Rosa Bonheur et le travail animal : « Le Labourage Nivernais »
18/05/2022
L’économie de l’art et les jugements esthétiques n’avancent pas du même pas, ni dans les mêmes directions. Au trébuchet de sa notoriété ou du prix de vente de ses œuvres, Rosaline Bonheur a été la peintre la plus reconnue de son temps. Cela l’a mise très jeune à l’abri de tout besoin et lui a permis de vivre en châtelaine à Thomery, dans la région parisienne. Mais elle est aujourd’hui ignorée du plus grand nombre : l’inverse de ce qui est arrivé à Vincent Van Gogh qui n’a vendu qu’une seule de ses toiles de son vivant et dont l’œuvre est aujourd’hui reconnue comme un des sommets de la peinture occidentale du XIX° siècle.
En amont d’une exposition-rétrospective qui s’ouvrira au Musée d’Orsay en octobre prochain pour saluer le bicentenaire de sa naissance [1], je me propose d’analyser un de ses tableaux majeurs, le labourage nivernais ; une œuvre qui donne la place principale à des animaux de trait et me servira de support à une réflexion sur le travail animal.
Une commande d’État pour promouvoir le progrès agricole
S’inscrivant résolument et avec talent dans les exigences stylistiques enseignées à son époque, Rosa Bonheur a été admise à partir de 1841, presque chaque année, à exposer au Salon de Paris. Elle y remporta en 1848 une médaille de première classe qui lui valu une commande de l’État pour un grand tableau représentant une scène de labourage, dans la veine de ceux qu’elle avait présentés en 1845 et 1847 [2].
Pour pouvoir y répondre, elle fut accueillie pendant l’hiver au château de la Cave, dans la famille d’un ami de son père, de riches éleveurs du Nivernais. C’est là qu’elle fit tous les repérages et les esquisses qu’elle emportera ensuite avec elle dans son atelier parisien pour peindre ce tableau [3] :
Sa composition est simple et d’une grande lisibilité. Deux lignes de force se croisent, celle descendante de la colline boisée à gauche et celle du terrain que remontent les deux attelages à droite. Ceux-ci sont peints en frise et se détachent ainsi parfaitement du paysage. La terre enherbée devant eux et les premiers sillons sont richement rendus dans leurs détails colorés. Le soleil, déjà haut dans le ciel, éclaire la scène depuis l’arrière ; il dessine de légères ombres sur les torses et des ombres courtes sur le sol. Le ciel qui occupe presque la moitié de l’espace pictural est terne et sans relief, comme s’il ne devait pas détourner l’œil de la scène principale ou tout simplement parce que, comme le confiera Rosa Bonheur à son amie Anna Klumpke, « Le ciel, c’est ce qu’il y a de moins bien... Le ciel a toujours été très dur » [4].
Il existe une copie presqu’intégrale de cette toile que Rosa Bonheur a peint l’année suivante et qui est aujourd’hui exposée en Floride, au Ringling Museum de Sarasota. Elle en diffère par la colline à gauche et le ciel plus travaillé, zébré de nuages. Comme Auguste, le frère de Rosa a participé à son élaboration [5], on peut penser qu’elle lui a laissé le soin de bonifier ce ciel si piteux.
Exposé aujourd’hui au Musée d’Orsay, l’original frappe immédiatement celui qui le croise par son caractère imposant : 2 mètres 60 de long pour 1 mètre 30 de haut, un format qu’à son époque on réservait aux peintures religieuses et d’histoire. On se trouve ainsi projeté au début de l’automne, au milieu d’une scène de labour. Ce sont les attelages de bœufs qui s’imposent d’abord au regard, et plus particulièrement le groupe de tête. On les voit décrit dans leur effort pour tirer la charrue que dirige un laboureur derrière eux : les trois de notre côté ont de la bave qui tombent de leur museau. Le bouvier vêtu de bleu brandit son aiguillon dont on ne peut pas savoir s’il en menace la paire du milieu ou s’il pique l’un d’entre eux.
Rosa Bonheur, le Labourage nivernais, 1849 – détails
C’est une scène si réaliste dans la description anatomique et les mouvements des bovins qu’elle a suscité l’intérêt des zootechniciens. On y trouve en effet dépeint presque scientifiquement des races dont certaines ont disparu. Les blanches, les plus nombreuses, sont des charolaises ; la Pie rouge avec des tâches blanches serait de race morvandelle, une race très robuste et réputée pour le travail qui a disparu au début du XX° siècle ; le bœuf de tête, à la robe uniformément dorée, serait une Fémeline, une race elle-aussi éteinte [6]. La charrue est également reconnaissable. C’est une charrue à rouelles. On voit son age qui repose sur un support stable rendu mobile grâce à ses deux roues, le coutre qui fend la croute de terre, le soc qui la renverse et les mancherons que tient le laboureur [7].
Certains analystes déclarent même identifier dans cette scène un effort plus important que consentirait la paire de bœufs de l’arrière car ils baisseraient la tête et leurs pattes tendues s’enfonceraient dans la terre [8]. Un examen rapproché de l’œuvre ne permet guère d’accréditer cette thèse. Certes dans un attelage de cette nature, la dernière paire peut effectivement subir l’effort principal si le bouvier n’y prend garde, mais cela ne semble pas le cas ici : c’est la paire du milieu qui baisse la tête et tous les bœufs attelés à droite marchent dans le labour ce qui est nécessaire pour que le paysan qui conduit la charrue puisse ouvrir un nouveau sillon jouxtant le précédent.
En revanche, si la situation est rendue de manière réaliste, la scène agricole en elle-même n’est pas aussi convaincante. Dans le livret du salon de 1849, le titre donné à ce tableau est « l’abordage nivernais (sic [9]), le sombrage ». Le sombrage est un premier labour qui vise à aérer la terre et à arracher les végétaux qui la peuple, ce qu’on voit d’ailleurs richement détaillé au premier plan. La terre est argileuse, le travail se fait dans une légère pente, mais cela justifiait il d’y engager une paire d’attelages aussi imposants ?
C’est une république fraichement rétablie – et pour peu de temps – qui a passé commande à Rosa Bonheur de cette œuvre, à savoir celle d’« un grand tableau » représentant « une scène de labourage », faisant « apparaître un attelage de trois paires de bœufs » et qui « devait être exécuté à l’huile sur toile » [10]. L’État cherchait ainsi à promouvoir le travail agricole mais aussi à faire l’éloge du progrès technique dans les campagnes. A la même époque, Jean-François Millet rendait compte de manière moins grandiloquente de la vie paysanne, lui qui avait une connaissance intime de celle de son temps (voir le commentaire du semeur de Millet dans La révolution du travail agricole en trois représentations). Mais cette œuvre est l’occasion pour Rosa Bonheur non pas tant de mettre en valeur le travail des hommes que la beauté des animaux dans l’effort et leur quasi humanité.
A suivre le mois prochain : « Du travail animal », une réflexion sur ce qui l'apparente à celui des hommes et l'en distingue.
[1] Exposition au Musée d’Orsay prévue du 18 octobre 2022 au 15 janvier 2023, en partenariat avec le Musée des Beaux-arts de Bordeaux, le Château musée de Thomery et le Musée des peintres de Barbizon.
[2] En 1845, elle y exposa un Labourage avec un attelage de deux chevaux et en 1847, Labourage, paysage et animaux (Cantal).
[3] « J’avais pris dans la rue de l’Ouest un atelier (…). C’est là que je fis mon Labourage nivernais exposé en 1849 », in « La vie d’une artiste (souvenirs inédits de Rosa Bonheur) » dans La revue des revues du 15/01/1897, page 139. Les archives du Château musée de Thomery sont en cours d’exploration. Pour l’instant, les études préparatoires du Labourage nivernais qui ont dues être nombreuses n’y ont pas été retrouvées.
[4] Anna Klumpke, Rosa Bonheur, sa vie, son œuvre, MKS Editions, Paris, 2018, page 76.
[5] Idem, note 2 page 191.
[6] Rosa Bonheur, une vie pour l’art, Edition Les amis de Rosa Bonheur, 2016. Article de Bernard Denis, professeur à l’Ecole vétérinaire de Nantes, pages 48-49
[7] Autour d’un chef d’œuvre, article de Philippe Berte-Langereau, page 54
[8] C’est le cas notamment d’Angélique Thomas-Corde dans l’article qu’elle a rédigé pour Autour d’un chef d’œuvre.
[9] Une amusante coquille du typographe qui devait penser que Nevers était en bord de mer… Cette erreur, selon Rosa Bonheur, aurait conduit des commanditaires à lui demander des marines…
[10] Autour d’un chef d’œuvre, article de Angélique Thomas-Corde, page 27. Je n’ai pas trouvé trace de la commande faite à Rosa Bonheur, mais compte-tenu de la manière dont madame Thomas-Corde en parle, je fais l’hypothèse qu’elle l’a eu sous les yeux.
Merci Michel de rappeler cette oeuvre, celle de Rosa Bonheur, de décrire avec grande précision et force détails "Le labourage nivernais"
Me frappe dans ce tableau la peinture de ces bœufs, ces portraits représentés dans leur humanité, comme dotés d'une âme... ils souffrent, et il est difficile de ne pas penser au rapport maitres/esclaves.
Et je recopie le propos de l'artiste, entendu dans l'émission de France Culture "La Grande Table critique" de ce vendredi 3 juin "Célébrer au moyen du pinceau l'art de tracer des sillons d'où sort le pain qui nourrit l'humanité toute entière"
Rédigé par : lysiane Cantin | 05/06/2022 à 21:17
Effectivement, on peut penser au rapport maître / esclave. L’animal qui travaille est la propriété de son maître et sous ses ordres ; il n’est pas rémunéré, le maître devant toutefois assurer son entretien. Mais ce rapport d’asservissement peut s’exercer de multiples manières : le maître peut agir avec bienveillance et souci de l’autre ou au contraire, être indifférent aux souffrances voire même les provoquer. Le problème avec cette analogie, c’est que ce rapport est aujourd’hui – à juste titre – interdit et rejeté. L’utiliser jetterait immédiatement l’opprobre dont elle est revêtue sur l’ensemble des relations qu’entretiennent les éleveurs avec leurs animaux. Elle ne permettrait donc pas de rendre compte des différences relationnelles homme – animal qui existent aujourd’hui entre l’élevage traditionnel et les systèmes industriels de production animale. Or elles sont abyssales. C’est la raison pour laquelle je ne la fais pas mienne.
Rédigé par : Michel | 07/06/2022 à 09:43