut les créations de l’esprit et de l’imagination. C’est le lieu dans lequel tout le reste peut avoir lieu et sans lequel rien ne saurait avoir lieu.
Faire la guerre est-ce travailler ?
Nous pouvons maintenant, ayant attentivement suivi la manière dont des artisans brodeurs du moyen âge ont raconté la conquête de l’Angleterre par le Duc de Normandie, reprendre, sous cet éclairage, notre question initiale : faire la guerre, est-ce travailler ?
Cette question est évidemment anachronique. Il n’existe au moyen âge aucun mot pour couvrir des activités productives différentes dont chacune dispose d’une identité propre. Si elle n’est donc pas historiquement pertinente, en revanche elle permet d’éclairer en retour notre histoire et ce qu’est pour nous le travail.
A notre question donc, nous pouvons répondre par l’affirmative pour beaucoup d’activité de préparation de la guerre. On ne saurait gagner une guerre sans s’en donner les moyens matériels et psychiques. Faire la guerre, c’est passer beaucoup plus de temps à la préparer qu’à se battre. C’est ce que montre avec d’amples détails la tapisserie : construction de bateaux, chargement de vivres, traversée de la Manche, construction d’une motte… Entre le sacre d’Harold le 6 janvier 1066 et la bataille d’Hastings, le 14 octobre, il y a eu une journée de combat et 8 ou 9 mois de travaux préparatoires. Pour ceux-ci, il a fallu mobiliser des métiers et des compétences spécifiques qu’aujourd’hui on classe sans hésiter du côté du travail : bucherons, charpentiers, portefaix, matelots, cuisiniers, serveurs, terrassiers…
En revanche, il est des activités que l’on pourrait répugner à classer du côté du travail : brûler des maisons par exemple ou donner la mort. C’est l’orientation même du travail qui diffèrerait de celle de la guerre : il vise le bien des hommes par la création de biens ou de services qui leur soient utile et non pas leur mort et il ne les discrimine pas selon les catégories de l’allié ou de l’ennemi. Il est tourné vers la vie humaine et son développement et non sa destruction partielle. Des productions humaines peuvent évidemment aussi être nocives ou toxiques, les procès eux-mêmes peuvent être dangereux, mais ces effets ne sont pas voulus pour eux-mêmes. Même si dans la vie d’un soldat, le combat contre l’ennemi n’en est souvent qu’un court moment, il en est le cœur et la raison même. Notre réponse pourrait donc être précisée ainsi : combattre n’est pas travailler, c’est rechercher la mort de l’adversaire ou sa neutralisation, c'est-à-dire son incapacité à combattre. Dès qu’un but productif ou un service est identifié, toutes les activités qui y conduisent sont qualifiées de travail. Sur la base du même principe appliqué par régression, toute l’activité du soldat sortirait du champ du travail, même si les tâches qu’il exécute en dehors du combat, dans une autre perspective seraient désignées comme tel. En revanche aujourd’hui, être soldat c’est avoir un emploi et un métier, un emploi parce qu’il est rémunéré et un métier parce qu’il s’apprend. Voilà à quoi peut mener ces tentatives de délimitation des activités humaines : on pourrait être rémunéré sans travailler, simplement parce qu’il faudrait donner un autre nom – mais est-ce nécessaire ? – à l’activité du soldat.
Mais ceci n’est pas un pamphlet antimilitariste. L’histoire montre à l’envi l’utilité d’une armée en capacité d’empêcher un ennemi de dominer et exploiter une nation ou un peuple. C’est en se plaçant à cette hauteur que son utilité sociale pourrait réapparaitre. Si maintenant on décide de voir chaque combattant ou résistant comme un ouvrier au service d’un bien supérieur, celui de la nation et du peuple, alors il redeviendrait un travailleur !
Ainsi va le charme de la langue et les multiples subtilités qu’elle secrète…
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Pour que chacun puisse admirer la tapisserie dans tous ses détails, le Musée de Bayeux la présente sur son site en haute définition. Je ne saurai que vous inciter, après avoir lu ces deux articles, à la regarder dans son ensemble : La tapisserie de Bayeux en haute définition
[1] Pour la lecture des frises et leur interprétation, je m’appuie sur Michel Parisse, La tapisserie de Bayeux, un documentaire du XI° siècle, Denoël, 1983
[2] Xavier Barral i Altet et David Bates, La tapisserie de Bayeux, Citadelle et Mazenod, 2020, p 214
[3] Fables de Phèdre affranchi d’Auguste en latin et en français, livre I, fable 9, chez Marc Michel Rey, Amsterdam, 1769. Les fables de Phèdre étaient très connues au moyen âge.
[4] Xavier Barral i Altet et David Bates, 2020, p 224
[5] Traduction par M. E. Panckoucke, 1864
[6] Xavier Barral i Altet et David Bates, 2020, p 241
[7] Michel Parisse, La tapisserie de Bayeux. Un documentaire du XI° siècle, Denoël, 1983