Le métier du trader, entre virtualité et réel
16/03/2018
Il est nombre de métiers contemporains dont l’image faillit à rendre compte, car trop de choses lui sont invisibles. La bande dessinée, elle, échappe à cette fatalité comme le montre Hedge Fund [1] à propos du travail du trédeur [2]. L’un de ses auteurs, Philippe Sabbah [3], est un praticien expérimenté de la finance. Elle va me servir de support à une réflexion sur cette activité emblématique du capitalisme contemporain.
Hedge Fund raconte en trois tomes les aventures de Franck Carvale, un courtier en assurance, qui le conduiront de la salle de marché d’une banque à la direction d’un fonds spéculatif (tome 1), puis à la prison (tome 2) et à sa disculpation (tome 3). C’est dans le premier tome que l’on trouve les récits les plus instructifs. Je pense notamment au savoureux épisode des fraises tagada, que Philippe Sabbah a lui même vécu [4].
Voici son décor.
Franck Carvale est accueilli sur son nouveau lieu de travail par un collègue. C’est un vaste espace paysager baigné de lumière dans lequel des bureaux sont placés en lignes parallèles. Chaque poste de travail est équipé de plusieurs écrans d’ordinateur, ceux-ci étant tournés vers l’intérieur de la salle afin d’éviter les reflets. Le tableau noir au fond n’est pas lisible, mais il est probable qu’il affiche des informations issues des différentes places financières du monde avec les heures locales. Ce lieu obéit au canon des salles de marché. Il se présente comme une métaphore visuelle de la communication : connecté au monde entier par internet, les opérateurs physiquement présents peuvent se voir, s’entendre, s’y déplacer et échanger entre eux sans qu’aucun obstacle – mur ou porte fermée – ne vienne les entraver.
Mais le texte apporte quelques nuances à cette apparente fluidité. Une hiérarchie de valeur sous-tend l’établissement. Il faut en effet faire ses preuves dans un travail besogneux (« éplucher les comptes pendant trois ans ») pour avoir le droit d’accéder à ce Graal. Une case sur la page suivante permettra de voir que cette salle trône dans les étages supérieurs, selon une pratique fréquente des entreprises qui consiste à dupliquer symboliquement la hiérarchie dans les affectations de bureaux ou d’étages.
En outre, alors que l’espace paysager donne l’impression que les positions au sein de la salle sont équivalentes, le texte précise qu’il n’en est rien : trois sections qui assument des rôles différents se la partagent : l’étude du risque, l’arbitrage et les opérations sur les fonds propres de la banque, qui sont des activités en relation les unes avec les autres.
Passons maintenant aux fraises tagada…
C’est la première fois que Franck Carvale se trouve dans la position d’un trédeur. Un courtier l’appelle et lui dit qu’il est « collé » pour 10 000 paquets de fraises tagada et a besoin qu’il les lui cote – c'est à dire qu’il lui fournisse un prix d’achat et un prix de vente. Perplexe, Carvale interroge son jeune tuteur qui lui conseille de le faire. Mais le trédeur en herbe n’a qu’une idée vague du prix du paquet de tagada. Il l’imagine autour d’un dollar. Son collègue lui suggère, comme on ne sait pas encore si le courtier est vendeur ou acheteur, de lui proposer un prix à l’achat significativement plus bas que le prix de vente « comme ça t’as de la marge, t’es sûr de te retourner ».
De ces premiers échanges, on peut tirer quelques enseignements sur la culture du métier, invisible à l’image. Tout se joue dans l’urgence. Les dialogues professionnels sont brefs et codés, centrés sur quelques chiffres. S’y ajoute de la part du courtier une familiarité vulgaire qui sur-joue l’appartenance à une même « famille ». Une première règle de métier est édictée : le refus de coter à la RBHK est une faute. Deux conseils professionnels sont également formulés : d’abord qu’« un courtier, ça se soigne », laissant entendre une logique de don - contre-don, ensuite que ce qui compte dans ce métier, c’est de « pouvoir se retourner », de ne pas « rester collé », c'est-à-dire, que l’on soit acheteur ou vendeur, que l’acte complémentaire inverse – la vente ou l’achat – puisse être rapidement réalisé, sans conséquence négative majeure.
Ayant resserré la cote, Franck Carvale se retrouve propriétaire de 10 000 paquets de bonbons, livrables le lendemain, pour 9000 $. Ses tentatives pour les revendre aboutiront à lui faire perdre 7000 $ car les demandes fermes sont beaucoup plus basses que son prix d’achat. Les 5000 paquets qu’il a finalement décidé de conserver lui reviennent donc à 1,4 $ le paquet, alors qu’il l’avait d’abord estimé à 1 $.
Cette séquence est l’occasion de fournir une deuxième maxime déontologique de métier, probablement plus importante que la première : dans les transactions financières, la parole est d’or ; ne pas l’honorer, c’est se mettre hors jeu [5]. Elle illustre aussi le risque majeur du métier : la vente à perte sur de gros volumes. On en voit la conséquence concrète quelques pages plus loin.
On découvre ainsi que cette histoire était un coup monté par le collègue-tuteur de Franck Carvale, avec la complicité de certains courtiers, pour le conduire vers cette conséquence à la fois drôle pour les comploteurs et douloureuse pour celui qui la subit. Tous les nouveaux qui entrent à la Royal Bank y ont droit ; c’est donc un bizutage, mais dont on peut dire qu’il a une sorte de visée pédagogique. Le stratagème utilisé est en effet un condensé du métier et de ce qu’il ne faut pas faire.
On découvre par la même occasion que si ces échanges financiers apparaissaient abstraits, les biens sur lesquels ils portaient étaient réels. Finalement, en recevant ces colis, Franck Carvale a quitté sa posture de trédeur pour devenir un grossiste en bonbons ou un consommateur stockeur. Le trédeur, lui, doit rester un échangiste. Il achète et vend en cherchant à maximiser sa marge, tout en minimisant les risques, car les conséquences de mauvaises options peuvent être rapidement désastreuses compte-tenu des volumes en cause. Cette gestion des risques est d’autant plus importante pour la RBHK que les fonds avec lesquels travaillent ses employés sont ses fonds propres. Cela suppose que ceux-ci s’entourent d’informations avant de les engager. Ce n’était pas le cas de Carvale qui a donné, doigt mouillé, le prix d’un paquet de fraises tagada. Le deuxième courtier, lui, connaissait la dernière cotation (65-70), bien inférieure à son estimation. C’est une information de base qui n’aurait toutefois pas été suffisante. Les transactions sont suivies en temps réel et font bouger en permanence la cote. La tendance est donc une information aussi importante – en l’occurrence, elle était fortement baissière – de même que toutes les données économiques et sociales sur les biens, les titres ou les devises sur lesquels les transactions ont lieu. Cela n’élimine pas le risque car il s’agit toujours d’anticiper des faits futurs, mais ça l’encadre.
Cette expérience, amère pour sa victime, permet d’éclairer l’activité du trédeur et certaines de ses conditions de réussite, mais elle peut également servir de point d’appui à des réflexions qui vont au-delà et portent sur le dispositif socio-économique dont ce métier n’est qu’un des innombrables maillons.
On peut d’abord remarquer que la question de la valeur qui passionne les économistes est ici ramenée à sa dimension la plus élémentaire : le prix auquel se fait la transaction. Celui-ci peut varier dans des proportions importantes alors que le bien qu’il est censé évalué, lui, est stable. C’est toujours le même, qu’il ait été acquis pour dix cents ou pour un dollar. Ce qui compte dans ce commerce, c’est de savoir s’il y a ou aura un acheteur car c’est lui qui fixe le prix et le volume, et non pas le vendeur. Si le prix d’une chose peut ainsi varier alors que, elle, ne change pas, c’est que sa formation se fait en regard de la production de la chose, mais sans en être un attribut. Cette formation du prix appartient à la sphère des marchés et c’est dans les règles et informations de cette sphère que les trédeurs vont chercher à pressentir puis parier sur ses évolutions.
L’activité financière qui est réalisée dans les salles de marché est une activité secondaire qui se greffe sur une activité primaire de production de biens ou de services. La question fondamentale est évidemment de savoir quel impact elle a sur cette production. S’agissant des acteurs des fonds spéculatifs, « les opinions les plus contradictoires sont émises » [6] : ce serait pour les uns des sauveurs et pour d’autres des fossoyeurs d’entreprises, des experts qui favorisent le bon fonctionnement des marchés financiers ou, au contraire, qui propagent l’instabilité à toute la finance. Il n’est nul besoin d’entrer dans la polémique et l’accumulation de « faits » d’observation en faveur d’une thèse ou d’une autre, pour faire quelques observations de principe. Si les techniques qu’appliquent ces fonds sont sophistiquées, très mathématisées et obscures, leur quête est en revanche parfaitement transparente. Ils cherchent à obtenir les meilleurs rendements possibles des investissements qu’on leur confie. Or l’argent n’est pas en lui-même créateur de richesses. Si une vente est faite à perte, des opérateurs quelque part se partagent le gain correspondant. C’est une opération à somme nulle. Franck Carvale aurait perdu au total 7 500 $ s’il avait vendu les 10 000 paquets de fraise au lieu d’en conserver la moitié. Le gain correspondant n’est pas constaté tel quel chez les courtiers qui ont participé aux transactions, car eux-mêmes ont acheté à un prix qu’on ne connait pas (premier courtier) ou n’ont pas encore vendu (1° puis 2° bid), mais il circule entre eux. Les rendements obtenus par ces fonds spéculatifs, dynamiques et agressifs, sont plus élevés que ceux obtenus par les méthodes de gestion classique. C’est ce que montre Thomas Piketty à propos des fonds de dotation des Universités américaines : les fonds spéculatifs ou alternatifs peuvent représenter jusqu’à 60 % de leurs portefeuilles lorsque ceux-ci sont supérieurs à un milliard de dollars. Cela leur permet, sur la longue durée (1980-2010), de friser les 10 % de rendement annuel net (inflation et frais de gestion déduis) [7].
En restant dans la sphère du capital, ces spéculations n’aboutiraient qu’à distribuer autrement les richesses entre les spéculateurs. Mais, si elles sont un jeu avec ses règles propres qui flotte au dessus des lignes de production, elles n’en sont pas indépendantes ; ça leur serait fatal. C’est ce même capital qui s’investit dans des moyens de production et sert à développer les affaires. Derrière les transactions financières, il y a des entreprises qui produisent des biens ou des services. C’est là que la richesse se construit. Mais si le capital ne la crée pas lui-même, il lui donne des moyens, la stimule et l’exige. Les rendements qu’il attend servent d’objectifs pour les acteurs économiques qui font appel à lui, et ont de ce fait un effet d’entrainement. Mais pour fonctionner durablement, les spéculateurs ont également besoin de croissance. Dans une économie stable, les capitaux pourraient toujours sauter comme des cabris d’un bien ou d’un titre à un autre, profitant des mouvements à la baisse ou à la hausse qui les affectent. Cela modifierait la répartition des richesses, mais n’en créerait pas de nouvelle.
Les grands mouvements de valorisation et de dévalorisation économique des biens et services sont le propre du capitalisme (voir De la productivité du travail et de certaines de ses conséquences). Ils supposent que des productions utiles à la vie humaine occupent moins de place pour que les innovations puissent se déployer dans les espaces libérés et que le capital puisse profiter des engouements qu’elles génèrent. Ces grands mouvements font naitre des étoiles du marché et en font pâlir d’autres. Ils favorisent donc ces spéculations, en leur fournissant un vaste terrain d’exercice ; celles-ci en retour permettent de déplacer rapidement le capital attiré comme une mouche, vers les lieux où ces étoiles se développent.
C’est aussi à cela que le trédeur participe à sa modeste échelle, même s’il n’en a pas conscience car sa vie quotidienne de travail est faite d’autres choses. Elle l’entraine en effet vers des réalités d’un autre ordre dont certaines ont d’ailleurs une dimension ludique : l’ambiance électrique et bruyante de la salle des marchés, des informations suivies sur l’économie mondiale et les affaires dont il a la charge, des sensations fortes, le goût des chiffres et de la manipulation de l’argent, des prises de positions journalières et la découverte progressive de leurs conséquences, des intuitions à suivre sans obstination…
[1] Tristan Roulot (auteur), Philippe Sabbah (auteur), Patrick Hénaff (dessinateur). Hedge fund est une série de trois albums édités par le Lombard : Des hommes d’argent (2014), Actifs toxiques (2014) et La stratégie du chaos (2015). Les Hedge funds (« fonds de couverture » en anglais) sont des « fonds spéculatifs soumis à moins de régulation que les fonds classiques (…). Ils sont libres dans leurs objectifs de placement et utilisent tous les produits et tous les marchés susceptibles de réaliser ces objectifs » (Dictionnaire d’économie et de sciences sociales, Nathan, Paris, 2013).
[2] « Trader » est un mot anglais entré dans notre vocabulaire. En changer l’orthographe suffit pour le franciser. Cela me semble plus simple que d’essayer de l’en chasser par une traduction (« opérateur de marché ») qui n’a ni sa concision, ni sa popularité. C’est ainsi que procèdent les Japonais depuis longtemps avec le chinois, puis maintenant avec l’anglais.
[3] Il a passé dix ans dans les salles de marché de Madrid, Paris et Hongkong, puis à la banque d’affaires américaine J.P. Morgan, avant de présider Robeco Gestions Paris, la filiale française d’une société néerlandaise de gestion d’actifs.
[4] Il le raconte dans un entretien intitulé « La seconde vie des as de la finance », publié dans Le Monde du 15/07/2015.
[5] C’est une règle for ancienne, commune à de nombreux métiers dans lesquels il faut s’entendre sur le prix et la chose. Les maquignons, par exemple, concluent leur accord sur le prix des bêtes en topant les mains, ce qui vaut toutes les signatures du monde.
[6] Michel Aglietta, Sabrina Khanniche, Sandra Rigot, Les Hedge Funds, entrepreneurs ou requins de la finance ?, Perrin, 2010, p 9
[7] Thomas Piketty, Le capital au XXI° siècle, Seuil, Paris, 2013, pages 714-719. Voir également La nature escamotée du travail : le cas Piketty
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