La représentation de l’intériorité animale dans la peinture occidentale à partir du XVII° siècle
14/06/2023
Cet article s’inscrit dans la trace de ceux que j’ai consacrés à nos relations de travail avec les animaux domestiques : Rosa Bonheur et le travail animal : le labourage nivernais, Du travail animal et Travailler avec les animaux. Aussi, je vous invite à les consulter, avant ou après la lecture de celui-ci.
Dans Par-delà nature et culture, l’anthropologue Philippe Descola dresse une typologie des représentations que les sociétés humaines se font de la place de l’homme dans le monde, parmi les autres espèces, vivantes ou minérales. Cette typologie est construite à partir de deux dimensions : l’intériorité – ou l’esprit ou l’âme… – des étants d’un côté et leur corporéité ou matérialité de l’autre. Pour chacun de ces critères, les sociétés que l’historiographie ou l’ethnographie ont décrites ont-elles considéré ou considèrent-elles que l’espèce humaine est en continuité ou en rupture avec les autres ? Selon la réponse donnée, quatre types de représentation sont possibles et ont effectivement été portés par des groupes humains. Descola les qualifie d’ontologie et, en partie à partir d’une terminologie conventionnelle, les baptise ainsi : l’analogisme, le naturalisme, l’animisme et le totémisme. Le tableau ci-dessous permet de les repérer simplement.
Ontologie |
Continuité de l’intériorité avec les non humains |
Continuité physique avec les non humains |
Ethnies / civilisations (exemples) |
Analogisme |
Non |
Non |
Chine, Europe jusqu’à la Renaissance |
Naturalisme |
Non |
Oui |
Europe à partir du XVII° siècle |
Animisme |
Oui |
Non |
Achuar [1], Inuit |
Totémisme |
Oui |
Oui |
Aborigènes d’Australie |
Pour élaborer cette typologie, Descola s’était appuyé sur des sources uniquement textuelles. Mais il a pensé que ces différentes ontologies, si elles étaient présentes dans les têtes, devaient aussi se manifester ailleurs, dans les productions humaines : dans leurs objets, leurs images, leurs parures… Il s’est alors lancé dans de nouvelles recherches dont il a présenté les résultats dans un ouvrage paru en 2021 : Les formes du visible.
A partir de la lecture de ce livre, l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual a cherché à identifier dans la peinture occidentale du XVII° au XX° siècle, différentes stratégies de représentation de l’intériorité [2] des animaux non-humains. Dans cette entreprise, cette citation lui a servi de guide : « Pour figurer une ontologie (animiste), il faut pouvoir rendre visible l’intériorité des diverses sortes d’existant – non pas dépeindre les subtilités psychologiques de leur moi, mais indiquer qu’ils ont une subjectivité – et montrer que cette intériorité commune se loge dans des corps aux apparences fort diverses – corps de proie, corps de prédateurs ou corps d’étoiles – lesquelles doivent pouvoir être identifiés sans équivoque par des indices d’espèces » [3].
Lors d’une intervention aux Bernardins [4], elle a présenté quatre de ces stratégies en les illustrant d’œuvres que je reprends ici en partie mais que j’accompagne de commentaires souvent indépendants des siens.
Une intériorité calquée sur l’intériorité humaine
Ce cerf aux bois magnifiques, au port altier, est rendu encore plus grand par la vue en contreplongée. Les yeux grands ouverts vers le lointain, il ne nous regarde pas. Pourquoi le ferait-il puisque il est le monarque de la vallée ? Seul le relief accidenté des Highlands en arrière-plan semble à son échelle.
L’animal occupe tout le cadre qui n’est pas même assez grand pour inclure la totalité de ses membres. Rien n’indique toutefois dans l’image une intériorité qui ressemblerait à la nôtre, sauf que… Sauf que l’anthropomorphisme est ici patent dans la figuration et redoublé par le titre de l’œuvre. Le cerf est un roi comme les humains se les imaginent, voire les révèrent : supérieur à eux et lointain. Un totem est nommé d’après une qualité qui est sa marque distinctive et identifié à une espèce animale reconnue pour la posséder. Ce cerf aurait donc pu être le totem de la famille royale Britannique. A défaut, il fut l’emblème de deux compagnies écossaises de whisky : John Dewar and Son's puis Glenfiddich. Le capitalisme n’a pas peur de l’emphase !
Le choix du type de représentation et le titre même de ce tableau pouvaient être perçus au XIX° siècle comme une provocation. En effet, dans la peinture académique, le portrait est un genre majeur : c’est celui par lequel on figure le Christ, les saints, les rois et les notables. Mais une bête, fut-elle un fauve ? Tout le monde ne souscrit pas au régime naturaliste dans lequel nous baignons, et heureusement. C’était évidemment le cas de Rosa Bonheur dont l’amour des animaux n’était un secret pour personne et qui n’a jamais envisagé sa carrière qu’autour de leur figuration. On ne saurait donc la soupçonner de dévaluer la gente animale. On peut certes lui reprocher son académisme et d’être passée complètement à côté de la révolution impressionniste qu’elle a pourtant côtoyée. Mais on peut tirer de son œuvre beaucoup d’enseignements sur la manière de figurer l’âme animale à hauteur de l’âme humaine et de la valoriser auprès de ses contemporains. Le labourage nivernais et Le berger pyrénéen donnant du sel à ses moutons que j’ai commentés dans deux articles précédents en sont de beaux exemples, bien meilleurs effectivement que celui-ci : les sourcils froncés et la dureté du regard de ce lion sont directement inspirés de la psychologie humaine et ne rendent pas compte de la vie animale.
L’animal dans la position romantique de l’observateur
Le romantisme est un moment de l’histoire de l’art occidental, mais les illustrations animales qu’Estelle Zhong Mengual a présentées ne relèvent pas de cette période. Ce qui est romantique ici, c’est l’attitude contemplative telle que Caspar David Friedrich la présente dans l’œuvre ci-dessus, où deux personnages nous tournent le dos et nous invitent à regarder le spectacle de la nature s’endormant sous un dernier rougeoiement.
Dans les deux exemples ci-après, ce sont des animaux qui nous lancent la même invitation.
Franz Marc, fasciné par les chevaux, a été dans sa période figurative essentiellement un peintre animalier. « Der blaue Reiter » (le cavalier bleu), le nom du mouvement pictural qu’il fondit en 1911 avec Wassily Kandinsky en porte la trace, comme ce dernier le rapporta plus tard : « nous aimions tous les deux le bleu, Marc aimait les chevaux, moi les cavaliers »[5].
Dans ce tableau aux couleurs puissantes et tranchées, aucun être humain n’est présent, ni cavalier ni palefrenier. Un cheval tourne la tête vers la droite, échappant ainsi à notre regard. Son mouvement conduit nos yeux de sa crinière bleu indigo vers un paysage vallonné, rendu doux et paisible par sa simplification formelle et chromatique. Est-ce ainsi que les chevaux voient le monde ? Si on suit le code de couleurs de Franz Marc, le bleu étant une métaphore du masculin et le jaune du féminin, on pourrait bien assister ici aux épousailles d’un animal avec la nature. Nous serions bien inspirés d’en faire de même, si nous étions raisonnables…
C’est le même dispositif que l’Etasunien Tom Uttech utilise, et probablement à la même fin. Un ours noir, assis sur une sorte d’arche qui pourrait être la relique d’un travail humain, nous tourne le dos. Il regarde en direction d’un congénère debout de l’autre côté de la plaine d’eau [6] et contemple au passage un paysage plein de vie.
Tous les animaux, oiseaux ou quadrupèdes, semblent pris de frénésie, volant, courant ou nageant dans le même sens, de la droite vers la gauche. Une tornade au fond tournoie sur elle-même. Seuls les deux ours restent immobiles, comme indifférents à cette hâte universelle. Plane donc sur cet Eden, un mystère dont on ne sait s’il faut s’en inquiéter ou s’en réjouir. Le titre donné à l’œuvre se veut rassurant. En effet, « enassamishhinjijweian » dans la langue de la tribu amérindienne Anishinabe signifie : « l'espoir de bonnes choses à venir » [7]. Ainsi apaisé, on peut comme l’ours, admirer sans trouble le spectacle d’une nature dynamisée par un soleil éblouissant.
Finalement, cette stratégie peut être placée, comme la précédente, sous l’aile générique de l’anthropomorphisme. Certes, ce sont des animaux qui ici nous servent de médiateur nous invitant à la contemplation et non pas des hommes, mais comme les bêtes des fables, ils ne sont que nos avatars. Mais, pourrait-on se dire, en quoi cela diffère de représentations en régime animiste qui, vont dans des masques animaux par exemple, greffer un visage humain pour figurer la continuité d’esprit entre l’homme et les bêtes ?
La différence est substantielle, si on y réfléchit bien, pour au moins deux raisons. Dans ces masques, il y a une double identité animale, celle d’un corps, identifiable « sans équivoque par des indices d’espèces », et celle d’un visage humain, alors que dans les figurations anthropomorphiques, il n’y a pas de métissage, l’animal dans son entièreté n’est qu’un faux nez ou un prête nom, une humanité drapée dans le corps d’un autre animal. En outre, les figures sont aussi des signes ou des codes, bien compris des peuples qui les produisent. Dans l’esprit des Yup’ik, l’insertion d’un visage humain sur un corps de grizzli est là pour marquer une continuité spirituelle et non pas pour signifier une supériorité humaine. De même, pour un amateur de la peinture occidentale, ces portraits de lion, de cerf, ce cheval ou cet ours sont immédiatement lus comme porteurs de traits culturels humains.
Mais si ces deux stratégies échouent à représenter la vie animale dans sa diversité et ses richesses, c’est peut-être simplement parce qu’elles relèvent d’une autre : la valoriser ou la magnifier aux yeux de ceux qui la méprisent, en parlant la langue que ceux-ci entendent.
L’animal en action
Pour identifier cette stratégie de figuration, Estelle Zhong Mengual s’est appuyée sur une autre citation de Philippe Descola : « Figurer une action en la capturant comme un instantané, c’est faire surgir à l’imagination les circonstances qui la causent ou l’accompagnent : (…), ce lièvre figé au moment où il s’apprête à bondir, cet ours prêt à assommer un saumon imprudent d’un coup de patte, tous ces animaux que l’on voit entreprendre une action à l’évidence intentionnelle ou répondre comme il se doit à un évènement imprévu ne peuvent manquer d’imposer à qui observe leur image l’idée qu’ils sont animés par des buts, qu’ils savent ce qu’ils font, qu’ils réagissent de façon astucieuse aux sollicitations de leur environnement, bref qu’ils ont une intériorité, tout comme les humains. C’est par la figuration du mouvement suspendu que la subjectivité animale, caractéristique de l’animisme, se donne ici à voir » [8]
Curieusement, mais cela fait partie du charme de ce tableau, ces moutons n’occupent que la partie droite de l’image, dégageant ainsi le site sauvage et accidenté dans lequel ils pâturent. Leur berger est absent et ils vivent selon leur genre propre. Animaux grégaires, ils se serrent les uns contre les autres, avec tendresse parfois comme ce couple que l’on voit à mi hauteur où l’un est étendu, abandonné à la paix du moment, et l’autre place sa tête légèrement au-dessus de lui. Ou cet autre qui pose sa tête sur le corps de son congénère comme s’il en goûtait la laine. D’autres encore, plus audacieux sont descendus de la plateforme et semblent enfouis au milieu d’une végétation plus dense.
Ici, contrairement aux représentations précédentes, il n’y a nul anthropomorphisme, mais une représentation fidèle d’un instantané de la vie ovine.
Ici aussi, dans ce magnifique tableau, l’homme est totalement absent. Ce renard vient de sauter sur une proie, son corps tout déformé et encore plein du bond qu’il vient d’accomplir [9]. L’action toutefois n’est pas facile à lire dans son détail. En effet, il tient sous sa patte gauche un mulot déjà éventré et dans sa gueule, quelque chose qu’il pourrait lui avoir arraché ou bien provenir d’une autre proie. On peut le supposer aux aguets quelques minutes auparavant, attendant que passe près de lui un rongeur imprudent, jouant ainsi de ses atouts pour vivre dans une nature qui à cette époque est figée par l’hiver.
On peut évidemment considérer, sous l’influence de l’idéologie naturaliste, que le renard n’agit que par instinct et ainsi le priver de toute réflexivité. Mais est-ce le regarder agir ? Le renard est un carnassier, un chasseur, il ne peut vivre que de la chair qu’il consomme, mais qu’il doit d’abord attraper. Et pour cela, s’adaptant à des circonstances à chaque fois différentes, il utilise tous les stratagèmes que les chasseurs connaissent bien pour s’approcher des proies sans être vus et tomber sur elles quand elles ne s’y attendent pas. C’est cela qui visiblement a fasciné Gustave Courbet et qu’il restitue avec talent, saluant ainsi l’intelligence des situations que suppose la patience du guet et une chasse réussie.
Une intériorité commune
Dans les peintures de ce registre, il y a coprésence d’animaux et d’hommes. Cela permet d’enrichir les possibilités d’expressions de continuités ou discontinuités des uns aux autres, comme le montrent les quatre illustrations présentées lors de la conférence.
Dans le méli-mélo de cette mêlée, qui est le chasseur, qui est le chassé ? Un hercule torse nu écarte de ses mains la mâchoire d’un lion pour l’empêcher de dévorer la proie humaine qu’il a fait tomber à terre. Une panthère git sur le sol, tuée par une lance qui a perforé son poitrail, pendant qu’une autre s’est jetée sur un cavalier et est en train de le renverser, avec la complicité involontaire du cheval qui se cabre, en lui broyant l’épaule. C’est une animalité commune qui se manifeste ici sans voile, celle du combat pour la vie. Mais si chacun cherche à tuer l’autre, les rôles ne sont pas pour autant les mêmes, ni interchangeables. Cette chasse, ce sont des hommes – orientaux et occidentaux ici rassemblés – qui en sont à l’initiative, en quête de plaisir ou de divertissement et non pas poussés par la nécessité ; ils en conserveront les trophées plus probablement qu’ils n’en consommeront les chairs. Les fauves aussi pratiquent la chasse, mais jamais comme loisir. Ils tuent pour manger et se donner ainsi le droit de continuer à vivre. Dans cette lutte à mort, ils se défendent avec les armes qui sont les leurs, griffes et dents, mais ne sont pas les agresseurs. Apparaît néanmoins dans ce tableau, une âme commune qui s’exprime dans la violence de la lutte pour la vie.
Ce tableau qui fut au départ de la notoriété de Géricault – il l’expose au Salon alors qu’il n’a que 21 ans – est une véritable apologie du mouvement, inscrit dans une diagonale contrariée. Homme et cheval s’épousent ; l’un comme l’autre se retournent vers nous, mais pour des raisons qui pourraient ne pas être les mêmes. L’animal se cabre et tourne la tête, semble-t-il effrayé par les éclats d’obus et les fumées de la bataille qui jaillissent devant lui, pendant que l’officier reprend le même mouvement, sabre au poing, mais pour haranguer sa troupe derrière lui. Cette même figure dissociée est reprise dans le bord gauche du tableau où l’on voit un deuxième cavalier sonner la charge, monté sur un cheval apeuré qui vomît de l’écume. Toutefois, la peur est probablement partagée par l’officier dont le visage à l’air plus pensif qu’ivre de violence, soulignant ainsi dans un même élan une communauté animale d’émotion. La mort qui la justifie et qui peut survenir à tout moment est d’ailleurs déjà présente sur la croupe du cheval, sous la forme d’une tête de lynx et de sa peau qui sert de matelassure.
En 1889, le peintre Etatsunien Winslow Homer a réalisé une série d’aquarelles sur la traque des cerfs dans les forêts sauvages des monts Adirondacks [10]. Cette chasse consistait à lancer des chiens sur la piste de cerfs, ceux-ci s’enfuyant alors dans des cours d’eau afin que ces rabatteurs perdent leur trace mais où les chasseurs les attendaient. Dans On the trail (Sur la piste), on est au début du processus. Un homme pénètre dans la futaie, avec ses deux bêtes encore en laisse. Ils nous tournent le dos, les queues des chiens semblant frétiller d’impatience, celui de droite humant l’air pour flairer la proie. On devine ici la complicité du trio forgée autour d’une même passion.
Sous un ciel couvert presque uniformément blanc, une vaste prairie est découpée en deux zones fortement contrastées. En contrebas, des moutons en groupes dispersés broutent une herbe jaune, pendant qu’en hauteur, à l’ombre ou sur une herbe verte, se prélasse une bergère en compagnie de moutons qui ruminent paisiblement. Elle semble rêveuse, allongée sur le sol et accoudée pour tenir sa tête ; elle regarde ce que l’on ne voit pas, caché par le relief. Femme et bêtes partagent une douce indolence et semblent vivre de concert le temps et l’espace.
Voici une représentation plus méditative que les précédentes. Du coup, elle laisse plus ouverte le champ des interprétations ; elle ne les limite pas à des pulsions ou passions animales ; la subjectivité commune y semble beaucoup plus vaste.
Toutes les œuvres présentées par la conférencière mettaient en scène des animaux sauvages ou domestiques. Mais que se passe-t’il avec les animaux de compagnie ? De quelle intériorité animale peuvent-ils être porteurs ? Voici une représentation qui éclaire une dimension de subjectivité commune qui ne l’avait pas été jusqu’alors.
Assise sur son lit, Berta, la sœur du peintre, toute endimanchée – chaussures à talons nouées par des rubans, bas de laine rouge, jupe à froufrou -, est absorbée par sa lecture. Derrière son épaule, Capi, un adorable Yorkshire terrier, a l’air de plonger avec intérêt dans cette même lecture. La jeune fille et le chien, nous dit son frère, sont deux « bons amis ». Cette scène charmante, il ne l’a pas inventé ; il l’a vue et elle lui a plu – il l’a peinte au moins trois fois.
C’est une œuvre pleinement naturaliste, qui objective le monde et cherche à rendre compte de ce qui y apparait. Or ce qui apparait, c’est le résultat d’une domestication qui plonge ses racines plusieurs dizaines de milliers d’années plus tôt. L’écriture est une invention récente, spécifiquement humaine, que Capi est bien incapable de déchiffrer. Pourtant par mimétisme, il singe sa maitresse : ce qui l’intéresse l’intéresse, même s’il ne le comprend pas. Ce pourrait être une belle définition de l’amour. Aussi, de quelle intériorité ici parle-t-on ? Ce sentiment – l’amitié, l’amour – ici franchit les frontières entre les espèces. C’est cela qu’Edelfelt représente, dans une stratégie qu’on ne saurait assimiler à de l’anthropomorphisme, car c’est Capi qui ici donne une leçon d’amour. C’est lui qui, dans cet instantané de la vie, va vers elle.
Au terme de cette rapide exploration, on peut considérer que ces différentes façons de rendre compte de l’animalité se ramènent finalement à deux. Soit l’animal est anthropomorphisé comme dans les deux premières stratégies et sa vie intérieure apparaît calquée sur celle de l’homme, soit elle est restituée sous sa forme propre. Dans ce dernier cas toutefois, deux cas de figure se présentent. Soit les animaux sont représentés seuls et la liberté d’interprétation du spectateur reste entière : à lui de décider de la continuité ou discontinuité des intériorités. Soit hommes et bêtes sont présents dans la même image et c’est l’artiste qui tient les rênes. Il peut alors, comme on le voit dans les exemples présentés ici, suggérer une intériorité partagée sous forme d’une même volonté de vivre ou d’émotions communes, ou bien d’une complicité inter-espèces.
Il resterait à montrer les cas où les représentations animales s’inscrivent clairement dans le régime naturaliste et nient donc toute continuité avec l’âme humaine. On les trouverait évidemment dans les natures mortes qui apparaissent en Europe comme genre pictural à partir du XVI° siècle, mais aussi dans les peintures animales réalisées au service de la science. Je pense notamment à l’œuvre de Jean Jacques Audubon, que j’ai découvert grâce à un documentaire de Jacques Lœuille, Birds of America. Ce sera l’objet d’un autre article.
*****
Le Collège des Bernardins a la bonne idée de filmer et diffuser sur la toile les manifestations qu’il organise. Vous pouvez donc retrouver la conférence d’Estelle Zhong Mengual qui m’a servi de colonne vertébrale pour cet article, en suivant ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=PmTaDfqIrbI.
[1] De 1976 à 1979, Philippe Descola a séjourné chez les Achuar, une tribu Jivaro d’Amazonie. Sous la direction de Claude Lévi-Strauss, il a soutenu en 1983 sa thèse de doctorat : La Nature domestique. Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar.
[2] Une stratégie est un ensemble d’actions conçues en vue d’atteindre un but précis. Or les artistes de ces époques n’avaient pas pour but de représenter l’intériorité animale. C’est à leur insu qu’elle a pu avoir lieu et qu’on peut rétrospectivement l’analyser.
[3] Philippe Descola, Les formes du visible, p 54
[4] Echanges organisés le 08/06/2022 aux Bernardins autour de Les formes du visible de Philippe Descola
[5] Annette Vezin et Luc Vezin, Kandinsky et le Cavalier bleu, Paris, Éd. Pierre Terrail, septembre 1991, p 123-124
[6] Pour le voir, il faut visualiser le tableau en réalité augmentée : https://artsandculture.google.com/asset/AwEqHYAz02meVA?ms=%7B%22x%22%3A0.5089193967663781%2C%22y%22%3A0.6131198979412191%2C%22z%22%3A10.5%2C%22size%22%3A%7B%22width%22%3A1.198167073052155%2C%22height%22%3A0.6196179446390179%7D%7D
[7] Source : https://collection.crystalbridges.org/objects/1214/enassamishhinjijweian?ctx=1768bc59-7483-4651-9af3-9d624e9bd332&idx=0#. Les Anishinaabe sont des amérindiens d'Amérique du Nord qui sont répartis de façon sensiblement égale entre le Canada et le nord des États-Unis – dont le Wisconsin, l’Etat où est né et vit Tom Uttech.
[8] Ibidem, p 106-107
[9] Estelle Zhong Mengual voit dans la contorsion étrange du renard un mouvement non contrôlé de son corps et le signe qu’il est dépassé par la situation. Elle en tire la conclusion que ce mouvement suspendu échoue à traduire l’intériorité animale. Mon analyse ici diffère de la sienne.
[10] Les monts Adirondacks sont situés dans l’État de New York, au nord des Appalaches.
Passionnant ces regards et analyses ! Merci. mp
Rédigé par : mp | 18/06/2023 à 07:58