Travailler, même au Paradis
Le revenu universel, fossoyeur ou rédempteur du travail ?

Méthode pour que s'évanouisse le mirage de la valeur économique

Seriez-vous prêt à envahir une Nation pour vous approprier un gisement d'huîtres endémiques à laquelle elle a seule accès ?

Non ? Alors vous n’êtes pas l'Inca Tupac Yupanqui et vous ne connaissez ni le Spondyle, ni les Chimús. Je vous les présente donc.

Spondyle
Le spondyle (mullu en quechua)

Le spondyle est une huître à charnière qui vit dans les eaux chaudes équatoriennes au nord du golfe de Guayas, entre 18 et 60 m de profondeur. Il se caractérise par une belle couleur mauve et des épines sur sa valve supérieure. Il ne se fixe pas au rocher par un byssus, mais s’y cimente directement par sa valve inférieure qui est, elle, blanc porcelaine.

Les civilisations précolombiennes lui accordaient une immense valeur symbolique. Selon des informations recueillies par les missionnaires au XVIe et XVIIe siècle, le spondyle était considéré par les Indiens comme la nourriture préférée des dieux. Sa coquille, entière, broyée ou découpée en morceaux, leur était offerte notamment dans des rituels associés à l'eau et à la pluie. Sur les hauts plateaux, elle signifiait la relation essentielle de la montagne et de la mer. Elle était abondamment utilisée lors des cérémonies du Capac hucha (« le grand don »), une manifestation qui rassemblait des représentants de tous les peuples de l’Empire venus à Cuzco, la capitale Inca, pour présenter leurs offrandes et y réaliser des sacrifices rituels. Cette coquille entrait également dans la fabrication d’éléments de mobilier ou d’ornements précieux pour les élites, en particulier des colliers ou des pendentifs ; elle était aussi utilisée comme offrande funéraire pour des personnalités de haut rang. Dans les cultures andines, le spondyle avait plus de valeur que l’or [1].

Sa récolte suppose des compétences de plongée qui conduisent à penser qu’elle était assurée par des spécialistes. Une fois cueillies, ces huîtres devaient ensuite être apportées sur l’île de la Plata, à 200 km au nord du golfe de Guyas, où elles étaient stockées puis redistribuées vers les régions voisines [2].

La confédération Chimú s’étendait sur 1300 km le long des côtes nord du Pérou. Sa capitale, Chan-Chan, était la cité la plus vaste de l’aire andine. Sa riche économie était fondée sur une symbiose de pèche et d’agriculture. De grands radeaux à voile de balsa assuraient le commerce maritime sur toute la région, à partir de son port principal, Tumbès. C’est par lui qu'arrivaient les spondyles en provenance de l’île de la Plata et c’est par l’intermédiaire des marchands Chimús qu'ils étaient échangés contre du sel, des vêtements finement tissés, des ornements corporels ou des objets en or manufacturés dans les montagnes.

Carte_sites-précolombiens-web
Cartes des sites andins pré-incas

L’expansion Inca a commencé un siècle seulement avant la conquête du Pérou par les conquistadors [3]. L'empereur Tupac Inca Yupanqui conquit le territoire des Chimús vers l'an 1470. Les motifs de cette expansion ne nous sont pas connus directement, car les peuples andins ne connaissaient pas l’écriture [4]. Toutefois, quelques indices trouvés dans les documents espagnols du XVI° siècle et chez des chroniqueurs autochtones laissent à penser que les Incas étaient conduits par un impératif idéologique : « s’assurer le contrôle des sources de vie et des capacités de production de la terre, en incluant l’océan (…) Le désir de se procurer des quantités toujours croissante de ce précieux (spondyle aurait) été une des motivations essentielles des tentatives incas de conquérir et contrôler la côte équatorienne » [5].

Ce n’est certes qu’une hypothèse, mais elle gagne en vraisemblance si on la met en face de son symétrique hispanique : la motivation des conquistadors pour soumettre le Pérou.

En effet, Pizarro et ses compagnons se sont engagés de leur côté dans une expédition périlleuse car ils pensaient trouver là de l’or en profusion, ce qu'ils ont d’ailleurs largement surestimé. La colonisation espagnole n’a pas été qu'une confrontation militaire, mais aussi un choc des valeurs. Lors des premières rencontres pacifiques avec les peuples andins, ceux-ci furent très étonnés que les espagnols négligent les tissus richement travaillés qu'ils leur offraient car ils n’étaient intéressés que par l’or ou l’argent [6]. On peut facilement imaginer la tête des conquistadors s’ils leur ont également donné des spondyles !

La valeur que nous accordons aux biens est le produit d’une culture avant d’être celui d’une convoitise personnelle. Le prix du transfert de Zlatan Ibrahimovic vers l'équipe mancunienne ne prend « sens » que dans l’Europe contemporaine, et n’en aurait aucun pour les paysans des vallées andines au XV° siècle. C’est sur cette faculté spéciale – c'est-à-dire propre à l’espèce humaine – d’évaluation des choses et des idées qu'est fondée notre économie et jusqu'à certaines de nos guerres. Autre époque, autre mœurs, autre société : nous voilà tout d’un coup désenvoûté, le mirage s’estompe et cette passion, cet enthousiasme nous paraissent bien futiles, incompréhensibles même. Comment peut-on mourir pour des huîtres ?

C’est ce voyage dans le temps et les civilisations qu'il faudrait que nous fassions tous les jours pour être capable d’envisager un autre monde, ancré dans d’autres valeurs que celle de l’argent-roi.

*****

Même si cette passion nous reste très étrangère, en revanche les œuvres qu’elle a produites dans les cultures andines [7], peuvent encore largement nous toucher.

 

  • Art-andin 1 WEB
    Jarre Urpu
  • Art-andin 2 WEB
    Jarre Urpu
  • Art-andin 3 WEB
    Figurines Yuyucuyas
  • Art-andin-4 WEB
    Pectoral
  • Art-andin-5 WEB
    Revers de miroir
  • Art-andin-6 WEB
    Plat à décor
  • Art-andin-7 WEB
    Ornements d'oreille
Art-andin-7 WEB

 

De gauche à droite :

  1. Jarre Urpu à décor de spondyles (culture Inca)
  2. Jarre Urpu à décor de spondyles - détail
  3. Figurines anthropomorphes dites Yuyucuyas en coquille de spondyle (culture Narrio)
  4. Pectoral représentant une face humaine en coquille de spondyle (culture La Tolita)
  5. Revers de miroir. Bois incrusté de nacre, coquille de spondyle et turquoise (culture Huari)
  6. Plat à décor illustré. Bois, nacre, spondyle et turquoise (culture Chimu)
  7. Ornements d’oreille en mosaïque. Or, lapis-lazuli, turquoise, chrysocole et spondyle (culture Mochica)

 

[1] Sources : L’inca et le conquistador, sous la direction de Paz Nunez-Regueira, Actes Sud, Arles, 2015 et l’article de Marco Curatola Petrocchi « L'archeologia delle pratiche cultuali. America Meridionale - Gli oggetti del culto e i materiali votivi »

[2] Marcos, Jorge et Presley, Norton « Interpretacion sobre la arqueologica de la Isla de la Plata », dans Miscelanea Antropologica Ecuatoriana, 1, Cuenca-Guayaquil-Quito, 1981, pp 136-154.

[3] La 3° expédition de Pizarro a commencé en 1531. La capture de l’Inca Atahualpa à Cajamarca a eu lieu en 1532 et son exécution en 1533.

[4] Il est possible que les quipous, un dispositif de cordes colorées à nœuds qui servait pour dénombrer et compter, aient été aussi un système d’écriture, mais nous ne savons toujours pas les déchiffrer.

[5] Article de Colin Mac Ewan, «  Les peuples vassaux. Les voix aux marges de l’Empire », dans L’inca et le conquistador.

[6] César Itier, Les incas, Les Belles lettres, Paris, 2008.

[7] 1 et 2 : L’inca et le conquistador ; 3 à 7 : Lavalee Danièle et Guillermo Lumbreras Luis, Les Andes. De la préhistoire aux Incas, Gallimard, 1985

Commentaires

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loriot

Bonjour Michel, merci pour ce voyage au Pérou et ces magnifiques images, mais en voici une autre, nouvelle huitre sensée produire la puissance de l'énergie des étoiles !
Cosmique !
http://www.lemonde.fr/sciences/article/2017/02/13/a-cadarache-des-tests-decisifs-pour-la-fusion-nucleaire_5079006_1650684.html
Amicalement, DL

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