Croissance économique et productivité du travail : le grand écart
Le vent et le galérien

Le forgeron de Paul Klee

Paul-Klee-le forgeron web

Dans les expositions de Paul Klee que j’ai pu visiter à Berne et à Paris[1], figuraient quelques œuvres où l’homme est représenté comme un être hybride, fait de chair et de machine, mais une seule - magnifique – où il est au travail [2]. Elle était d’ailleurs présente dans les deux expositions.

Les lettres KN dessinées sur ce tableau sont une première énigme qui peut facilement être résolue. Paul Klee et Kandinsky, qui se connaissaient et s’appréciaient depuis longtemps, se retrouvèrent comme professeur au Bauhaus en 1922. Ils prirent l’habitude de s’offrir une de leurs œuvres récentes à l’occasion de leurs anniversaires qui avaient lieu, pour tous les deux, en décembre. Klee commençait le 4 et Kandinsky lui répondait le 18. Ces échanges de cadeaux étaient des signes d’amitié mais nourrissaient aussi un subtil dialogue sur leurs convictions artistiques respectives. Ce forgeron est le présent que Klee a offert à Kandinsky et sa femme, Nina, en 1922. Cette dernière l’a légué plus tard au Centre Beaubourg. KN représente donc très probablement les initiales du couple.

Cette œuvre devait être particulièrement appréciée par Kandinsky, puisque l’on sait qu'il l’exposait dans son appartement, alors que Klee de son côté, avait accroché chez lui une étude de Composition VII que lui avait offert Kandinsky.

Le choix du sujet peut aussi trouver une explication crédible. En effet, le directeur du Bauhaus, Walter Grotius, tenait à ce que dans son école soient valorisés aussi bien les arts plastiques, l’architecture que l’artisanat. Des ateliers de poterie, de menuiserie, de travail du métal étaient ainsi proposés aux étudiants. Il se peut donc que Klee ait ainsi fait un clin d’œil à son ami, en référence à ce principe de l’école où ils enseignaient tous deux.

Le titre de l’œuvre annoncerait un portrait. Mais décomposé en figures aux formes variées sous la double influence du cubisme et du constructivisme, qu’en reste-t-il ? On pourrait répondre une certaine abstraction du travail. Mais si Klee a aussi produit des œuvres totalement abstraites, il est resté le plus souvent fidèle à son talent d’origine, celui du dessinateur qu'il était à ses débuts. La figure et le geste du forgeron restent ici parfaitement lisibles. Les jambes et les bras sont clairement identifiables, reliés par une même couleur marron. Le visage et le corps, unifié par du blanc, le sont tout autant. L’établi en revanche est plus difficile à décrypter. L’ouvrier semble marteler avec un de ses bras une pièce cylindrique qu'il maintiendrait avec une pince de son autre main. Le tout est baigné dans des couleurs chaudes et douces de brun, de jaune et de rouge qui peuvent évoquer celles d’un atelier de forgeron, mais sans la violence du feu. Le travail y apparaît paisible.

Mais qu’en est-il de ces trois flèches que l’artiste a placées dans le tableau ? Paul Klee est familier du fait. Ces signes viennent en général renforcer la dynamique de l’œuvre, indiquer des voies vers lesquelles elle tend. Mais ici, on peut risquer une interprétation en lien avec le métier de forgeron. Les deux flèches rouges pointent l’une vers le haut, l’autre vers le bas. Cette dernière pourrait indiquer l’origine tellurique du matériau que l’ouvrier moleste ; la première pourrait signaler l’intelligence et l’esprit qui le guide dans son geste. Quant à la troisième, beaucoup plus fine, elle semble revenir comme un boomerang vers le forgeron, comme une étincelle jaillie du choc du métal contre le métal.

Cette hypothèse confirmerait que, ce qu'a en vue l’artiste, c’est le travail dans son sens le plus originel, à savoir une confrontation réussie de l’homme avec la matière. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle il représente le forgeron seul alors que c’est un travail essentiellement collectif. D'ailleurs, dans toutes les représentations picturales de forgerons qui ont précédés la sienne, c’est toujours un groupe d’hommes qui est représenté, chacun assurant sa part de la tâche : on peut ainsi penser à Velasquez, Le Nain, Giordano, Goya, ou moins prestigieux mais  fidèle au travail de la forge de son époque, Cormon.

On peut risquer une dernière interprétation de cette œuvre, qui complète la précédente. Dans le contexte du Bauhaus, le forgeron peut être aussi une métaphore de l’artiste car comme lui, il donne une forme nouvelle à une matière qui lui préexiste. Paul Klee s’est toujours inscrit dans les recherches et mouvements picturaux de son époque. Ils l’ont profondément influencés, mais à chaque fois, il s’en est décalé sans les rejeter, ni y adhérer. C’est ainsi qu'il s’est forgé un style qui lui est propre, fait d'équilibre et de grâce.

***

Je me propose de terminer cet article par une galerie de peintures thématiques, dans laquelle chaque œuvre dit quelque chose du travail coopératif des métaux. Mais aussi, évidemment, pour le plaisir de l’œil.

 

  • Forgede-Vulcain-Velasquez-pour-web
  • La Forge Louis le Nain
  • Le Nain Venus et Vulcain
  • Les forgerons giordano_luca
  • Forgeron-goya-pour-web
  • La_forge Cormon
La_forge Cormon

 

 Les œuvres qui apparaissent dans ce carrousel lorsqu'on clique sur leurs vignettes sont, de gauche à droite :

  1. La forge de Vulcain, Diego VELASQUEZ, vers 1630
  2. La Forge ou Un maréchal dans sa forge, Louis ou Antoine LE NAIN ? Vers 1640
  3. Vénus dans la forge de Vulcain, Louis ou Antoine LE NAIN ? 
  4. La forge de Vulcain, Luca GIORDANO, vers 1660
  5. Forgerons au travail, Francisco GOYA. 1819
  6. Une forge, Fernand CORMON,  1893

 

Et pour finir une œuvre de Kandinsky que j’ai cité dans l’article, où il n’est plus question de forge, mais seulement de formes :

Etude-Composition-VII-Kandinsky-pour-webEtude pour Composition VII, Vassily KANDINSKY, 1913

Je vous invite évidemment à poursuivre cette contemplation par une visite de l’exposition Klee de Beaubourg, qui rassemble des œuvres splendides. Elle se tient jusqu'au 1° août 2016.

 

[1] « Klee et Kandinsky : voisins amis rivaux », Centre Paul Klee en août 2015 à Berne et « Paul Klee, l’ironie à l’œuvre » à  Beaubourg en juin 2016. Je me suis évidemment appuyé sur les catalogues de ces deux expositions pour écrire cet article.

[2] KN le forgeron, Paul Klee, 1922. Huile, aquarelle et plume sur gaze collée sur carton. Centre Pompidou, Paris. Leg de Nina Kandinsky, 1981.

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Martz

Giordano et Goya et l'épreuve physique.

Amitiés

Didiert

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