Le travail, une notion anthropologique et culturelle ["Le travail contre nature"]
24/01/2014
Depuis le XIX° siècle, les paléontologues sont à la recherche de l’origine de l’homme. Pour mener à bien cette quête, ils affrontent simultanément deux difficultés. La première pourrait sembler la plus redoutable. Il leur faut en effet trouver, sur toutes les terres émergées et sur une longue échelle de temps, des traces matérielles de ces « hommes », c'est-à-dire des squelettes et des crânes, si possible entourés de restes (des outils, des objets, des peintures ou des gravures, des graines, des os d’animaux, etc.) permettant de connaître le contexte immédiat de leur vie. Mais, c’est la deuxième qui va nous intéresser, car elle croise notre objet. Partant d’une espèce connue, l’homme moderne, ils doivent remonter le temps. Ils voient ainsi progressivement disparaître ou s’atténuer des caractères distinctifs de cet homme et se rapprocher des lignées voisines : les homo néanderthalis, d’abord, puis les australopithèques, enfin les paninés avec qui nous aurions un ancêtre commun vieux de sept millions d’années et qui donneront de leur côté les grands singes africains. Mais dans ce voyage à rebours, ils s’interrogent en permanence sur ce qui spécifie l’homme.
Pour conduire cette identification, les paléoanthropologues ne disposent que de peu de moyens. Ils doivent en effet se contenter de ceux qui résistent au passage du temps : essentiellement les os et les productions matérielles préservés de ces « hommes ». Certains critères, tels que la bipédie exclusive ou la taille du cerveau, sont facilement accessibles à partir de ces restes. D’autres qui seraient pourtant aussi probants, tels que le langage symbolique ou le rire, ne le sont pas. La spécificité de l’intelligence humaine, elle, peut être indirectement approchée. Nous ne pensons pas à l’importance de son cerveau qui est un critère imparfait pour en rendre compte puisque d’autres espèces en ont de plus grands en valeur absolue ou relativement à leur corps, sans pour autant que leur intelligence soit de même nature, mais plutôt aux « preuves » matérielles et spécifiques qu’elle peut en donner. Ces « preuves », ce sont les outils et les objets qu’elle a produits. C’est là que réside un des critères majeurs, distinctifs du genre humain. Cela se manifeste d’ailleurs dans le choix des noms parfois donnés aux espèces par leurs découvreurs : homo ergaster, homo habilis.
Ce qui distingue les hommes des autres animaux, c’est leur manière propre de lutter dans la nature pour leur existence individuelle et collective. Ils pratiquent certes, comme d’autres animaux, la chasse ou la pêche ou la cueillette. Mais cette pratique est bien différente dans sa forme : ils utilisent des outils pour amplifier leur moyen d’action, ils se transmettent leurs savoir-faire et leurs connaissances qu’ils accroissent toujours, ils se coordonnent dans leurs activités, etc. L’étude des singes africains (les chimpanzés, les bonobos) a montré qu’eux aussi chassent, partagent la viande, fabriquent des perches pour attraper des termites ou utilisent des pierres pour briser des noix. Cela accrédite l’hypothèse d’un ancêtre commun, mais ne fait pas de leur manière de faire une activité comparable à celle des hommes, cette activité à laquelle nous réservons le nom de « travail ».
Darwin, en 1871 dans La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe fait de la chasse l’origine de l’homme. Il lui impute en effet le développement de son cerveau, la fabrication des outils, la réduction des canines, l’invention des campements, la division sexuelle des tâches, etc. Cette thèse a longtemps dominé chez les paléoanthropologues. Mais la chasse est une activité pratiquée par de nombreux carnassiers. Ce qui distingue l’homme des autres chasseurs, c’est la manière, de plus en plus efficace, avec laquelle il va la réaliser. Aussi, dans une perspective évolutionniste, il nous semblerait plus juste de dire que c’est l’homme qui a créé le travail et l’a perfectionné, en même temps que le travail a créé l’homme. Le travail serait une adaptation réussie de l’homme à la lutte pour l’existence dans la nature, tellement souple, qu’il lui a permis de s’affranchir des espaces forestiers où il serait né, pour aller dans la savane puis progressivement conquérir toutes les niches écologiques de la planète et y prospérer.
Nous arrivons ainsi à une notion de travail au caractère résolument anthropologique. Il pourrait se définir comme la forme spécifique donnée par des groupes humains à leur activité productive, activité dont le but est de permettre leur vie individuelle et collective. On pourrait, si l’on ôtait de cette définition la qualification d’humain, considérer qu’elle pourrait aussi s’appliquer aux animaux grégaires qui, pour vivre, coopèrent entre eux. C’est le cas par exemple de quelques grands fauves qui chassent de concert, mais aussi de ces insectes qui poussent très loin la division des rôles et des tâches, comme les abeilles ou les termites. D’une certaine manière, c’est d’ailleurs cette organisation hiérarchisée de l’activité dans les ruches et les termitières qui renforce l’idée que ces insectes travaillent, car la ressemblance avec l’activité humaine apparaît, parce qu’elle est plus développée, encore plus troublante. Chez les abeilles, les éthologues ont même pu identifier une forme de langage qui leur permet de transmettre des informations d’orientation dans leur recherche de nourriture. Néanmoins, nous maintenons notre décision terminologique, pas seulement pour rendre plus clair notre champ de réflexion, mais aussi parce qu’il y a une différence majeure entre l’organisation de l’activité productive chez les abeilles et chez les hommes. Depuis que les abeilles sont des abeilles, on ne trouve pas chez elles de nouvelles formes d’organisation, ni d’histoire. Elles répètent instinctivement et indéfiniment la même. Pas les hommes.
Soyons clair : dire que le travail est une notion anthropologique permet de le distinguer des activités poursuivant le même but chez les autres vivants. Mais sa caractéristique essentielle, qui le différencie des activités des animaux et des végétaux, c’est que sur ce fond anthropologique, il prend toujours des formes variées au sein des sociétés humaines. C'est-à-dire qu’il a toujours nécessairement une dimension culturelle et historique [Voir l’article « Le patron du travail »].
Nous traiterons donc ici du travail sur ses deux faces, interne et externe, anthropologique et culturelle. Il est important de distinguer ces deux aspects parce qu’aujourd’hui, la forme de travail que nous connaissons, le travail productiviste né au XVIII° siècle, nous apparaît si dominant et envahissant, que son niveau anthropologique en est masqué. Or sans lui, comment pourrions faire la part dans notre vie de travail entre ce qui pourrait être imputé à la civilisation productiviste dans laquelle nous sommes baignés, et ce qui aurait un caractère plus générique ? Mais surtout, c’est à ce niveau que se rappelle à nous, avec force, le lien qu’entretient notre espèce avec la nature et que nous pouvons réfléchir à ce que nous pourrions faire d’elle et avec elle.
[Voir l’article « La nature cachée du travail ou le grand renversement »]
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