Une guerre mondiale, sociale, est-elle en cours ?
15/01/2021
Bernard Thibault [1] siège depuis 2014 en tant que représentant des travailleurs au Conseil d’administration de l’Organisation Internationale du Travail. Sur la base de cette expérience, iI est intervenu sur « l’état social du monde et le rôle de l’OIT » dans le cadre d’un diner-débat organisé par l’Association tripartite des auditeurs de l’INT [2]. Cet article, que j’ai rédigé pour la revue 3D de l’Association, rend compte de son intervention et des réponses qu’il a apportées aux questions qui lui ont été posées.
L’Organisation Internationale du Travail, une institution méconnue et insuffisamment écoutée
L’OIT est la seule institution mondiale qui possède une gouvernance tripartite, rassemblant des gouvernements, des représentants des employeurs et des représentants des travailleurs. Elle a été créée en 1919, au sortir de la première guerre mondiale, autour de la conviction qu’une paix universelle et durable ne saurait être fondée sur la misère sociale. Elle a, à l’époque, adopté des principes qui restent aujourd’hui d’une grande actualité : celui par exemple de non discrimination entre les travailleurs (un travail égal doit conduire à un salaire égal) ou celui selon lequel la non adoption par un pays d’un travail digne fait obstacle au développement du travail digne dans les autres pays. En 1944, elle a produit à Philadelphie, une déclaration [3] qui tirait les enseignements d’une autre guerre qui s’achevait, la deuxième, en s’attaquant à certaines de ses causes. Elle partait de l’idée que la crise de 1929 avait précipité des millions de personne dans la pauvreté et favorisé des exploitations politiques conduisant au racisme et à la guerre. Elle proclama que le travail n’était pas une marchandise (et donc que les travailleurs ne pouvaient pas l’être non plus) ; qu’agir contre la pauvreté c’était agir pour la paix ; que les aspects humains et sociaux devaient primer sur les aspects économiques ; et que la liberté d’association et d’expression des travailleurs étaient une condition du progrès. Ce sont là quatre déclarations qu’il serait bien difficile de produire aujourd’hui tant les nations aujourd’hui s’en sont écartées.
A la suite de la création de l’ONU en 1945, l’OIT est devenue une de ses Agences spécialisées. Il en existe une trentaine de ce type. Elle s’est vu confier trois missions : l’élaboration de normes internationales, le contrôle de leur mise en œuvre par les pays qui les ont ratifiées et le développement d’une expertise sociale internationale. Pour les accomplir, son Secrétariat permanent (le Bureau International du Travail) emploie 2400 fonctionnaires, dont la moitié travaille au siège à Genève et l’autre moitié dans ses différents bureaux continentaux.
Les normes sont adoptées par la Conférence internationale tripartite qui a lieu chaque année en juin et rassemble les 187 pays membres de l’OIT. Pour qu’une norme soit adoptée, il suffit qu’au moins deux pays la ratifient, c'est-à-dire s’engagent à la traduire dans leur droit national. La ratification est un acte volontaire qui relève de la décision libre de chaque pays membre. 190 conventions sont aujourd’hui adoptées par l’OIT qui sont soient thématiques (santé au travail, formation professionnelle, inspection du travail…), soient sectorielles, c'est-à-dire liées à des activités professionnelles spécifiques (travail en mer, le travail saisonnier, les activités utilisant des produits chimiques…).
Parmi ces conventions, il en existe huit qui sont considérées comme fondamentales[4]. A ce titre, elles sont d’application universelle et devraient donc être ratifiées et observées par tout membre de l’OIT. Elles correspondent à la défense des droits fondamentaux au travail que sont la liberté d'association et la reconnaissance effective du droit de négociation collective ; l'élimination de toutes formes de travail forcé ou obligatoire ; l'abolition du travail des enfants et l'élimination de la discrimination dans l'emploi et la profession.
Les moyens d’action de l’OIT sont toutefois doublement limités. D’abord parce que la ratification est laissée au libre choix de chaque Etat. Cela fournit d’ailleurs un indicateur de l’importance que chacun d’eux accorde aux questions du travail et de l’emploi. Ainsi la France a ratifié 127 conventions et se place sous ce critère en 2° position après l’Espagne. Le Brésil en a ratifié 97, l’Allemagne 85, la Chine 26 et les Etats Unis 14. La Chine n’a ratifié que quatre conventions fondamentales et les Etats Unis seulement deux.
La deuxième limite tient au fait qu’une mission de contrôle de la mise en œuvre dans les pays ayant ratifié une convention est certes prévue, mais sans que l’OIT ne dispose de moyen de rétorsion en cas de non observation. Sa seule possibilité d’action, c’est d’obtenir une délibération internationale indiquant que tel pays n’observe pas telle norme qu’elle a pourtant adoptée. Mais face à ce risque de réprobation internationale tous les pays n’ont pas le même poids. L’OIT ne peut pas s’abstraire des rapports de force mondiaux. La contribution financière des Etats qui lui permet de fonctionner est calculée à partir de deux critères, le nombre d’habitants et la richesse produite. Sur cette base, les Etats-Unis sont le premier contributeur de son budget ; ils en apportent à eux-seuls le quart. C’est une des raisons pour laquelle ils ne sont jamais inquiétés bien qu’ils aient ratifiés peu de conventions, y compris les conventions d’application universelle. Il en est de même du Qatar, alors même que les conditions sociales y sont détestables. C’est un pays de 2,3 millions d’habitants dont 1,8 sont étrangers. Le syndicalisme y est interdit. Les rémunérations y varient en fonction de la nationalité du travailleur, ce qui contrevient au principe qu’« à travail égal, le salaire doit être égal » et à celui de non discrimination. En outre, il faut payer pour pouvoir travailler au Qatar et lorsqu’on y est employé, votre employeur confisque votre passeport. C’est donc du travail forcé puisque vous n’avez plus de liberté de circulation, ni de possibilité de changer d’employeur. Sur cette base, une plainte a été déposée contre le Qatar. Elle a été jugée recevable par le Conseil d’administration de l’OIT. Mais en Assemblée plénière, un nombre impressionnant d’Etats ont soutenu ce pays – ceux notamment dans lequel il avait investit.
L’OIT, baromètre international de la misère sociale
L’OIT dispose d’une expertise sociale internationale inégalée, qu’elle a cultivée dans le cadre de sa troisième mission. Elle publie régulièrement des rapports sur la situation sociale dans le monde. Elle vient par exemple d’en publier un sur l’impact du Covid [5], malheureusement passé inaperçu dans la presse française. En 2019, l’OIT indiquait qu’il fallait créer 344 millions d’emplois dans le monde d’ici 2030 pour résorber le chômage, mais la pandémie est venue renverser cette perspective. En effet, 19 % d’heures travaillés auraient été perdues dans le monde au premier semestre 2020 comparé à celui de l’année précédente. Cela correspond à 550 millions d’emploi à plein temps [6].
A l’occasion de son centenaire, l’OIT a publié un diagnostic des droits sociaux dans le monde [7]. Celui-ci fait apparaitre que 55 % de la population mondiale, soit 4 milliards de personnes ne bénéficient d’aucune protection sociale et 40 % n’ont pas de couverture maladie. 61 % des emplois dans le monde relèvent de l’économie informelle, c'est-à-dire que ceux qui y exercent leur activité n’ont accès, par leur travail, à aucun droit. Cela signifie donc que c’est l’informel qui domine largement le monde. L’écart de rémunération entre les hommes et les femmes est de 20 % (24 % en France). 300 millions de travailleurs sont classés dans l’extrême pauvreté car ils gagnent moins de 1 € 60 par jour. 190 millions de personnes sont au chômage et seulement un chômeur sur cinq a droit à une indemnisation. 48 millions de personnes subissent la contrainte physique du travail forcé. 2.7 millions de travailleurs décèdent chaque année du fait du travail [8] ce qui signifie qu’actuellement le travail génère plus de décès que les guerres.
En 2016, 114 millions d'enfants de 5 à 14 ans étaient en emploi. Les deux facteurs principaux identifiés par l'OIT qui pérennisent cette situation sont l’insuffisance des ressources et l’absence de système éducatif, que celui-ci soit dû à l’absence d’école, l’absence de transport pour s’y rendre ou l’absence de professeur.
Sur l’accroissement des inégalités, entre 1980 et 2016, les 1% les plus riches ont absorbé 27 % de la croissance mondiale pendant que les 50 % les plus pauvres n’en ont bénéficié que de 12 %. Fait aggravant, c’est une tendance qui s’observe sur tous les continents et tous les pays, à deux ou trois exceptions près.
C’est cette situation rapportée par Bernard Thibault qu’il dénonce dans son livre « La troisième guerre mondiale est sociale » : « La perspective de voir l’activité humaine permettre un progrès social pour toutes les femmes et tous les hommes de la planète se trouve sacrifiée sur l’autel de la rentabilité et des dividendes » (…) « S’il y a une « guerre mondiale » à combattre aujourd’hui, c’est bien la « guerre sociale » (…) Elle fait d’innombrables victimes et en fera beaucoup d’autres s’il n’y a pas de réaction à la hauteur du défi » [9].
L’OIT, un levier d’action pour les organisations syndicales
Les conventions adoptées au fur et à mesure du temps par l’OIT forment ensemble une sorte de Code international du travail. Malgré ses lacunes et ses faiblesses, c’est donc une organisation utile pour la défense des travailleurs, ce que souligne les quatre objectifs qui sont les siens : mettre en œuvre les droits fondamentaux au travail ; augmenter les possibilités d’emploi et les revenus décents, étendre le bénéfice de la protection sociale pour tous ; renforcer le tripartisme et le dialogue social.
Or les pressions actuelles vont dans le sens de l’affaiblissement des institutions internationales. Mais le travail, comme l’environnement, ne peuvent pas se régler dans chaque pays indépendamment les uns des autres. Le risque aujourd’hui auquel est confronté l’OIT est l’absence de résultats probants. Pour lui en donner, il faudrait étendre certaines de ses prérogatives. Ainsi, des plaintes peuvent être déposées contre des Etats qui n’observent pas les conventions qu’ils ont ratifiées, mais en revanche, ces plaintes ne peuvent jamais être adressées directement à leurs entreprises. Seuls les Etats sont habilités à le faire. Or beaucoup d’entre eux n’ont pas les moyens sur leur territoire de faire respecter les normes qu’ils y édictent. Ce serait pourtant intéressant d’aller vers une co-responsabilité sociale. En outre, on ne peut jamais porter plainte avant qu’un acte officiel soit posé, alors que si c’était possible au stade du projet, cela pourrait éviter d’envenimer des conflits.
Mais même en l’état, les organisations syndicales peuvent utiliser l’OIT comme un des leviers de leur action. Ils peuvent d’abord se battre sur le contenu des normes en discussion pour les enrichir, puis ensuite pour qu’elle soit ratifiée dans chaque pays. Ils peuvent aussi l’utiliser en portant des réclamations auprès d’elle. C’est ce qui a été fait avec succès par exemple à propos du Contrat Nouvelle Embauche (CNE) adopté par ordonnance en 2005 par le gouvernement de Dominique de Villepin. Celui-ci prévoyait une période de deux ans pendant laquelle l'employeur pouvait rompre le contrat de travail sans en donner le motif. L’OIT avait condamné en 2007 le CNE comme contraire à la Convention n°158 de l'OIT sur les licenciements [10], et le Parlement français l’avait finalement abrogé en 2008.
Mais ce qu’il faut impérativement faire progresser dans de nombreux pays du monde, c’est la liberté syndicale. Celle-ci n’existe pas en Chine, en Inde, dans les pays du Golfe…, ni même aux Etats-Unis. Aux Etats Unis, pour qu’une organisation syndicale puisse être reconnue dans une entreprise, il faut que plus de la moitié de ses salariés vote en sa faveur. Si cette majorité n’est pas atteinte, la durée de présence, après ce vote, des salariés qui ont souhaité cette reconnaissance n’est que de trois mois. C’est un frein évident à la prise en compte de l’intérêt des travailleurs. Ainsi la majorité de la population mondiale et de son économie fonctionne en absence de liberté syndicale. Or, c’est la clé du progrès social, car l’avancée doit d’abord être endogène.
Compte rendu rédigé par Michel Forestier
[1] Bernard Thibault est entré en 1974 comme apprenti à la SNCF. Il a exercé des responsabilités syndicales au sein de la CGT des cheminots de 1980 à 1999, puis a été Secrétaire général de la CGT de 1999 à 2013. Il siège depuis 2014 au Conseil d’administration de l’OIT, dans le collège des représentants des travailleurs. Il a publié en 2016 un ouvrage, « la troisième guerre mondiale est sociale », qui témoigne des constats et analyses auxquels l’ont conduit l’exercice de cette fonction internationale.
[2] Cette Association réunit des employeurs, des représentants des salariés et des représentants de l’Etat autour d’une ambition partagée de développement du dialogue social dans les entreprises et les organisations.
[3] Cette déclaration, dans sa version bilingue, anglais et français, peut être téléchargée en cliquant ici.
[4] Cliquer ici pour consulter, sur le site de l’OIT, ces huit conventions fondamentales.
[5] Vous pouvez consulter la note de synthèse de ce rapport en cliquant ici.
[6] Cette estimation de l’OIT est calculée sur une base de 48 heures par semaine qui correspond à la durée hebdomadaire prescrite par la convention internationale sur le temps de travail. Voir également l'entretien de Guy Rider, Directeur général du BIT, dans la revue Travailler au futur, n° 3, septembre 2020
[7] En cliquant sur les liens ci-après, vous pouvez accéder au résumé en 4 pages de ce diagnostic, puis prendre connaissance du rapport de la Commission mondiale sur L'avenir du travail publié à l’occasion du centenaire de l’OIT, intitulé : « Travailler pour bâtir un monde meilleur ».
[8] Cette statistique est très sous-estimée car elle ne prend pas en compte les travailleurs de l’économie informelle
[9] Bernard Thibault, La troisième guerre mondiale est sociale, Les éditions de l’Atelier, Ivry sur Seine, 2016. Citation des pages 8 et 20.
[10] Cette Convention avait été adoptée en 1982 et la France l’avait ratifiée en 1989.
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