L’homme à la croisée des chemins, Diego Rivera, 1934
15/08/2019
Diego Rivera a réalisé cette fresque sur un mur intérieur du Palais des Beaux-arts de Mexico. D'un point de vue esthétique, bien que s’y manifeste son art de la composition, du dessin et d'équilibre des couleurs, ce n’est pas sa plus grande réussite ; elle est trop symbolique et lourde d’intention pour cela. Mais elle est intéressante car elle plaçait l’homme du XX° siècle devant une double interrogation qui reste la nôtre : jusqu'où ira l’homme dans sa maîtrise de la nature ? Avec quel système socio-économique ?, mais les alternatives et les réponses disponibles pour l'homme du XXI° ont bien changé.
Le muralisme mexicain est un mouvement pictural né dans les années 1920 qui se voulait à la fois social, culturel et identitaire. Le choix du support, le mur, en est à la racine : il permettait de rompre d’un coup avec la peinture de chevalet qui était réservée à une élite bourgeoise latino-américaine dont les goûts restaient très européens. A la suite de la révolution mexicaine [1], les commandes des institutions publiques ont permis à toute une série d’artistes d’exprimer leur talent et leurs convictions politiques, en offrant au public qui se rendait dans ces institutions la possibilité de contempler leurs œuvres et décrypter les messages dont elles étaient porteuses.
Le titre sous lequel est connue cette fresque du Palais des Beaux Arts est double : El hombre controlador del universo o el hombre en el cruce de caminos (l’homme contrôleur de l’univers ou à la croisée des chemins). Cette œuvre est la reprise d’une commande faite en 1932 par John Davison Rockefeller pour le hall d’entrée d’un des bâtiments du Centre Rockefeller de New York. L’homme d’affaires souhaitait que l’œuvre traduise l’idée d’un « homme à la croisée des chemins qui cherche, dans l’incertitude mais avec espérance et ambition, à emprunter un chemin conduisant à un futur nouveau et meilleur » [2]. Mais Diego Rivera, le communiste [3], enrichit son œuvre, au cours de son élaboration, de thèmes sociaux (la guerre, une manifestation ouvrière et sa répression policière) et politiques (la Place Rouge, un portrait de Lénine). C’en fut trop pour les Rockefeller qui annulèrent leur commande puis, quelques mois plus tard, firent détruire la fresque.
Celle du Palais des Beaux arts de Mexico, elle, est toujours visible. Elle est divisée en trois parties, séparées entre elles par deux grandes loupes inclinées et deux piliers de la coursive du premier étage du Palais.
La partie centrale est le cœur du « discours » pictural. Un technicien, au croisement de deux ellipses, tient une manette avec lequel il semble contrôler ce qui l’entoure : le monde naturel en dessous de lui et la machinerie au dessus, le microcosme comme le macrocosme figurés dans les ellipses. Devant lui, une main – la main de l’homme et non plus celle d’un travailleur ? – surgit d’un tuyau et tient fermement un globe transparent qui rassemble les atomes de base de notre terre. C’est le pouvoir de l’homme sur la nature qui est ici figurée. La présence en différents endroits d’un portrait de Darwin, d’un microscope, d’une radiographie d’un crâne, d’une ampoule électrique, viennent indiquer l’origine de cette puissance : les découvertes scientifiques et leurs applications. Mais on ne trouve pas de traces d’inquiétude ou d’incertitude quant au contrôle de la nature par l’homme : ça fonctionne !
Le dilemme n’est pas là. A ce premier « discours » se superpose en effet un autre, politique : cette puissance de l’homme doit être au service de qui ? Une alternative, à cette époque, se présente clairement aux peuples : d’un côté le capitalisme Étasunien, de l’autre le communisme soviétique.
Dans ce deuxième discours, la rhétorique picturale se lit sous le mode du sain et du malsain. On en a une première illustration dans la partie centrale avec les cellules malades en haut à gauche de l’ellipse et saines dans son aile droite, redoublée par la scène à gauche de bourgeois frivoles jouant aux cartes, dansant et buvant, contraposée à celle où Lénine réunit et serre les mains d’un paysan, d’un ouvrier et d’un militaire. La partie supérieure gauche de l’œuvre décline le mal sous la forme de la Grande Guerre, symbolisée par des soldats portant des masques à gaz, et d’une manifestation ouvrière pacifique réprimée par la police. A droite, la santé est représentée par des athlètes en train de courir et vient en contrepoint de la scène de loisirs bourgeois. Le côté droit de l’œuvre se trouve ainsi qualifié comme celui du bien, le gauche celui du mal. C’est dans la partie droite que le peintre Mexicain place donc ses « déclarations » politiques en faveur de la IV° internationale (en bas), de l’Union soviétique (en haut) et contre le fascisme (la statue sans tête qui tient un faisceau portant une croix gammée).
Dans l’entre deux guerres, pour Diego Rivera, la croisée des chemins est strictement sociale et politique. C’était là le fond du désaccord avec les Rockefeller. Il n’y a en effet dans la fresque aucun signe qui vient émettre un doute sur les effets de la science. La maîtrise de la nature est une bonne chose pour l’humanité. En revanche, elle ne doit pas être au service d’une élite capitaliste mais du peuple qui travaille, et ce service, Rivera n’a pas de doute là-dessus non plus, c’est le communisme soviétique qui peut l’instaurer.
Si on regarde les productions des dessinateurs de rue d'aujourd'hui, qui sont de lointains héritiers des peintres de fresques de la Renaissance ou des muralistes latino-américains, on voit bien qu’elles ne sont plus nourries de ces certitudes. Entre temps en effet, les inquiétudes écologiques sur les effets du productivisme humain et les interrogations sur le système politique, économique et social à mettre en place sont passés par là…
*****
Je reprends ci-dessous les trois parties de la fresque en explicitant, à partir de notes prises lors d’une visite du Palais des Beaux arts, certains de ses éléments identifiés par des numéros. Cela permet une lecture analytique de l’œuvre qui est un préalable nécessaire à son interprétation.
1 – Sphère contenant des atomes d’oxygène, d’azote et d’hydrogène (symbolisant le pouvoir atomique ?). En dessous, une barre de cristal (représentant la maîtrise de l’énergie atomique ?)
2 – Ellipse de la vie microscopique : des cellules nocives
3 - Ellipse de la vie microscopique : des cellules saines
4 – Ellipse de la vie macroscopique : système solaire et galaxies
5 – Une dynamo permettant de produire de l’électricité
6 – un système d’irrigation assurant le développement de plantes qui plongent leurs racines dans le sol
7 – Lénine tenant les mains d’un ouvrier, d’un paysan et d’un soldat
8 – La vie bourgeoise : jeux de cartes, alcool, tabac, danse
9 – Une statue antique portant une croix chrétienne : les sources de la civilisation européenne ? L’amputation des mains signifie une impuissance, la chute des idoles ?
10 – Charles Darwin montrant du doigt l’évolution des espèces : animaux aquatiques, tortue, serpent, perroquet, singe, veau ( ?), chien, chat ( ?), bébé
11 – Manifestation pacifique à New York d’ouvriers contre le New Deal (« we want work, not charity ») et répression policière
12 – Soldats de la guerre de 1914-1918
13 – Statue étêtée (sa tête sert de siège aux personnages assis en bas à droite) portant des faisceaux liés par une croix gammée : symbole de la chute du fascisme ?
14 – De gauche à droite, Trotsky, Jay Lovestone[4], Engels et Marx tenant une bannière (« Workers of the world unite in the IVth international »)
15 – Jeunes sportifs
16 – Hommes et femmes du peuple devant la tombe de Lénine sur la Place Rouge
[1] La révolution mexicaine s’est déroulée entre 1910 et 1920 sous des formes variées de soulèvements armés, de conflits entre factions et de coups d'État. Ses protagonistes les plus connus en France sont Pancho Villa et Emilio Zapata qui luttaient chacun dans leur zone d’influence pour une réforme agraire qui redistribue les terres des grands propriétaires aux petits paysans.
[2] Guía del Museo del Palacio de Bellas Artes, Ediciones El Viso, Mexico, 2018, p 84
[3] Il est entré au Parti Communiste Mexicain en 1922 ; il en fut expulsé en 1929 du fait de son soutien à Trotsky. De 1937 à 1939, Diego Rivera et Frida Kahlo hébergèrent ce dernier et sa femme dans leur Maison Bleue à Mexico.
[4] Un des fondateurs du Parti Communiste aux Etats-Unis
Je connaissais cette fresque car je "connais" et apprécie l'idée de Diego et Frida, mais je ne l'avais jamais ainsi analysée ! Merci
Rédigé par : Martine Silberstein | 17/10/2019 à 22:17
A droite de Marx, figure aussi Bertram Wolfe.
Rédigé par : dominique louis | 02/04/2022 à 00:15
Merci pour cette identification qui complete le décryptage du tableau. Bertram Wolfe, ami de Diego Rivera, fut avec Jay Lovestone un des fondateurs du Parti Communiste étatsunien.
Rédigé par : Michel | 02/04/2022 à 03:42