L'usine pantomimée
Une révolution agricole à bout de souffle

La révolution du travail agricole en trois représentations

J’ai extrait de l’article que je publierai le mois prochain, les images commentées qui illustraient chacune des trois époques de cette révolution. Elles figurent ici comme amorce d’une explication à venir.

Première époque : une révolution venue d’ailleurs (1789-1850)

Redonner à la terre ce qu’on lui a pris

Le semeur Millet
Le semeur de Jean-François Millet (1849-1850)

 

Son visage est grossier, ses lèvres charnues, sa démarche pleine d’allant. Il porte un bonnet moulant à bord large, une blaude sur le torse et un pantalon. Pour les protéger, il a tortillé autour de ses mollets des houseaux qui lui descendent jusqu'aux chausses. Des vêtements simples, adaptés à la tâche. L’homme descend un champ en pente douce d’un pas ferme et décidé. Il retient de sa main gauche sa besace encore bien remplie pendant que sa main droite s’apprête à lancer une poignée de semences.

Le tableau est coupé en quatre, par une sorte de croix de guingois, constituée du corps du semeur et de l’horizon de la colline. La lumière d’un soleil matinal ou vespéral vient éclairer les deux scènes du fond. A droite, un laboureur conduit une paire de bœufs qui tire une herse. Celle-ci déracine les mauvaises herbes, émiette les mottes et recouvre les graines pour favoriser leur levée. Mais à gauche l’ennemi du paysan est déjà à l’œuvre : des corbeaux s’invitent au festin.

Jean-François Millet (1814-1875) peint ce qu’il connait. Il était le fils de paysans aisés qui possédaient une ferme sur la côte normande. A 19 ans, ses parents surent écouter sa passion et l’envoyèrent travailler à Cherbourg avec un peintre local. Mais jusqu'à ce qu’il monte à Paris, à 23 ans, il revenait souvent chez ses parents pour participer aux travaux. Il a pu être ce semeur ou l’a souvent vu à l’œuvre.

C’est une scène qu’il affectionnait puisqu'il l’a peinte de nombreuses fois. Peut-être parce qu’il pouvait, grâce à elle, rendre compte de la beauté et du tragique de la vie humaine : la germination est une espérance, une promesse d’avenir, mais elle est incertaine. Tant de choses la menace.  Mais contrairement aux peintres réalistes qui à la même époque ont représenté la modernité paysanne avec des scènes de labour puissamment attelé, c’est l’homme qui intéresse Millet et son corps à corps avec la terre. Pas ses instruments.

Deuxième époque : mécanisation et naissance de la chimie agricole (1850-1950)

La première machine motorisée à entrer dans les fermes

Charles-Daubigny-machine-à-battre-le-blé
Machine à battre le blé, gravure de Charles-François Daubigny, 1860. BNF

Lavoisier estimait, à la fin du XVIII° siècle, qu’un ouvrier agricole était occupé 130 jours à battre des céréales, ce qui correspondait à plus de 60 % de son temps de travail annuel.

James Watt, en inventant à cette même époque une machine utilisant la vapeur sous pression comme force motrice et un dispositif permettant de transformer le mouvement de va et vient du piston en mouvement circulaire, a conçu les bases d’une machine motrice universelle et créé le dispositif technique décisif sur lequel l’onde productiviste a pu se propager.

Le battage des céréales en est un des innombrables exemples. Il s’est longtemps fait au fléau. Alors qu’en une journée, un homme pouvait extraire environ 100 kg de graines, une batteuse actionnée par une locomobile à vapeur comme celle reproduite ici permettait d’en obtenir cent tonnes par jour. Servie par 5 ou 6 opérateurs, elle réalisait ainsi le travail de cents hommes. En outre, alors que la perte au fléau est estimée à 7 %, elle n’est plus que de 2 % à la batteuse.

Cet exemple permet de souligner une caractéristique fondamentale du phénomène de la productivité matérielle. En effet, lors du passage du fléau à la batteuse, celle-ci explose, mais à l’échelle microscopique d’une ferme. Son effet sur l’emploi dépend donc plus de la vitesse de sa diffusion sur un territoire que de la date de son apparition. En l’occurrence, cela alla vite car comme le battage peut se faire en morte saison, la locomobile pouvait tourner de ferme en ferme, ce qui en réduisait le coût d’usage. Elle permettait en outre de réduire la pénibilité d’un travail long et fastidieux, et de transformer le battage en un moment social intense, quasiment festif, d’échange et de collaboration.

Troisième époque : l’acmé productiviste ou la fin des paysans (1950 et jusqu'à quand ?)

Le tracteur, l’homme à tout faire de l’agriculture moderne

Agriculture recolte mécanisée maïs
Récolte du maïs pour l’ensilage

Si, pour succéder sur ses monnaies à Cérès, la déesse de la moisson, la Semeuse a été prise pour symbole de la troisième République, le tracteur ne pourrait évidemment pas aujourd'hui prétendre à un tel honneur. Difficile de lui chausser un bonnet phrygien ! Et pourtant, il est le représentant le plus universellement connu de l’agriculture moderne. Il en est la seule véritable métonymie. Qui voit-on dans les champs aujourd'hui ? Ces mastodontes trapus qui se prêtent à tous les usages et transforment des agriculteurs en surhommes capables de soulever, tirer, tasser, pousser ou broyer sans fatigue, pendant des milliers d’heures, d’énormes quantités de produits. Fiables, rustiques, prêts à tout, des vrais costauds.

Dans cette belle image, les chauffeurs sont bien les maîtres, mais ils apparaissent sous forme d’ombres dans leurs cabines. C’est derrière leur vitre qu'aujourd'hui ils rencontrent la terre. Ils la touchent encore, mais moins souvent. Ils ne prennent plus les graines par poignées pour les semer, comme leurs arrières grands pères, comme le paysan de Millet. Leur travail a vraiment changé. Ni mieux, ni moins bien peut-être. Plus efficace, sûrement. Plus technique aussi.

C’est un travail qui a changé dans toutes ses méthodes, profondément. L’ensilage en est un bel exemple. L’on voit sur cette photographie la première étape du chantier, celle de la récolte de la plante entière – épi, tige et feuilles. Celle-ci est finement broyée par l’ensileuse tirée par le tracteur de gauche, et projetée dans la remorque attelée au deuxième. La benne une fois pleine sera vidée dans un silo, puis le maïs sera tassé en continu à l’aide d’un troisième tracteur afin de permettre, une fois le silo bâché, une fermentation anaérobie pendant une vingtaine de jours. A son terme, si l’opération a bien été conduite, elle permet de disposer d’un fourrage stable, de bonne qualité nutritive, apprécié des ruminants.

C’est une technique de conservation des fourrages connue depuis l'antiquité. Elle est réapparue en France à la fin du XIX° siècle, mais n’a pris son véritable essor qu’à la fin des années 60, en même temps que le machinisme agricole et le développement de la culture du maïs, pour accompagner l'intensification de la production fourragère.

***

Voici un raccourci saisissant qui va du semeur au tracteur, du paysan à l’exploitant agricole, mais qui n’aura pris que deux cents ans. Le mois prochain j’en suivrai les chemins : « Une révolution agricole à bout de souffle ».

A suivre donc…

Commentaires

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martz didier

Merci Michel. Toujours aussi passionnant.

Les moissons s'achèvent. La terre a à peine le temps de se retourner qu'elle l'est déjà ! Pour d'autres semailles.

Les capteurs ont remplacé les mains pour apprécier - non évaluer ! - le taux d'humidité, le tassement, etc. Le paysan de terre fracassé par le "paysan" de ville.

A bientôt

Didier

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