Rando-philo en Crête du 30 avril au 7 mai 2016
Ouvrières chez Bidermann

Kafka écartelé entre son travail et le bureau

Pour dévoiler la subjectivité du travail, Franz Kafka est un excellent guide, non seulement parce que dans ses romans il a souvent mis en scène les affres de la vie bureaucratique et ses raideurs, mais parce qu’il l’a vécu de l’intérieur et a su en parler avec ce sens aigu et lucide de l’introspection qui est le sien. Cerise sur le gâteau, son objet professionnel était d’une certaine manière, le travail lui-même. En effet, de 1908 à 1921, il a été rédacteur dans une Compagnie d’assurance contre les accidents du travail !

Nous disposons aujourd'hui de trois accès possibles à sa vie professionnelle : les rapports ou articles qu'il a écrit à la demande de ses supérieurs, les requêtes qu'il a adressé à sa Compagnie pour différents motifs – essentiellement, des demandes d’augmentation de salaire et des autorisations d’absence pour maladie – et enfin les nombreuses évocations de sa vie au bureau dans les lettres qu'il adressait à son entourage. C’est de ce volet moins connu de sa vie dont il va s’agir ici.

Kafka est un écrivain majeur du XXe siècle, mais il s’en est fallu de peu que nous n’en sachions rien ou presque, car son œuvre a été, pour l’essentiel, publiée après sa mort. Lui-même, très explicitement dans au moins deux notes manuscrites, souhaitaient que les textes non édités que l’on retrouverait de lui soient brûlés. Heureusement, Max Brod, l’ami qu'il avait désigné comme exécuteur testamentaire, s’en est bien gardé. Cette œuvre, Kafka l’a donc produite sans la reconnaître. Contrairement à ses amis et plus tard à un grand nombre de lecteurs dont je suis, il trouvait rarement ses textes à la hauteur de son ambition littéraire :

« Ma vie au fond consiste et a consisté depuis toujours en tentative pour écrire, et le plus souvent en tentatives manquées. Mais lorsque je n’écrivais pas, j’étais par terre, tout juste bon à être balayé »[1].

Si sa vie a été entièrement consacrée à l’écriture, il l’a en fait partagée entre un métier de rédacteur dans une société d’assurance et un travail d’écrivain auquel il consacrait l’essentiel de son temps libre. Cette vie coupée en deux, où s’est exercée d’un côté comme de l’autre la même activité d’écriture, il la distingue par deux noms différents, la première c’est « le bureau », la deuxième, c’est « mon travail » :

« Ma façon de vivre est organisée uniquement en fonction de la littérature, et si elle subit des modifications, c’est uniquement pour répondre le mieux possible aux nécessités de mon travail car le temps est court, les forces sont minimes, le bureau est une horreur, l’appartement est bruyant, et il faut tâcher de se tirer d’affaire par des tours de force, puisque cela ne se peut pas en suivant un beau chemin bien droit »[2].

Ces deux vies communes et différentes s’opposent, mais aussi parfois s’équilibrent :

« Parfois, je crois presque entendre la meule qui me broie littéralement entre la littérature et le bureau. Puis viennent d’autres moments, où je tiens relativement les deux en balance, surtout lorsque j’ai mal travaillé à la maison ».[3]

Son activité professionnelle consistait à établir le montant des cotisations patronales des entreprises couvertes par la Compagnie, à suivre des litiges entre employeurs et ouvriers, à prononcer des conférences et rédiger des lettres et rapports sur les questions d’assurance contre les accidents du travail. Son attitude à l’égard de cette partie de sa vie est ambivalente, faite de conscience professionnelle louée par ses supérieurs mais aussi, selon les moments, de récriminations ou de rage contre elle. Mais au bureau, Kafka écrit toujours ou plutôt, le plus souvent, il dicte des textes à son secrétaire. Cette œuvre professionnelle « ne le cède guère, pour la longueur au moins, à celle de l’écrivain Kafka »[4]. Certes, ces écrits n’ont qu'un but professionnel ; ils sont le résultat d’une commande de ses supérieurs et subissaient un contrôle hiérarchique sur le fond, si ce n’est peut-être – mais probablement très rarement – sur la forme. Bien qu’ils aient été publiés pour l’essentiel dans leur langue originale, fort peu sont traduits en français. Néanmoins, ceux auxquels nous avons accès montrent qu’est bien à l’œuvre le style propre de Kafka, son talent rhétorique pour peser et renverser les arguments qui devait en faire, comme il le déclare lui-même, « sinon un employé exemplaire, du moins quelqu'un de parfaitement utilisable dans bien des affaires »[5].

Un extrait suffit à en fournir la preuve – pour le télécharger, cliquer ici. Il est tiré d’un article intitulé « l’assurance contre les accidents du travail et les entrepreneurs ». Kafka l’a rédigé à la demande de ses supérieurs pour répondre aux attaques du patronat contre la Compagnie qui l’emploie parce que cette dernière avait dénoncé les entreprises qui sous-déclaraient leur masse salariale afin de diminuer leurs cotisations. Dans son journal, Kafka qualifiera ce texte d’« article sophistiqué »[6], ce qu'il est incontestablement. On y retrouve son talent d’avocat dans sa stratégie argumentative faite d’exposition claire du point de vue de l’adversaire, de concession sur des points mineurs et d’estocade porté là où ça fait mal. Il réussit même à glisser une touche d’humour – une de ses marques distinctives – dans ces textes sérieux, comme par exemple lorsqu'il conclut ainsi une première démonstration : « Qui voudrait, au vu des ces chiffres, parler encore de rectifications ne pourrait sans doute pas parvenir lui-même au bout de sa phrase ».

C’est peut-être cette continuité d’activité et de style qui a conduit l’écrivain Tchèque à communiquer certaines de ses œuvres professionnelles à ses proches, même s’il le fait – c’est une autre caractéristique de son rapport existentiel à la vie – sous couvert de l’ironie :

« Recevrais-je des photographies des locaux (de l’usine dans laquelle travaillait Felice, à laquelle il s’adressait) ? Si oui, tu recevras par exemple le rapport annuel de notre Institut contenant un article de moi sur les arbres des raboteuses de sécurité ! Accompagné de reproductions ! Ou bien un article sur l’assurance des ateliers ! Ou encore sur les têtes de sécurité des fraiseuses ! Chérie, tu as encore bien des joies en perspective. »[7]

 

 
  Kafka-rapport-risq-prof

Risque d’amputation sur fraiseuses de bois

Reproduction extraite d’un article de Franz Kafka sur les équipements de protection des fraiseuses à bois

Rapport d’activité de la Compagnie d’assurances contre les accidents du travail dans le Royaume de Bohème, 1909

 

 ou encore

« Je t’envoie pour te distraire deux choses imprimées : une agréable, c’est un numéro de Zeit-Echo avec un article de Max (…), une triste, c’est le dernier rapport de notre Institut dont le texte est mon œuvre de la p. 10 à la p. 80 à peu près »[8].

Il est possible de relier ces différents éléments en interrogeant le sens que peut revêtir pour Kafka cette distinction entre « mon travail » et « le bureau ». Le possessif du premier souligne une proximité, une intériorité même. Kafka préfère « travail » à « œuvre », car de celle-ci, il est toujours insatisfait alors que celui-là est pour lui nécessaire. C’est grâce à lui qu'il peut tenir debout. En même temps, le mot « travail » lui permet de rendre compte d’une tension vers un résultat jamais – ou rarement – satisfaisant, d’une peine donc, voire d’une souffrance. « Travail » convient mieux à sa déception renouvelée. « Le bureau » au contraire est une expression qui signifie une mise à distance, doublement pourrait-on dire : à la fois par l’usage de l’article défini et par celui d’un nom commun qui désigne d’abord un lieu et non pas une activité. Mais ce lieu porte le même nom que le meuble auquel est associée l’activité d’écriture. C’est également un espace social, hiérarchisé, où l’écriture est contrainte, au service de la Compagnie qui l’emploie. C’est une forme de vie – la vie bureaucratique – non réductible au seul travail dont il exacerbera par exemple les traits dans les descriptions cocasses et inquiétantes du Château ou du Procès.

De ce témoignage de vie, rapidement évoqué, on peut tirer quelques confirmations ou enseignements sur ce qu'est le travail, ses représentations et la manière dont, en tant que sujet, nous l’éprouvons.

Certes, le travail est un phénomène intersubjectif, au sens où un dialogue et des échanges à son sujet sont toujours possibles et son résultat communicable (les rapports de la Compagnie d’assurance par exemple). Mais il fait nécessairement, en même temps qu'on le réalise, l’objet d’un vécu intérieur dans lequel se mélangent des considérations qui, pour certaines, nous dépassent et, pour d’autres, nous sont propres. Il y a en effet dans le travail une dimension culturelle évidente, ne serait-ce que parce que les mots du travail et leurs connotations ne nous appartiennent pas : ils nous sont socialement donnés. Cette distinction que l’on trouve par exemple chez Kafka, du bureau et du travail, se range incontestablement dans ce registre. En revanche, sa vocation d’écriture le caractérise, même si d’autres peuvent aussi en être possédée. C’est une dimension idiosyncratique dont il serait vain d’aller chercher les raisons. Même Kafka s’arrête au seuil : il la constate, simplement.

Ce vécu intérieur fait aussi l’objet d’une hiérarchisation au regard de ce qu'est une vie bonne, pour soi. Si le travail salarié nous assigne pour un temps donné à une occupation, la vie se charge de réunir dans notre conscience ce qui est disjoint. C’est pourquoi le jugement porté sur notre travail s’intègre dans un autre, plus large, porté sur notre vie et ce que nous souhaiterions y vivre ou à quoi nous pensons qu’elle devrait être consacrée. Il s’appuie donc sur une conception du bien et du bonheur « pour soi » et présuppose une « connaissance » de soi. Une manière de ne pas sentir le poids du travail contraint, c’est évidemment de pouvoir y faire ce qui compte pour nous, en vérité. Le travail bureaucratique a toujours été l’occasion pour Kafka d’écrire, ce pour quoi sa vie était faite. Il y exprimait son talent d’écrivain aussi bien que dans ses écrits romanesques et il est même possible ainsi que le note Claude David que « la triste besogne professionnelle (ne soit) pas restée sans influence sur l’œuvre littéraire »[9], même si ses lecteurs ne sauraient trouver le même plaisir à lire l’une ou l’autre.

*****

Pour ceux que l’austérité du sujet ne rebute pas, je propose de télécharger deux autres témoins de la vie professionnelle de Kafka. Le premier est une lettre dans laquelle il demande à son employeur une augmentation de salaire et une promotion. Le deuxième est constitué de commentaires qu'il adressait à Felice sur sa vie au bureau.

Dans le premier, il s’appuie, pour justifier sa requête, sur le fait que les dernières augmentations collectives décidées par la Compagnie pour tenir compte de l’augmentation du coût de la vie ont abouti à rétrécir « injustement » la hiérarchie des salaires, au détriment des rédacteurs. Il signale également l’inégalité des salaires qui prévaut entre ces mêmes rédacteurs au sein de la Compagnie, selon les succursales dans lesquelles ils travaillent. Après avoir décliné les faits, il conclut que « dans ces conditions, le soussigné très dévoué a subi un préjudice économique qui ne peut être réparé pour le passé mais qui peut l’être pour l’avenir par un réel et substantiel réajustement qui tiendrait compte de tous les éléments déterminants indiqués ici ». Cette lecture est aussi une bonne occasion de s’interroger sur ce qui rend « juste » une hiérarchie des salaires.

Le deuxième est constitué d’extraits tirés des premiers échanges épistolaires de Franz Kafka avec Felice Bauer. Dans les lettres qu'il lui destinait, il lui est arrivé fréquemment de parler de sa vie de bureau. Cela constitue un témoignage qu'il faut évidemment prendre avec prudence, car Kafka est tout sauf un auteur naïf. Il ne perd jamais de vue ni la littérature, ni les buts poursuivis par ses écrits et il maitrise nombre de stratagèmes rhétoriques… Néanmoins, cela reste un témoignage particulièrement intéressant, à un double titre. Il éclaire en effet la dimension subjective d’une vie professionnelle en Europe centrale au début du XX° siècle et, contrairement à ses écrits professionnels, austères ou techniques par nature, le plaisir de la lecture y est toujours renouvelé.

 

[1] Les textes sur lesquels nous nous sommes appuyés sont tirés des volumes III et IV des Œuvres complètes de Franz Kafka, publiées aux éditions Gallimard / La Pléiade, Paris, 1989. Il s’agit ici d’une lettre à Felice du 01/11/1912, vol. IV, p. 27.

[2] Ibidem, p. 29.

[3] Ibidem, vol IV, Lettre à Felice, 03/12/1912, p. 121.

[4] Yasha David et Jean-Pierre Morel, Le siècle de Kafka, Centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p. 69.

[5] Franz Kafka, Œuvres complètes, vol. IV, lettre à Felice, 03/12/1912, p. 121.

[6] Ibidem, vol. III, Journal, 10 octobre 1911, p. 103

[7] Ibidem, vol IV, p. 119

[8] Ibidem, vol IV, Carte postale du 30/05/1916 envoyée à Felice, p. 703.

[9] Ibidem, vol IV, p 1434

Commentaires

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loriot

superbe texte et l'on verra aussi qu'il fréquenté les accidents du travail et les affres de la fabrication de l'amiante ! incroyable !
ci joint en merci, une balade au pont du gard !!
https://www.youtube.com/watch?v=sWdrjnAfFOM&feature=youtu.be
DL

Michel

Merci Daniel pour ce voyage aérien au-dessus du Pont du Gard. Il est vraiment beau de partout !
MF

Florence Noël

Bonjour, sait-on de quel était l'horaire de travail de Kafka dans cette compagnie d'assurance ?

Michel

Bonjour Florence,
Je ne sais pas quels étaient ses horaires de travail.
Il avait quitté une première entreprise en 1908 car il considérait que les horaires n'étaient pas compatibles avec son travail d'écrivain. On peut donc supposer qu'ils l'étaient dans la compagnie d'assurance où il a travaillé ensuite jusqu'en 1922.
Je sais également, pour avoir visiter ces lieux, que, pendant l'hiver 1916, il montait après son travail au Château, écrire dans une petite maison que lui louait sa sœur, dans la ruelle d'or. Un endroit absolument charmant.

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