L’homme et la machine, sous les yeux de l’artiste
28/03/2014
L’œuvre d’Henri Cartier-Bresson fait l’objet d’une magnifique exposition rétrospective à Beaubourg, qui donne toutes les preuves – tirages d’époque à l’appui – de son talent pour saisir l’humeur du XX° siècle. C’est un « visuel » se reconnaissait-il : « J’observe, j’observe, j’observe. C’est par les yeux que je comprends ». Qu’a-t-il donc vu et compris du travail de son époque ? Il désignera d’abord clairement son camp dans un collage énigmatique produit sous influence surréaliste, qu’il intitulera Pour l’amour et contre le travail industriel (1931).
On le voit, c’est une représentation assez pauvre, qui plastiquement a surtout une valeur de composition – manifestation d’un don qui sera mieux utilisé dans ses cadrages photographiques.
Mais ce sont ses images des années 60 qui sont les plus intéressantes. Le travail y est surtout saisi comme rapport des hommes à la machine. C’est cela qui semble avoir le plus intrigué et attiré Cartier-Bresson.
Le travailleur apparait ici englouti. Son déséquilibre est rattrapé par celui de la machine ; comme des époux, ils se soutiennent l’un l’autre. Et si le travailleur apparait en jambes, la machine pourrait bien être sa tête.
De nombreuses autres belles images dans l’exposition viennent ainsi nourrir la réflexion, attestant du dialogue fructueux que peut entretenir la pensée avec l’esthétique. Mais rien ne vaut le contact charnel avec les images, avec les nuances de gris, de blancs et de noirs. Aussi, rendez vous donc à Beaubourg : l’exposition se poursuit jusqu’au 9 juin 2014 ! Exposition Cartier-Bresson à Beaubourg
Pour ceux que l’exercice intéresse, j’ajoute à cette invitation une autre : celle de consulter L’homme et la machine, un ouvrage paru en 1972 qui rassemble des photographies qu’a pu réaliser Henri Cartier-Bresson sur ce thème. Certaines d’ailleurs sont reprises dans l’exposition. Mais je ne résiste pas à l’idée d’en extraire une qui n’y figure pas, mais qui éclaire le chemin que nous avons parcouru en quelques dizaines d’années dans notre relation à la technique et au temps.
« Moi, je m’occupe presqu’uniquement de l’homme. Je vais au plus pressé. Les paysages ont l’éternité ». Mais même lorsqu’ils sont absents comme ici, ils sont toujours présents : la route qui serpente, les champs nus ou cultivés, le rempart de bottes de paille, le vieux moulin qui se meurt, les oies domestiques qui se dandinent… Tout ici est marqué de l'empreinte de l’homme. Cette image n’est pas nostalgique ; elle nous parle simplement d’un autre monde, essentiellement d’un autre rapport au temps, celui de l’attente du vent qui soufflait dans les ailes ou du pas lent de l’oie. Rien à voir avec l’activisme du « temps réel » qui nous étreint, celui de l’informatique et de nos technologies les plus subtiles.
L’homme et la machine, photographies d’Henri Cartier-Bresson, introduction d’Etiemble, Editions du Chêne, Paris, 1972.
Photo 1 : Pour l'amour et contre le travail industriel, 1931, collage sur carte
Photo 2 : Accélérateur linéaire, Université de Stanford, Californie, 1969
Photo 3 : Moulin à vent, Beauce, France, 1961
Oui HCB observe, et nous donne à voir, ensuite nous ne faisons qu'interpréter. Telle cette image de l'homme aux prises avec la machine:l'homme est-il vraiment "englouti" (subissant), ou est-il engagé (agissant)? De l'homme ou de la machine, où est le sujet, et où est l'objet? Est-il pensable que cet ouvrier ait "choisi" de s'impliquer à ce point dans sa tâche parce que cela le rend heureux, voire lui donne le sentiment de sa puissance d'agir sur les choses?
Et puis à y regarder de plus près, il semblerait que ce soit moins la machine elle-même qui préserve l'équilibre de l'opérateur que la barrière justement destinée à la protection: comme si l'engagement du travailleur n'était possible que tant que demeure une frontière salutaire quoique contraignante entre lui et son ouvrage. Frontière matérielle... ou symbolique.
En ce sens cet aspect-là pourrait bien constituer un écart majeur avec le message du film "les Temps Modernes" de Chaplin où justement Charlot est embarqué malgré lui et sans protection dans un tourbillon qui le dépasse.
Mais bien sûr tout ce qui précède n'est que l'expression de mon propre regard...
Merci en tout cas d'avoir encore une fois permis à vos lecteurs de remplacer les évidences prédigérées par une pensée porteuse de sens.
Framboise
Rédigé par : Framboise | 30/03/2014 à 09:45
Le parallèle avec "Les temps modernes" est pertinent où l’homme et la machine exécutent un numéro de danse et ne forment plus qu’un tout.
Rédigé par : Olivier | 06/09/2019 à 10:38