Projection-débat le 8 avril 2014 : De bon matin
L’homme et la machine, sous les yeux de l’artiste

La nature cachée du travail ou le grand renversement ["Le travail contre nature"]

Ce qui caractérise l’espèce humaine dans son mouvement pour la vie et la différencie des autres espèces, c’est qu’elle ne se satisfait pas des conditions naturelles dans lesquelles elle se trouve jetée, mais cherche toujours à créer les conditions de vie et de travail qui lui conviennent. Pour cela, elle interpose entre la nature et elle, un monde matériel qui est  comme le placenta de l’espèce, c’est-à-dire l’intermédiaire par lequel passent ses échanges avec la nature.

Ce monde matériel est un produit de l’histoire. Il était, à l’émergence des premiers groupes humains, réduit à quelques outils, peut-être quelques vêtements. Le contact avec les conditions naturelles était, pour ces groupes, direct ou plutôt à portée de main, parfois brutal. Puis, il s’est densifié au fur et à mesure du développement de la maîtrise technique de l’espèce. Des habitations, des ustensiles, des parures sont apparus, et ainsi progressivement pendant des centaines de milliers d’années jusqu’aux accélérations successives récentes qu’ont constituées la révolution néolithique puis industrielle.

Ce monde matériel, expression de notre espèce, couvre maintenant l’ensemble de la planète. D’une certaine manière, la nature en est revêtue. Celle-ci nous apparait le plus souvent comme paysage – agricole, forestier ou urbain –, c’est-à-dire marquée dans sa texture du sceau de l’empreinte humaine. Quand nous le contemplons, c’est notre image qu’il nous renvoie.

Ce monde matériel est une production collective. Il est renouvelé en permanence et tend à la fois à grandir et à se sophistiquer, au fur et à mesure du développement économique et des innovations techniques. Il constitue le milieu de notre vie quotidienne, mais aussi celui du travail. Son épaisseur est aujourd’hui telle qu’il nous éloigne de la nature et semble produire sur nous deux effets subjectifs qui se combinent, le sociocentrisme et le développement d’un sentiment de puissance.

 

Commentaire « Faire paysage » à partir d'une illustration de Charles Leval, 2012 Non reproduit ici.

 

Le sociocentrisme[1] est l’idéologie qui résorbe la nature au sein de la société, l’oblitère même. Dans cette conception, elle n’est plus notre matrice vitale, mais un moyen de la « grandeur » humaine, un simple outil à son service. Cette illusion d’indépendance se renforce à mesure de notre compréhension des lois de la nature et de l’accroissement du monde matériel. Elle ne se trouve écorchée qu’à l’occasion de la maladie ou de la mort, à la vue d’un paysage sublime ou lorsque nous sommes pris dans des déchainements naturels : un tremblement de terre ou l’explosion d’un volcan. Mais dans notre vie quotidienne, urbaine ou rurale, tout semble à notre main, de notre main.

Le travail contemporain aussi nourrit cette illusion. De manière certes un peu réductrice, on peut, selon leur objet, distinguer en son sein deux familles. D’un côté, il y aurait celui que l’on effectue au service des hommes et de leur communauté : la médecine, l’éducation, la restauration, la coiffure, le maintien de l’ordre… ; de l’autre, il y aurait celui qui porte sur la construction et le renouvellement du monde matériel : l’agriculture, la pêche, l’extraction minière, l’industrie, le bâtiment… Le premier est un travail socialisant, le second un travail naturant. Le travail socialisant est par destination anthropocentré. Il peut donc aisément nourrir le sociocentrisme. Mais c’est aussi devenu le cas du travail naturant contemporain qui ne cesse de nous éloigner de la nature. Plusieurs phénomènes convergent dans ce sens. Le progrès technique en est le principal, dont le productivisme accélère le mouvement. Il crée un monde de machines et d’équipements qui assure la médiation de la confrontation du travailleur à la nature. Mais c’est aussi le cas de la division intensive du travail dans la mesure où, en désossant et désarticulant les métiers en petites tâches répétitives, elle enlève toute vue globale du processus et prive les acteurs des connaissances de la matière qu’ils traitent. C’est également le cas de la tertiarisation des métiers dans les secteurs primaires et secondaires. Travailler à l’usine ne signifie plus seulement être ouvrier. On peut y être comptable, commercial, employé en charge de la qualité, etc. L’informatisation va également dans ce sens. Dans les procès industriels automatisés, les ouvriers passent aujourd’hui plus de temps dans les salles de contrôle qu’auprès des machines ou des matériaux. Notre rapport travaillant à la nature s’en trouve aujourd’hui pour l’essentiel délégué ; il cède ainsi la place, pour beaucoup d’entre nous, à un rapport seulement romantique dans lequel nous n’attendons plus charnellement d’elle qu’elle nous fasse vivre. Fragile, il nous faut la protéger, enlaidie, il nous faut la nettoyer. Nous nous haussons ainsi sur la pointe des pieds pour nous croire plus grands qu’elle, alors que nous sommes sienne comme elle est nôtre.

Par construction, les sciences humaines également participent de l’illusion d’indépendance. La plus ancienne, l’économie, le manifeste clairement dans son objet et ses principes constitutifs. Elle se dégage au XVIII° siècle, en cherchant à conceptualiser les processus de production, de consommation et d’échanges du capitalisme s’affermissant. Dans ces processus, la nature est sous-jacente, mais absente dans la pensée. Cette science s’est constituée alors que notre planète semblait ne pas connaitre de limites atteignables par l’homme et que l’intégration de la question de son usage n’apparaissait donc pas utile à sa réflexion et son action. On pourrait donc y voir un simple péché de jeunesse qui pourrait avec l’âge être aisément corrigé. Mais ce n’est pas le cas car le mal se tient à la racine. Ce qui est au fondement de la pensée économique, ce sont les deux notions de valeur et de propriété, liées l’une à l’autre. L’évaluation est un jugement propre à l’homme qu’il porte sur les choses qui l’entourent. Elle lui permet de les comparer, aussi hétérogènes soient-elles, et de les hiérarchiser. Mais la valeur économique d’un bien n’apparait qu’à condition que celui-ci soit appropriable. Ce qui ne l’est pas, parce que commun à tous, n’a aucune valeur, même si c’est vital. Ainsi en est-il de tous les services que rend gratuitement la nature. Ils n’ont aucune valeur bien qu’ils nous soient essentiels. Ainsi l’air que nous respirons : il ne devient une valeur économique que lorsque nous en manquons et qu’une activité humaine peut l’apporter : sous l’eau, sur la lune, sous la forme d’une cure ou de vacances au « grand air », etc. Ainsi encore de la pollinisation qui est assurée par les abeilles et permet de féconder un grand nombre de plantes qui sans cela seraient stériles. La vanille par exemple, qui, à la Réunion, ne bénéficiait pas de l’agent pollinisateur de son pays d’origine, le Mexique, n’a pu s’y développer que lorsqu’en 1841 un jeune esclave découvrit une méthode manuelle pour la réaliser à sa place. Depuis ce sont des femmes qui la fécondent et non plus les abeilles.

Ce que fait la nature ne compte donc pas, mais seulement ce que nous faisons ; nos sociétés sont la mesure de toute chose. L’économie prend en compte la nature seulement quand elle est passée entre nos mains. Mais pourquoi ce sociocentrisme poserait-il problème ? Après tout, disent les économistes, le marché sait parfaitement prendre acte de la raréfaction des biens. Certes, mais s’étant mise à l’abri de la nature, l’économie développe des objectifs – aujourd’hui, le développement de la productivité et la maximisation du profit – qui sont aussi sociocentrés. La préservation d’une vie diversifiée sur terre peut être un objectif politique, mais il ne saurait être économique ou gestionnaire. Ce n’est pas de l’intérieur de ces « sciences », tant qu’elles seront ce qu’elles sont, que peut naître un pilotage raisonnable de notre rapport au monde.

Mais l’économie n’est pas seule à renforcer le sociocentrisme. C’est aussi le cas de la sociologie, là aussi par construction. Dans Les règles de la méthode sociologique, Emile Durkheim invite à observer un principe épistémologique qui permet de définir strictement le champ et la portée du discours sociologique :

« La cause déterminante d’un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de conscience individuelle » ; « la fonction d’un fait social doit toujours être recherchée dans le rapport qu’il soutient avec quelque fin sociale »[2] 

Le sociologue Maurice Halbwachs a fait ces règles pleinement siennes. Leur application le conduit à socialiser la question de la relation des hommes avec la nature matérielle[3]. En effet, puisque dans les relations n’entrent que des termes de même nature, « rien de ce qui est matériel ne peut pénétrer dans la conscience du groupe tout en continuant à relever de l’ordre des faits mécaniques ». Les consciences ne se confondent pas avec les choses, elles se les représentent. Mais entre les représentations des actions physiques sur la matière et celles des activités en direction des hommes,

 « il n’y (a) une différence non pas seulement de nature, mais au regard de l’appréciation sociale, une opposition de dignité et de valeur (car) pour agir sur la matière, une conscience doit s’isoler en face d’elle (et) dans la mesure où il entre en contact avec les choses, l’homme est contraint d’oublier ses semblables ». 

Dès lors qu’une société confie à une classe d’hommes l’accomplissement des tâches industrielles, ceux-ci se trouvent séparés de tous les autres. C’est sur la base de ce raisonnement qu’il définit la classe ouvrière comme « l’ensemble des hommes qui, pour s’acquitter de leur travail, doivent se tourner vers la matière et sortir de la société ».

La division du travail intellectuel dans les sciences humaines au XIX° et XX° siècle a abouti à distinguer les territoires du regard sur l’humanité et à définir des tranches de légitimité du discours sur elle : l’économique s’explique par l’économique, le psychologique par le psychologique, le social par le social… mais l’homme est un et il doit bien faire la synthèse de ces différentes dimensions entre elles ainsi que de son humanité vis-à-vis de ce qui l’entoure et le fait vivre, comme son esprit fait un avec son corps. Le concept de travail se situe à l’exact croisement de l’homme et de la nature. La « science » qui permettrait de le penser n’est pas encore née. A défaut, nous pensons ou l’un ou l’autre, sur l’un ou l’autre de ses versants.

Mais le monde matériel que nous avons construit à partir de la nature et qui nous en sépare nous conduit aussi à porter sur notre espèce un regard admiratif et élogieux. Nous ne sommes évidemment pas assez naïfs pour nous croire immortels, mais peut-être assez pour penser que nous pourrions le devenir.

Lorsque nous parcourions en bande les savanes avec comme seule protection nos muscles, quelques outils et notre intelligence, la nature ne pouvait que nous apparaître puissante et nous bien petits. Ce sentiment de faiblesse ou d’effroi face aux mouvements d’un monde divinisé a largement dominé l’histoire humaine. Ce n’est que dans ses derniers instants que la maîtrise technique et le développement du monde matériel ont pris une place si imposante dans notre vie qu’ils ont libéré en nous un sentiment de puissance collective.

La conquête de la lune – enfin ce qui nous a paru un temps être tel – est un des symboles les plus manifestes de cette puissance. Elle en est l’acmé, les désillusions accourant depuis en masse, à mesure de la conscience universelle des menaces que notre développement fait peser sur notre planète ou des catastrophes qu’il met sous nos yeux.

 

Commentaire « la dernière frontière » à partir d'une photographie prise depuis la lune, le 21 juillet 1969 - Non reproduit ici.

 

En 1969, des hommes ont réussi à atteindre la lune, y travailler et en revenir. L’événement fut diffusé sur toute la planète. Il a suscité une admiration universelle que résume bien la déclaration que fit Neil Armstrong lorsque son pied toucha le sol : « C’est un petit pas pour un homme ; un bond de géant pour l’humanité ». L’astronaute nous rappelait ainsi la longue chaine des connaissances pratiques qu’il a fallu que l’humanité découvre pour aboutir à ce résultat, et soulignait l’extraordinaire maîtrise technique à laquelle elle était parvenue. Mais si un enthousiasme compréhensible a pu saisir tous les contemporains de cette actualité inouïe, le recul que nous avons maintenant sur elle peut nous permettre de la voir autrement.

Elle fut vécue comme un exploit et la promesse d’autres progrès. Mais elle a aussi montré, sans que nous y soyons attentifs, que seule la nature terrienne pouvait nous accueillir. Aller sur la lune, c’est nécessairement apporter avec nous nos conditions de vie, les reproduire artificiellement : l’air que nous respirons, la température ou la gravité qui nous convient… Si des conditions identiques existent ailleurs que sur terre, nous ne savons pas où, et de toute façon, ce serait bien trop loin pour que nous puissions envisager une nouvelle colonisation.

Ce que nous avons aussi appris ce jour-là, c’est que nous ne pouvions pas faire fi de la nature car elle seule nous permet de vivre et que le monde matériel qui nous donne notre puissance nous la cache, ou encore qu’en allant sur la lune, nous étions peut-être dans la lune. Ce qui nous apparaissait comme une manifestation extraordinaire de puissance plaçait en même temps sous nos yeux la preuve de notre fragilité et de notre isolement galaxique.

Si des évènements spectaculaires comme celui-ci peuvent renforcer notre sentiment de puissance, l’évolution quotidienne des formes techniques y concourt aussi. Il est bien difficile dans un mouvement continu d’identifier des séquences homogènes. Reprenons toutefois pour simplifier l’idée de 3° révolution industrielle, celle qui nous ferait entrer dans une société de l’information et de la connaissance, une société immatérielle qui n’oserait pas dire son nom. Les innovations de l’informatique, de la téléphonie, du numérique, de la miniaturisation… et de leurs convergences nous mettent entre les mains des instruments dont la capacité d’action n’a pas de commune mesure avec la taille. Nous pouvons dialoguer entre Paris et Pékin, avec dans la main une boite de quelques centimètres cubes sans lien visible pour nous relier. L’innovation contemporaine nous cache ses artifices. Elle pourrait nous faire penser que nous entrons dans un monde aérien, sans gravité. Mais un monde matériel de plus en plus sophistiqué et complexe en reste la condition de possibilité, même s’il nous est invisible. Et ce monde matériel toujours en expansion menace désormais de plus en plus clairement nos conditions de vie planétaires.

Le travail naturant contemporain qui forge ce monde pourrait condamner notre espèce. C’est le grand renversement : alors que la finalité du Travail, dès l’origine et pendant des millions d’années, était la sauvegarde et le développement de l’espèce, il se transmute sous nos yeux en son contraire, comme une menace adressée à notre vie. Que pouvons-nous faire et espérer ?

[Voir la quatrième section « Pour une civilisation de la nature habitée »]

 



[1] Nous empruntons ce concept  à Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Alto Aubier, Paris, 1997

[2] Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Quadrige / PUF, Paris, 1990 [1° édition 1895], p 109

[3] Maurice Halbwachs,  « Matière et société », in Revue philosophique, 45, 1920 (pp. 88 à 122)

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 Si vous préférez lire cet extrait du travail contre nature sur une liseuse, vous pouvez le télécharger (fichier au format e-pub) en cliquant sur le lien ci-dessous :

                         Téléchargement La_nature_cachee_du_travail

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