Le monde inversé : l'homme de trait tirant une charrette conduite par un âne
13/08/2020
Dans le sud de la France, il subsiste des traces d’une peinture privée, ignorée de l’histoire de l’art, qui remonte à la fin du moyen-âge [1]. Ces œuvres décoraient les maisons bourgeoises ou les tavernes. Elles sont rassemblées sous le terme générique de « plafonds peints », car c’est en étant placé aux cimes des habitations que certaines ont pu échapper aux rénovations ou aux destructions.
Elles abordent des thèmes souvent inconnus ailleurs. Les figures grotesques, le jeu ou la dérision notamment y avaient droit de cité [2]. En voici un bel exemple sonore :
Mais c’est une autre illustration, découverte à Lagrasse [3], qui m’a donné envie de commettre ce léger article. Elle procède, comme la précédente, d’un renversement, mais cette fois-ci de la hiérarchie établie entre l’homme et l’animal.
Bien que ses couleurs soient affadies, la scène reste lisible et compréhensible comme le montre le dessin ci-dessous :
Deux ânes ont mis au joug des hommes de trait qui tirent une charrette. Ces derniers apparaissent comme les instruments de travail de la gente animale. Ce thème du renversement est connu sous le nom de « fable du monde inversé ». Il apparaît dans des gravures à partir du XVI° siècle et persistera jusqu'au XIX° [4]. Il consiste à prendre le contre-pied du monde réel pour le montrer sous un jour inattendu, invraisemblable. Cette subversion a deux vertus : elle laisse entendre que ce qui n’est pas possible pourrait l’être, mais surtout – et c’est dans ce deuxième sens que cette illustration mérite qu’on s’y arrête – elle conduit à prendre la place de celui qui subit. C’est évidemment avec nos sensibilités humaines et nos capacités intellectuelles que nous pouvons évaluer les effets de cet assujettissement. Qui, parmi nos congénères, se placerait volontairement sous le harnais ? Qui jugerait ces conditions de travail dignes de lui et de ses aspirations ? Si ces conditions ne sont pas bonnes pour l’homme, le seraient elles pour le bœuf ou le cheval ? Comment en juger ? Qu’est-ce qui permet de ne pas s’en inquiéter ? Voici quelques unes des questions auxquelles ces représentations invitent, et sur lesquelles je reviendrais dans un prochain article.
L’inversion du monde qu’opèrent ces images est finalement une méthode qui permet de relativiser l’ordre social ou naturel, et de ressentir ce que l’on fait à l’autre. Elle n’est donc pas qu’amusante, mais aussi pédagogique et militante.
Pour le plaisir et pour conclure, j’en invente une qui m’est venue en regardant la statue de Jacques Cartier qui est installée sur les remparts de Saint Malo : si les Iroquois avaient traversé l’Atlantique pour rejoindre la Chine, ils auraient rencontré sur leur chemin l’Europe, qu’ils auraient ensuite appelé le Nouveau monde. Puis, en découvrant l’embouchure de la Seine, ils auraient entendu le mot « village » souvent prononcé par les autochtones. Ils auraient alors ainsi baptisé Village la France. C’est en effet ce qu’aurait fait Jacques Cartier pour le Canada [5] lorsqu'il a remonté le Saint Laurent.
[1] Ces plafonds peints apparaissent au cours du XIII° siècle entre Barcelone et Montpellier, mais la plupart se rencontre entre 1450 et 1520.
Ils font aujourd'hui l’objet de publications scientifiques dont je me suis servi pour rédiger ce texte : Charpentes et plafonds peints en pays d’Aude, exposition présentée du 26 mai au 24 juin 2011, Archives départementales de l'Aude, Carcassonne, 2011 ; Images de soi dans l’univers domestique XII°-XVI° siècle, s/ dir G. Bartloeyns, M. Bourin et P-O Dittmar, Presse Universitaire de Rennes, 2018 ; Plafonds peints médiévaux en Languedoc, Actes du colloque de Capestang, Narbonne, Lagrasse, Presse Universitaire de Perpignan, 2008
[2] Toutefois, des êtres hybrides, des scènes de chasse, des figures grotesques voire obscènes fourmillent dans les marges de nombreux manuscrits enluminés du XIII° et XIV° siècle. Cf. Michael Camille, Images dans les marges, Gallimard, Paris, 1997.
[3] Dans les locaux de l’Office de tourisme de Lagrasse (Aude), plusieurs salles sont consacrées aux plafonds peints du Languedoc. Certains d’entre eux proviennent de maisons médiévales du village.
[4] Voir Frédéric Maguet, « Le monde renversé », Histoire par l'image [en ligne]. http://www.histoire-image.org/fr/etudes/monde-renverse
[5] En Iroquois,« kanata », d’où a été tiré le nom du pays, signifie en effet village.
Ce topos s'inscrit dans le programme humaniste du XVIème siècle: esprit constructif de la recherche d'un monde meilleur mais de façon paradoxale emprunte la voie de la dérision. Je pense, entre autres, à Rabelais bien sûr, à l'écriture carnavalesque de Bakhtine: prendre conscience des positions idéologiques plurielles.
J'attends ce prochain article sur ce thème éminemment riche du monde inversé .
Rédigé par : lysiane cantin | 16/09/2020 à 19:01