Le voyage en Égypte ancienne, antidote contre l’obsolescence programmée
15/06/2018
Pendant les quelques jours passés au Caire, en mars dernier, que j’ai consacrés à admirer les œuvres que nous y a laissées l’Egypte ancienne, j’ai été à nouveau saisi, comme je l’avais été lors d’un voyage précédent à Louqsor, par le contraste entre leur désir d’éternité et notre adoration de l’éphémère. C’est sans doute là que peut le mieux s’appliquer la distinction que proposait Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne [1], entre d’un côté l’œuvre (faber), l’activité par laquelle nous fabriquons nos objets durables et de l’autre le travail (labor), qui est celle qui permet de nourrir le processus biologique de l’homme et ne laisse rien derrière lui. Nous ne serions ainsi que de pauvres travailleurs et les Egyptiens de l’antiquité, des ouvriers.
Les Egyptiens, sous le régime pharaonique, ont fabriqué des monuments et des objets qui ont gardé toute leur magnificence malgré l’outrage des années, et que nous admirons encore aujourd’hui ; ils ont même trouvé le moyen de rendre éternel le putrescible grâce à la momification. Notre système économique contemporain, lui, ne s’intéresse pas à ce qui dure car ça ne fait pas tourner les affaires et ne nourrit pas le cycle de l’argent. Il privilégie l’urgence et la frénésie ; la seule chose que nous laissons derrière nous ce sont des monticules d’ordures. Une mission scientifique effectuée au pôle nord vient de publier ses résultats [2] : ses chercheurs ont trouvé dans la banquise des résidus de plastique notamment ceux qui sont utilisés dans les emballages, de la peinture, de l’acétate de cellulose qui provient des filtres de cigarette, du nylon et du polyester. Avec, au total, de 1 100 à 12 000 micro débris par litre d’eau glacée ! Organisera-t-on, dans trois mille ans, des croisières aux pôles pour y admirer ces œuvres du XXI° siècle ? Nous produisons des déchets plus dangereux encore qui vont s’inscrire dans une encore plus longue durée, ceux de nos centrales nucléaires. Mais s’il en est ainsi, ce n’est pas parce que nous l’avons voulu mais parce que nous ne savons pas comment faire autrement. Finalement, ce à quoi notre civilisation – je tremble en écrivant ce mot : sommes-nous civilisés ? – accorde de la valeur doit appartenir au registre de l’instant, de l’immédiat, et finalement seul ne dure que ce qui n’a, à nos yeux, pas de valeur.
C’est à un renversement copernicien, Nietzsche dirait à une transvaluation des valeurs, auquel nous invite la contemplation des productions de l’Égypte antique. Je vous propose un voyage autour d’œuvres ou procédés qui manifestent avec force la volonté égyptienne d’inscrire la vie dans l’éternité : la momification, les pyramides, les textes gravés et les Châteaux des millions d’années.
Réunifier la personne après sa mort
Les momies recueillent un franc succès auprès des visiteurs du Musée égyptien du Caire, un succès toutefois ambigu. Une salle leur est dédiée ; on a l’impression d’entrer dans un « Cabinet de curiosités », ces lieux des demeures aristocratiques de la Renaissance dans lesquels étaient entreposées et exposées des choses surprenantes, singulières, parfois effrayantes, pour l’édification du public.
Pour satisfaire ce goût, je vous présente le Pharaon le plus célèbre, Ramsès II :
Mais les questions que suscitent ces corps persévérants sont plus intéressantes que leur contemplation : pourquoi les Egyptiens souhaitaient-ils ainsi éviter la putréfaction naturelle des cadavres de leur Pharaon ? Comment en découvrirent-ils la technique ?
Pour répondre à la première question, il faut abandonner la division gréco-chrétienne de l’âme et du corps avec laquelle nous nous analysons depuis plusieurs millénaires, pour adopter celles des Égyptiens de l’antiquité. Pour eux, une personne vivante est constituée de sept éléments : son corps (djèt), son ombre qui lui est indissociable (shout), son cœur (ib), siège de la pensée, de la conscience de la mémoire, son nom (ren), son ka qui est une sorte de double immatériel de la personne, créée en même temps qu’elle et dans laquelle réside son énergie vitale, son ba, immatériel également et essentiellement mobile, qui permet d’entrer en contact avec le monde invisible, et enfin l’akh, la part lumineuse de la personne, une sorte d’étincelle divine qui rejoindra le monde céleste à la mort de l’individu [3].
La mort, ce serait le moment de la dissociation de ces éléments, celui où ils s’autonomisent et font éclater l’unité qu’est le vivant. Le prototype de cet évènement est l’assassinat du dieu Osiris. Fils ainé de Geb (la terre) et de Nout (la voute céleste), il hérita du trône d’Égypte. Son frère Seth, jaloux, le tua puis le découpa en morceaux qu’il dispersa dans le Nil. Ses deux sœurs, Isis et Nephtys, rassemblèrent ses membres épars et redonnèrent vie à leur frère. Il règne depuis lors sur le monde invisible et juge les morts.
Le rituel funéraire égyptien reproduit ce modèle divin. Il s’agit toujours, en quelque sorte, de recomposer l’unité de la personne pour que le mort accède, s’il en est jugé digne par Osiris, à la vie éternelle. Cela signifie par exemple que son nom ne doit pas être oublié, qu’il reste toujours attaché au défunt. Dans le Livre des morts, il existe ainsi plusieurs formules rituelles prévues à cet effet ; celle-ci par exemple : « Formule pour que N se souvienne de son nom dans l’empire des morts. Qu’il dise : « Que l’on (re)donne pour moi mon nom dans le per-our (sanctuaire de Haute Égypte), que l’on rappelle pour moi mon nom dans le per-neser (sanctuaire de Basse Égypte), cette nuit où l’on compte les années et où l’on calcule les mois » [4].
Mais si des formules peuvent suffire pour éviter que ne se perde ou s’évade un nom ou des éléments immatériels de la personne, cela n’est pas le cas pour le corps. Sa destinée, dans les conditions naturelles les plus fréquentes, est la putréfaction rapide et le lent retour à l’humus de la terre. Il a donc fallu que les Égyptiens mettent au point une méthode de conservation du corps afin de lui donner la même perspective d’éternité que les autres composantes de la personne.
Aujourd’hui, nous connaissons assez bien les techniques qu’ils utilisaient pour arriver à leur fin. Les travaux étaient exécutés par des prêtres embaumeurs, dans le Ouâbet, la Place Pure. Le défunt y était d’abord vidé de ses viscères que l’on déposait, après les avoir lavées, dans des vases (les canopes) ; le cœur était ensuite replacé dans la cage thoracique afin qu’il reste uni au corps ; l’intérieur du corps était nettoyé à l’aide de vin et d’onguents, puis rempli de tissu et de paille ; il était ensuite plongé pendant 70 jours dans du sel, le natron, afin de le dessécher. Sorti de son bain, le bourrage de tissu était remplacé par un autre, définitif. Le corps était ensuite emmailloté dans des bandelettes de lin, entre lesquelles on glissait des amulettes chargées de la protection du défunt pendant son voyage vers le royaume des morts.
Avant d’être recouvert d’un linceul et déposé dans son sarcophage, la momie devait encore faire l’objet d’une cérémonie pratiquée par un prêtre, l’Ouverture de la bouche. Elle consistait à prononcer des paroles rituelles en même temps qu’à toucher, avec une herminette, sa bouche, ses yeux, son nez et ses oreilles, afin qu’elle recouvre l’usage de ses sens et ainsi puisse à la fois maintenir une relation avec le monde des vivants et répondre aux questions qui lui seraient posées pendant son périple vers l’empire des morts.
Si aujourd’hui ces momies nous apparaissent effrayantes, ce n’était peut-être pas le cas aux yeux des contemporains du défunt si on en croit le témoignage de l’historien Grec, Diodore de Sicile, qui, après avoir décrit la technique de momification, concluait ainsi : « Après traitement, (les embaumeurs) remettent aux parents du mort le corps dont chaque partie est si intégralement conservée que même les poils subsistent sur les paupières et les sourcils et que l’aspect physique reste inchangé et qu’on reconnait les particularités de la forme » [5]. Le décès était conçu comme un passage, un changement de royaume en quelque sorte, mais qui conservait de fortes analogies avec le précédent. Il fallait maintenir une forme de continuité de l’un à l’autre ; celle-ci était assurée par des paroles rituelles, des images gravées et peintes dans les caveaux, des biens que le défunt emportait avec lui, mais aussi par la conservation de son corps grâce à la momification.
Si leur religion et leur conception de la mort, ont conduit les Égyptiens et leurs prêtres à vouloir conserver toutes les composantes de leur Pharaon défunt, y compris son corps putrescible, encore fallait-il qu’ils en découvrent le moyen. L’aiguillon idéologique ne pouvait y suffire. Il fallait d’abord savoir qu’il était possible qu’un corps ne se décompose pas. La preuve leur en a probablement été apportée par la découverte, dans les sables du désert, de cadavres desséchés et intacts. C’était là en effet que, pendant la préhistoire de l’Égypte, les défunts étaient enterrés. Mais dans les milieux humides, la putréfaction est inévitable. Il leur restait donc à trouver une méthode artificielle de dessiccation des corps, qui permette d’obtenir ce même résultat. Cela prit fort longtemps. On a découvert des premiers vestiges de momification qui remontent à la première dynastie (vers 3000 ans avant JC) ; la première momie qui nous soit parvenue intacte appartient à la V° dynastie (vers 2350 ans avant JC), et c’est mille ans plus tard, sous la XVIII° dynastie (XVI°-XIV° siècle avant JC), que la technique de l’embaumement apparait la plus aboutie. Ensuite, la momification devint une industrie de plus en plus active, avec des cadavres traités en masse, enterrés dans des cimetières gérés par des prêtres, et une attention variable portée à la qualité de réalisation de l’opération. Puis ces pratiques diminuèrent ; les premiers chrétiens d’Égypte les maintinrent encore quelque temps avant qu’elles ne disparaissent définitivement et avec elles le savoir faire correspondant.
La momification ne fut pas pratiquée que sur le Pharaon et les dignitaires du Royaume ; la mise au point de techniques plus expéditives a permis de l’étendre dans les époques tardives à un grand nombre d’animaux. Des centaines de milliers de chats, de chiens, de faucons, d’ibis, de crocodiles – presque tous les animaux vivant en Égypte ont été concernés – ont ainsi été embaumés pour des motifs différents : comme animal de compagnie ou comme offrande de nourriture pour accompagner un défunt dans l’au-delà, ou comme ex voto pour rendre un culte à une divinité, ou encore comme animal sacré voire déifié lors de leur existence comme l’étaient les taureaux d’Apis que l’on a retrouvé enterrés dans d’immenses sarcophages, dans les galeries souterraines du Serapeum à Saqqarah.
Les pyramides, des cristaux construits à main d’hommes, pointés vers le ciel
Cette volonté de durer s’est également manifestée – et ô combien – dans l’architecture et la sculpture égyptienne, religieuse ou funéraire. C’est le cas au premier chef des pyramides qui ont étonnés, de l’antiquité jusqu’à nos jours, tous ceux qui ont fait le voyage en Egypte.
Les formes simples et monumentales des trois sœurs du plateau de Guizeh en sont l’expression la plus parfaite et la plus aboutie. Elles ne cessent d’intriguer, du fait de leur pureté géométrique, de leur immensité, mais aussi de leur apparente inutilité. Hérodote, deux mille ans après leur construction, n’y voyait déjà plus que la volonté de rois n’hésitant pas à forcer des dizaines de milliers d’esclaves à y travailler pour satisfaire leur vanité.
L’Egyptologie depuis deux siècles dispose de moyens d’enquêtes qu’Hérodote n’avait pas. Ils n’ont pas percé le secret des pyramides et de leur construction, mais ils formulent des hypothèses plus étayées et crédibles.
La mise au point des techniques de fabrication adéquates à leur objet aurait pris une centaine d’années[6]. La première pyramide remonte au 28° siècle avant JC. Elle fut inventée par Imhotep, architecte et ministre du roi Djoser, pour donner semble-t-il plus de lustre et de visibilité au tombeau royal. Auparavant, les maîtres de l’Egypte étaient enterrés sous des mastabas, de simples parallélépipèdes en briques crues qui dépassaient du sol de quelques mètres et qui pouvaient se trouver rapidement recouvert par le sable du désert. Imhotep eut l’idée de superposer des mastabas les uns sur les autres pour faire monter en hauteur, par degré, l’édifice.
A partir de ce premier essai, d’autres architectes ont essayé de remplacer la structure en escalier par une pente continue, sans y parvenir totalement.
Leurs efforts furent enfin couronnés de succès avec la deuxième pyramide de Snéfrou à laquelle ils réussirent à donner à ses flancs une inclinaison continue.
Sous le règne de Chéops, les techniques étaient donc au point. Toutefois, cela n’aurait pas été suffisant pour édifier la plus haute des pyramides constitué de blocs appareillés pesant en moyenne deux tonnes et demie. Comme le souligne Hans Goedicke [7], il fallait qu’en même temps le pouvoir royal se dote d’une administration capable de rassembler les richesses et les hommes nécessaires pour les mettre en œuvre.
Mais si les pyramides de Guizeh sont les plus abouties sur un plan esthétique, en revanche elles sont muettes. Aucune gravure à l’intérieur ; aucun texte d’époque qui vienne expliquer leur construction, ni même leur fonction. On connait les galeries – on peut toujours aujourd’hui les arpenter – qui aboutissent aux chambres funéraires. L’hypothèse aujourd’hui unanimement acceptée, c’est qu’elles servaient de tombeau aux pharaons. Mais pourquoi une telle débauche d’énergie ?
La motivation politique vient spontanément à l’esprit : en faisant construire un édifice à sa gloire si colossal que lui seul est en capacité d’en ordonner la réalisation, le Pharaon, maître de l’Egypte, manifeste, aux yeux de son peuple, sa puissance incomparable. Mais c’est un motif dont la validité est trop générale pour rendre compte de la singularité de l’acte. Il faut donc lui en adjoindre au moins un autre, d’une valeur supérieure.
Les pyramides ne sont pas restées longtemps muettes. Deux cents ans plus tard, Ounos, un roi de la IV° dynastie, fit graver dans le calcaire de la sienne le texte de son rituel funéraire et fut imité dans cette pratique par ses successeurs. Les Egyptologues ont rassemblé et traduit cette littérature religieuse sous le nom de Textes des pyramides [8].
Ces écrits sont tardifs, mais ils reproduisent vraisemblablement une tradition orale beaucoup plus ancienne. Ils ne rendent pas compte des raisons de l’édification de telles superstructures au-dessus des tombeaux des rois d’Egypte. Mais ils nous éclairent sur la conception égyptienne de la vie et de la mort et sur la destinée particulière du Pharaon défunt. L’objectif fondamental de ces formules rituelles est de l’accompagner dans sa renaissance [9] et le voyage périlleux qu’il va entreprendre dans l’au-delà pour triompher de la mort. Au terme de son ascension, il vivra éternellement sous la forme d’une étoile, au côté de Rê, le dieu du soleil, l’accompagnant dans ses révolutions quotidiennes d’apparition et de disparition :
« Ô Pépy [10] (…) Que ton nom vive sur la terre, que la terre garde le souvenir de ton nom. Tu ne périras ni ne sera détruit, et cela pour l’éternité » [11].
« Il (Pépy) n’est pas mort de la mort, il est un Akh (un esprit en gloire et en lumière) qui réside dans l’akhat (l’Horizon), inébranlable au pays de la stabilité » [12].
« Ô Pépy (…) Tu es l’étoile solitaire qui sort de l’orient (…). Ô pilier de stabilité, toi qui est là-haut parmi les étoiles, les Étoiles impérissables, jamais tu ne périras » [13]
Dans son Cours d’esthétique, Hegel fait de la production monumentale égyptienne l’archétype du moment symbolique de l’art. Il ne connaissait de l’Égypte que ce que pouvait en dire les Grecs ou les Romains ou en rapporter les savants Français qui avaient accompagné Bonaparte dans son expédition en Égypte [14]. Il pouvait donc déclarer : « (les) œuvres (des Égyptiens) demeurent mystérieuses et muettes, silencieuses et immobiles, parce que l’esprit lui-même, ici, n’a pas encore véritablement trouvé sa propre vie intérieure, et ne s’entend pas encore à parler la langue claire et limpide de l’esprit » [15]. Il dira ainsi, à propos des pyramides : « (Elles) nous mettent sous les yeux l’image simple de l’art symbolique lui-même ; elles sont d’énormes cristaux qui cachent en eux-mêmes un intérieur et qui (…) l’enclosent de telle façon qu’il devient patent qu’ils sont là pour cet intérieur séparé de la simple naturalité [16] et n’existent qu’en relation avec lui » [17].
Même si ce texte de Hegel pâtit du décalage avec nos connaissances actuelles, celles-ci ne sont pas si amples qu’elles l’invalident. En particulier, la notion d’œuvre « symbolique » reste tout à fait pertinente. Est symbolique l’utilisation d’une chose pour en exprimer une autre dans un rapport qui n’est, dans une culture donnée, ni arbitraire ni univoque. Le symbole et l’idée qu’il pointe ne se recouvrent qu’en partie, chacun des deux étant porteur de significations indépendantes de l’autre. Si la pyramide est un symbole et l’idée qu’elle cache la conception égyptienne de la mort, quelles significations ont-elles en commun ? Voilà une énigme digne du sphinx qui veille à l’entrée du plateau de Guizeh [18]. Soumis à sa question, je lui proposerais au moins celles-ci : l’idée d’éternité portée par une construction gigantesque en pierre qui résiste au sable et au vent ; l’idée de stabilité et d’équilibre donnée par sa forme ; l’idée de cycle solaire que traduit bien son orientation impeccablement est-ouest : frappée par les premiers rayons de Rê au matin, inondée de sa lumière au zénith, s’évanouissant au couchant sur sa façade ouest avant de disparaitre pour la nuit ; et enfin l’idée d’étoile impérissable si on considère que le « cristal » montre le chemin que va emprunter le Pharaon défunt comme le ferait un doigt colossal pointé vers le ciel.
Les « Châteaux des millions d’années »
Au Nouvel empire, la construction de pyramides fut abandonnée. Pharaons et dignitaires se firent enterrés dans des appartements funéraires souterrains, moins visibles et plus faciles à protéger des pillards, à l’Ouest de Thèbes, leur capitale. Mais ils ont fait également édifier un nouveau type d’ensemble monumental qu’ils désignèrent sous le nom de Châteaux des millions d’années. Le plus célèbre aujourd’hui, du fait de sa vigoureuse restauration par des équipes égypto-polonaises, est le Temple d’Hatchepsout.
Les Égyptologues se disputent toujours sur le sens que pouvait revêtir ces édifices [19]. Ils sont en effet, là-aussi, condamnés à interpréter le résultat – enfin ce qu’il en reste de visible – sans avoir accès aux motivations de leurs auteurs. On trouve la plupart de ces temples à l’ouest de la nécropole Thébaine, en bordure du désert, mais également à 170 km au nord-ouest, à Abydos (Séthi I et Ramsès II) et 1200 km plus au sud, à Soleb (Aménophis III), dans l’actuel Soudan. Ce n’était pas, semble-t-il, que des temples funéraires de Pharaons ; ils avaient une ambition religieuse bien plus forte : maintenir pendant des millions d’années une relation étroite du roi avec les dieux. Ils servaient au culte du souverain, divinisé et associé au dieu Amon dont il était le fils sur terre. Chaque année, lors de la Belle fête de la vallée, les statues d’Amon et des principales divinités se rendaient en procession sur la rive ouest du Nil vers le Château des millions d’années du Pharaon régnant, puis elles s’arrêtaient dans ceux de ses prédécesseurs, afin de régénérer et renforcer le pouvoir royal. C’est également dans ces temples qu’avaient lieu la fête Sed, jubilé trentenaire du roi, dont le but était de lui insuffler de nouvelles forces et de les transmettre, par son truchement, à l’Égypte entière.
Ils avaient donc probablement pour vocation de célébrer l’assimilation du roi au dieu Amon-Rê et de signifier la permanence du pouvoir monarchique, liée aux phénomènes naturels cycliques dont dépendent la survie de l’Egypte : le retour quotidien du soleil et annuel des crues du Nil.
Cette curieuse expression de « millions d’années » trouve une explicitation dans le Livre des morts :
« Tu (c'est-à-dire le défunt) es destiné à des millions de millions d’années, une durée de vie de millions d’année. Mais moi (Atoum [20]), je détruirai tout ce que j’ai créé ; ce pays reviendra à l’état de Noun, à l’état de flot, comme son premier état. Je suis ce qui restera, avec Osiris, quand je me serai transformé à nouveau en serpent, que les hommes ne peuvent pas connaitre, que les dieux ne peuvent pas voir » [21].
Pour les Egyptiens, notre monde est sorti de l’informe et y retournera. Il s’inscrit dans une très longue durée, dans ce qu’on pourrait appeler un millionnarisme. Les pyramides la rendaient visible dans le paysage ; les Châteaux de millions d’années par leur concept même.
L’éphémère pour le peuple, l’éternité pour les Pharaons ?
Dans ce parcours, le Pharaon divinisé apparaît comme le seul bénéficiaire de l’éternité. Or, ce n’était pas le cas. Des épouses royales ou des dignitaires ont également été momifiés et enterrés dans des appartements funéraires richement décorés, entourés des mêmes paroles d’éternité. Mais au-delà des puissants, qu’en était-il du peuple, de la foule des petites gens ?
Ils étaient évidemment présents, ouvriers ou travailleurs, dans les gigantesques constructions de l’Etat pharaonique puisque sans eux elles n’existeraient pas, mais aussi agriculteurs pour nourrir le pays ou soldats pour le défendre. Ils l’étaient aussi dans les très nombreuses illustrations – gravures ou peintures – qui décoraient les parois des nécropoles et décrivaient leurs multiples activités professionnelles. Parfois, les artistes peintres ont pu leur donner des traits réalistes qui devaient à l’époque les rendre reconnaissables ; quelquefois, leur nom a même pu être gravé à côté de leur image. Mais ils n’apparaissaient que pour servir symboliquement leur maître dans son dernier voyage, et non pour eux-mêmes. L’histoire, le plus souvent, ne fait grand cas que des notables.
Ils habitaient dans des maisons en brique crue dont on ne retrouve que peu de traces. Ils étaient enterrés dans des fosses creusées dans le sable, dans des nattes, avec quelques bijoux dénués de valeur et des offrandes de nourriture et de boisson. Bien que leurs tombes n’aient pas été pillées, elles n’ont que fort peu intéressées les Égyptologues. Cet immense continent humain reste pour l’essentiel muet, ignoré. A quel destin s’attendaient-ils après leur mort ? La religion sophistiquée élaborée par les grands prêtres avait-elle une version populaire ? Quelle valeur avait pour eux la divinisation du roi, son jubilé ou le fait qu’il s’affiche comme possesseur et protecteur de l’Egypte ? Comment ces immenses travaux d’État pesaient ils sur leurs épaules ? Toutes questions qui risquent de rester sans réponse.
La lumière qui vient d’Égypte…
Quelle qu’ait été leur relation aux classes dirigeantes de leur pays et leur adhésion aux thèses politico-religieuses sur lesquelles celles-ci légitimaient leur pouvoir, les magnifiques œuvres des Egyptiens de l’antiquité, si résistantes à l’usure du temps, subsistent et témoignent. Quelles leçons peut-on tirer, pour les temps présents, de cette civilisation évanouie ?
D’abord évidemment que le rapport au temps, à la durée, à ce qui doit disparaître ou être conservé, est fondamentalement culturel. Mais ce rapport s’inscrit dans un système de pensée et de représentation complet qui n’est pas qu’un discours, une idéologie ; il est porté par des moyens politiques, économiques, techniques et humains qui font que tous les individus qui vivent dans le même espace culturel y participent, quoi qu’ils en aient.
Une telle idéologie s’inscrit en outre elle-même dans la longue durée. Elle a ainsi prospéré en Égypte pendant près de 3000 ans, avant d’être remplacée par la conception chrétienne puis musulmane de la vie et de son sens. Les deux religions toutefois ont conservé l’idée d’une vie après la mort. Mais celle-ci devenant purement spirituelle, il n’était plus religieusement nécessaire de conserver la matérialité des corps ni de construire des édifices gigantesques pour les accueillir.
Si le rapport à la durée, à ce qui doit durer, est culturel, il est donc possible d’en changer et de l’adapter aux défis nouveaux auquel est confrontée l’humanité. C’est l’exercice dans lequel nous sommes aujourd’hui empêtrés. L’Égypte ancienne ne nous montre en la matière aucun chemin ; les conceptions politico-religieuses défuntes qui ont été celles de ce peuple extraordinaire n’ont pas d’avenir. En revanche, si elles ne sauraient être une boussole, les œuvres qu’ils nous ont laissées sont des lumières qui peuvent nous aider à nous réveiller : l’obsolescence programmée n’est pas une fatalité, ce n’est pas un fait de nature. Ce n’est – mais c’est déjà trop – qu’une nécessité pour un système économique qui nous conduit dans une impasse et nous endort au volant par sa capacité à produire des objets ou des services hypnotiques.
[1] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, 1983
[2] « Taux record de micro plastique dans l’océan Arctique », article de Sylvie Burnouf publié dans Le Monde du 25.04.2018
[3] Je reprends ici l’analyse qu’en fait Isabelle Franco dans Rites et croyances d’éternité, Editions Pygmalion / Gérard Watelet, Paris, 1993
[4] Paul Barguet, Le livre des morts des anciens Égyptiens, les éditions du Cerf, Paris, 1967, ch. 25
[5] Diodore de Sicile, Naissance des dieux et des hommes, Livre I, § XLI, Les belles lettres, Paris, 1991
[6] Jean-Pierre Houdin, La pyramide de Khéops révélée, Abydos publication, Égypte, 2010
[7] Hans Goedike, « The origin of the Royal Administration », dans L’égyptologie en 1979. Axes prioritaires de recherche, Éditions du CNRS, Paris, 1982, tome 2. Dans cet article, l’auteur défend l’idée que les grandes entreprises architecturales égyptiennes, à partir du règne de Djoser, accélérèrent le développement de l’administration. Il considère, sur la base de cette hypothèse, que cette administration n’existât véritablement qu’à partir de la III° dynastie, celle de Djoser.
[8] Ces écrits sont les premiers d’une longue série que l’on retrouvera, au Moyen empire, inscrit sur les sarcophages et que les Égyptologues désigneront comme Texte des sarcophages, puis, au Nouvel empire, sur des Papyrus qu’ils baptisèrent le Livre des morts.
[9] Dans la pyramide de Pépy, les hiéroglyphes sont peints en vert. On peut imaginer que cette couleur symbolise le renouveau de la nature et vient ici en quelque sorte redoubler le texte.
[10] Il s’agit de Pépy Meryrê, Pharaon de la VI° dynastie (2350-2200).
[11] Serge Feneuille, Paroles d’éternité, CNRS Éditions, Paris, 2008. Verset 422 (P4), p 64.
[12] Ibidem, verset 264 (T187), p. 139
[13] Ibidem, verset 462-4 (P313A-B), p152
[14] Au cours de la période pendant laquelle Hegel donne ce cours à ses élèves (entre 1818 et 1829), Champollion publiera les deux textes fondamentaux dans lesquels il fait part de sa découverte du système de déchiffrement de l’écriture égyptienne : Lettre à M. Dacier relative à l’alphabet des hiéroglyphes phonétiques (1822) et Précis du système des hiéroglyphes (1824). Il semble, à lire ce qu’Hegel dit de cette écriture – à la fois idéographique et phonétique (Cours d’esthétique, p. 478) – qu’il en ait eu connaissance.
[15] Hegel, Cours d’esthétique, traduction de Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenk, Aubier, Paris, 1995, p. 474
[16] « Cet intérieur séparé de la simple naturalité » fait partie de ces formules abstraites qu’affectionnait Hegel et qu’il faut impérativement prendre le risque de traduire pour les comprendre. C'est le « royaume de la mort et de l’invisible » auquel la pyramide sert de cercueil. Hegel oppose ici la naturalité (on dirait aujourd’hui la matérialité) à la spiritualité ; il fait donc référence à la distinction du corps et de l’âme et probablement à la conception différenciée de leur destin qu’en a la religion chrétienne (périssable pour le premier, éternelle pour la seconde).
[17] Ibidem, p. 477
[18] Je fais évidemment ici référence au sphinx qui interrogea Œdipe et non pas à celui de Guizeh. Ce dernier, représentation symbolique de la puissance du Pharaon et probablement gardien du site, ne posait pas d’énigmes aux passants.
[19] G. Haeny, « La fonction religieuse des « Châteaux des millions d’années », dans L’égyptologie en 1979. Axes prioritaires de recherche, Éditions du CNRS, Paris, 1982, tome 1.
[20] Atoum est le père et roi de tous les dieux. Il a créé l’univers en s’extrayant de lui-même du chaos initial (le flot) et en donnant naissance au premier couple divin, Chou et Tefnout, qui à leur tour enfantèrent la Terre (Geb) et le Ciel (Nout).
[21] Le Livre des Morts, p. 261
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