Portrait du Covid 19 en leçon de vie sauvage
02/05/2020
Le 28 avril dernier, le Premier Ministre, Edouard Philippe, dans sa présentation de la « stratégie nationale de déconfinement » devant le Parlement, a déclaré qu’il fallait « apprendre à vivre avec le Covid-19 et apprendre à nous en protéger ». C’était une assertion pleine de bon sens puisque nous ne disposons pas, et peut-être pour longtemps, de vaccins et de traitements de nature à juguler l’épidémie. Celle-ci joue, depuis plusieurs mois, le rôle inattendu de révélateur autant de ce que nous demeurons que de ce que nous sommes devenus. Depuis que le coronavirus est apparu en Chine puis s’est propagé à la planète entière, nous ne cessons d’apprendre, d’être à l’école de la vie, naturelle et sociale.
Beaucoup s’interrogent sur le « jour d’après » et souhaitent le penser dès à présent. C’est une réaction légitime et utile, porteuse d’espérance au milieu des jours gris [1]. Mais nous sommes loin, sauf heureuse surprise, d’en avoir fini avec eux. Or, les épreuves de la vie nous changent tout au long de leur chemin. Ce travail intérieur, obscur et mystérieux à l’échelle de l’individu, l’est encore plus à l’échelle de la planète. Nous ne savons pas aujourd'hui à quel point chacun de nous sera affecté et transformé par l’épreuve, ni de quelle manière. Or, c’est cela qui comptera lorsque, sortis de l’épidémie, sera venu le temps d’orienter l’action publique au milieu des répliques sociales et économiques qu’elle aura engendrées.
Sans savoir donc jusqu'où elle nous changera, quelles leçons de chose nous donne déjà l’épidémie du Covid 19 ? Ou plutôt, parce que je n’aurais pas l’outrecuidance de professer sur un sujet aussi complexe et mouvant, témoignerai-je simplement de ce que je vois, un peu ahuri, se dérouler sous mes yeux et de ce que ça m’inspire comme méditation confinée.
J’ai d’abord été surpris que face à elle, tous les Etats, quel que soit le régime qui les gouverne, adoptent finalement la même philosophie d’action : considérer la santé publique comme un bien suprême et réduire en conséquence au maximum la circulation du virus quoiqu'il en coûte économiquement et socialement [2]. Cela n’avait rien d’évident. En effet, ce n’est pas la première fois que les hommes sont confrontés à des épidémies, mais bien la première qui génère une telle communauté de riposte. La pandémie précédente la plus meurtrière, celle de grippe dite espagnole, n’avait pas bénéficié d’une telle unanimité [3]. Certains pays la laissèrent passer sans même en parler ; d'autres mirent quelques mesures en place sans véritable efficacité pendant que d'autres encore, avec un succès inégal, recoururent aux mêmes méthodes que nous aujourd'hui. Finalement, elle avait gentiment fait, en deux vagues successives, le tour de la terre en abattant plus de monde que la première guerre mondiale qu’elle avait pourtant croisée. La vie nous serait-elle plus précieuse aujourd'hui qu’hier ? Que dit de nous ce rapport à la vie biologique, qui pourtant n’existe que parce qu’elle s’articule nécessairement à la mort ? Une leçon d’anthropologie culturelle.
Ce qui apparaît aussi au grand jour, ce sont les limites de notre puissance collective. Nous savons très bien et très tôt combien en tant qu’individu nous sommes fragiles. Mais le développement technique et scientifique, la domination qu’il semble nous donner sur la nature, nous leurre : il nous incite à nous croire, en tant qu’espèce, surpuissants alors que nous demeurons une tribu animale au milieu des autres vivants. Nous avons domestiqué des espèces végétales et animales pour les mettre à notre service et réduit drastiquement autour de nous la vie sauvage. Nous ne craignons plus les félins ou les loups, mais ironie du sort, le plus petit des microbes nous renverse de ses invisibles doigts crochus. Une leçon de taoïsme : « en n'agissant pas, il n'y a rien qui ne se fasse », « le mou et le faible vainquent le dur et le fort » [4].
Le virus n’a aucun respect pour nos hiérarchies sociales. Qu’un premier ministre jovial et fanfaron serre la main d’un manant et il se retrouve pendant trois jours en soins intensifs dans un hôpital londonien. Mais si le virus se repaît aussi bien de la chair du notable que du misérable, il génère une réponse politique qui est un puissant révélateur des inégalités qui parcourent nos sociétés et notre planète. Il vaut mieux habiter, en temps de confinement, dans l’immeuble bourgeois d’un beau quartier ou dans une maison entourée d’un jardin que vivre à cinq ou six dans un deux-pièces, au dixième étage d’une tour HLM de Seine Saint Denis ou encore, seul dans la rue, sans domicile fixe. Et que dire de l’Inde qui en décidant de confiner toute sa population a mis sur les routes ceux qui vivaient de petits métiers dans ses mégapoles ou les a cloîtrés dans leurs bidonvilles [5] ? Une leçon de sociologie des inégalités.
L’ère du temps est à l’individualisme, qu’il soit libertaire à gauche ou libéral à droite, et voilà que la peur et la raison nous conduisent à accepter la violence d’Etat exercée sur chacun de nous au nom de l’intérêt de tous, sous la forme du confinement d’abord, puis de règles de vie déconfinée. On peut discuter de ses choix ou les contester, on pourrait même changer ses méthodes pour en adopter de meilleures (s’il en existe), cela ne changerait rien au fait que, quelles qu’elles soient, on ne saurait se protéger d’une épidémie sans que les individus se subordonnent au collectif. Le virus nous interpelle dans notre responsabilité personnelle vis-à-vis de nos congénères, que ce soit des proches, des collègues ou de simples passants rencontrés au hasard dans une rue ou un commerce. Un renversement de perspective.
Quand on décide de confiner une population pour ralentir la progression d’une épidémie, la hiérarchie des activités productives s’en trouve brutalement renversée. Chacun se rend compte alors que ce sont plutôt les petits, les invisibles, les mal payés de la société qui lui permettent de ne pas s’effondrer. Nous avons collectivement plus besoin aujourd'hui de paysans, de médecins, d’infirmiers, de vendeurs, de policiers, de chauffeurs routiers que de spéculateurs sur les marchés boursiers. L’écart entre l’utilité sociale des métiers et leur rémunération apparaît alors au grand jour. Une leçon nietzschéenne de transmutation des valeurs.
L’ordre social est tenu par des injonctions gestionnaires prononcées d’en haut : il n’y a pas d’argent magique. Des manifestations et contestations peuvent se fracasser pendant des mois sur elles sans les faire reculer. Mais face à l’opiniâtreté d’un microbe dont on ne sait même pas s’il faut le compter parmi les vivants [6], ces impératifs auxquels nous étions priés de croire religieusement, tout d’un coup s’effondrent comme les murailles de Jéricho. Il faudra d’ailleurs un jour savoir qui en paiera le prix, autrement dit ce qui sera fait des dettes qui s’amoncellent. Une leçon d’idéologie politique.
Le coronavirus est aussi cruel avec nos dirigeants. Il les soumet à rude épreuve, mais il montre en même temps qu’ils n’ont pas tous les mêmes qualités pour l’affronter. Sur ce plan, j’avoue ne pas être mécontent d’être français et de notre attelage de tête. On peut, comme je le suis, ne pas être d’accord avec la politique qu’Emmanuel Macron et Edouard Philippe ont menée jusqu'à présent, et apprécier leur façon de tenir la barre au milieu des vicissitudes et des incertitudes. Leur sang-froid, leur bon sens, leur pragmatisme [7] font contraste avec le désordre intellectuel dont Donald Trump fait preuve de l’autre côté de l’Atlantique. Ce dernier ressemble de plus en plus à un papillon de nuit affolé parce que l’on vient d’allumer une lumière : il vole dans tous les sens et se heurte aux murs et à la lampe en émettant d’étranges gazouillis (twitter). Ce serait risible s’il n’était à la tête de la plus grande puissance mondiale.
Voici quelques leçons que m’inspire pour l’instant le spectacle du monde dont je ne sais vers quoi il nous mène. Mais si la nature s’ingénie à nous renvoyer l’ascenseur des plaies que nous lui causons sous forme de pandémie, de réchauffement climatique, d’épuisement de ressources fossiles, de pollution ou d’accident nucléaire, chacun devra s’interroger sur la société résiliente capable de les absorber et sur sa place en son sein. Sinon cette fable, imaginée dit-on par Gorbatchev, pourrait bien prendre corps : dans une lointaine galaxie, deux planètes se rencontrent. La première toute rayonnante et pimpante s’adresse à la seconde, livide et puante : « tu as l’air bien mal portante. Que t’arrive-t-il donc ? ». L’autre lui répond : « j’ai attrapé l’humanité ». « Oh, ma pauvre, moi aussi, mais je m’en suis débarrassée ».
[1] Même si je ne me suis pas pour l’instant engagé dans l’exercice, j’observe avec intérêt la démarche transpartisane portée par Démocratie ouverte : #NousLesPremiers : un scénario démocratique pour le « monde d’après ». Il me semble en effet qu'aujourd'hui la démocratie doit être revivifiée et enrichie afin de montrer que, même dans un monde incertain, elle reste le moins mauvais des régimes et le plus apte à surmonter les épreuves.
[2] Sur le site du Collège du France est diffusée la conférence que Philippe Sansonetti, titulaire de la chaire « Microbiologie et maladies infectieuses » y a prononcé le 16 mars 2020 : « Covid-19 ou la chronique d'une émergence annoncée ». Il y présente autour de la 47° minute les trois options principales qui étaient envisageables pour les gouvernements. Les deux qui ont finalement été adoptées ont en commun de pérenniser à bas bruit l’épidémie et supposent donc qu’à terme un vaccin soit trouvé ou que le « génie évolutif » propre au coronavirus l’éloigne (sachant qu’il peut tout aussi bien prendre la direction inverse et aggraver la situation). La troisième, en quelques semaines, aurait causé un débordement des hôpitaux et un grand nombre de morts ; elle se serait arrêtée « naturellement » une fois qu’elle aurait touché une proportion suffisamment importante de la population.
[3] Laura Spinney, La grande tueuse. Comment la grippe espagnole a changé le monde, Albin Michel, 2018
[4] Tao tö king, Le livre de la voie et de la vertu, Librairie d’Amérique et d’Orient, Paris, 1975, chapitre 48 (page 115) et 36 (page 85)
[5] « En Inde, le confinement le plus gigantesque et le plus punitif de la planète », tribune d’Arundhati Roy, publiée dans Le Monde du 6 avril 2020
[6] Sur cette question, voir l’article précédent consacré à la pandémie du Covid : Un virus n’est pas un ennemi, mais un collègue en naturalité.
[7] Le Président de la République avait utilisé le 16 mars dernier un vocabulaire martial que je trouvais inadapté. Il l’a heureusement abandonné lors de son allocution du 13 avril 2020 pour adopter un ton plus humble et plus en harmonie avec l’incertitude dans laquelle nous sommes pris.
L’invisible rend visible ce qui l’était déjà et ce que l’on ne veut pas voir quand on met le masque à hauteur des yeux. L’invisible n’est pas le virus mais le réel, quelque chose qui vient perturber notre entente avec le monde, un imprévu dans un programme.
Comment allons-nous être affectés par cette épreuve ? Par une angoisse ou par un " même pas peur" ? Nous voyons déjà que cet invisible laisse place au spectacle du monde, pas le temps de voir l’immonde. Allons-nous en tirer une leçon anthropologique ? transmuter nos valeurs ? Changer de politique ? Votre article met au regard ces questions. Ce sont bien par de tels points d’interrogations, points d’inquiétudes que le portait de la vérité sauvage peut ainsi s’esquisser.
Rédigé par : Jean Luc Vrignon | 11/05/2020 à 10:55