L’Utopie de Thomas More, aux prémices de l’idée de revenu universel ?
16/02/2022
L’idée de revenu universel revient en France dans le débat public à l’occasion des élections du premier semestre 2022 [1]. Cinq ans auparavant, dans les mêmes circonstances, j’avais essayé de clarifier cette notion, en la distinguant de nombreuses variantes dont elle peut faire l’objet et qui en masquent la vraie nature et l’originalité (voir Le revenu universel, fossoyeur ou rédempteur du travail ?).
Beaucoup voit dans Thomas More, un humaniste Anglais du XVI° siècle, un précurseur de cette idée qu’il aurait exposée dans son œuvre la plus connue, l’Utopie [2].
Il a conçu ce texte dans un contexte historique complètement différent du nôtre et avec des intentions sans rapport avec celles des promoteurs actuels du revenu universel. Mais cette confrontation à travers les siècles permet d’éclairer des zones d’ombre que cette idée contemporaine recèle, notamment autour de son impact sur la vie productive.
Le redressement des mœurs au cœur de l’Utopie
La lecture de l’Utopie est déroutante pour un esprit cartésien car l’ouvrage ne suit pas l’ordre des raisons. Cela est dû à son mode d’écriture. Son auteur l’a rédigé lorsque sa vie professionnelle et familiale lui en laissait le temps, sous forme de fragments plus ou moins longs, assemblés ensuite par des jointures plus ou moins convaincantes, sans division par chapitres. Il a d’abord conçu ce qui est devenu aujourd’hui le livre II, puis a décidé de le compléter d’un texte, le livre I, qui en forme l’ouverture [3]. Mais si cette œuvre complexe ne livre pas ses raisons de manière ordonnée, cela ne signifie pas qu’elle manque de cohérence comme nous allons le voir.
Le livre premier rapporte la rencontre qu’a faite Thomas More de Raphaël Hytlodée et des échanges qu’il a eu avec lui. Hytlodée est un navigateur philosophe Portugais qui, au cours d’un de ses voyages, a découvert une île, Utopie, dans laquelle il a finalement vécu plus de cinq ans. Ses habitants se sont dotés d’institutions si admirables qu’elles en font à ses yeux « la seule république digne de ce nom » [4]. Lors de leur conversation, Thomas More demande à son interlocuteur de lui présenter cette île, ses villes, sa gouvernance, son peuple, ses mœurs…. C’est ce que fait Raphaël Hytlodée dans le second Livre, tout en précisant avoir « décidé de décrire leurs institutions, non de les justifier » [5]. Aussi faut-il chercher dans différents endroits du texte ces justifications.
Le livre premier rassemble des discussions dans lesquelles Raphaël critique des pratiques politiques ou économiques en vigueur en Angleterre et en France qu’il considère détestable par leurs conséquences sociales et morales. Ainsi en est-il de la peine de mort infligé aux voleurs car elle ne s’attaque pas aux causes du vol. Il identifie deux « raisons » qui « obligent » les gens à voler : d’abord « les escortes de fainéants [6] (que) la foule de nobles qui passent leur vie à ne rien faire trainent avec eux » et qui n’ont d’autre choix que de « rapiner vigoureusement » pour pouvoir vivre lorsque leurs maîtres ne les emploient plus. Ensuite, « les moutons » : le développement en Angleterre des pâtures de moutons élevés pour leur laine et leur enclosure ont chassé un grand nombre d’agriculteurs du travail de la terre. Ceux-ci n’ont alors pas eu d’autres choix pour survivre que de voler. C’est donc le chômage, le désœuvrement et la misère qui l’accompagne qui est la cause toujours active du brigandage. Tant que rien ne sera fait pour remédier à cela, on pourra toujours tuer ceux qui sont pris sur le fait, d’autres leur succèderont inévitablement : « Que faites vous d’autre » demandera Raphaël Hytlodée à ses interlocuteurs, « que de fabriquer vous-mêmes les voleurs que vous pendez ensuite ? » [7].
Dans ses discussions avec Thomas More, Raphaël Hytlodée invoquera un peu plus tard une autre cause de mauvaise gouvernance : « Là où existent les propriétés privées, là où tout le monde mesure toute chose par rapport à l’argent, il est à peine possible d’établir dans les affaires publiques un régime qui soit juste et prospère » [8]. Il affirmera être convaincu « que les ressources ne peuvent être réparties également que si l’on supprime la propriété privée » [9].
Sont ainsi liés des ordres de facteurs qui se nourrissent les uns les autres et qu’il faut nécessairement corriger pour construire une véritable république : la propriété privée, l’argent, l’inégalité sociale qu’ils rendent possible et qui fait que certains ont beaucoup pendant que d’autres n’ont rien et le chômage qui empêche les hommes de trouver par eux-mêmes les ressources dont ils ont besoin pour vivre.
Compte-tenu de ces échanges et de l’intérêt des thèses développées par Raphaël, Thomas l’incite à conseiller les Princes, car « c’est du Prince que ruissellent sur le peuple entier les biens et les maux » [10]. Certes reconnait il, il est vain de donner des conseils « quand on est sûr qu’ils ne trouveront aucun écho » [11], mais ce n’est pas une raison « pour se détacher de la chose publique » : « on ne renonce pas à sauver le navire dans la tempête parce qu’on ne saurait empêcher le vent de souffler ». A défaut de pouvoir « extirper radicalement des opinions erronées », au moins est-il possible de « remédier à des abus invétérés » et proposer « la moins mauvaise des solutions ». Mais Raphaël, même sous cette forme, s’y refuse : « c’est me conseiller, sous couleur de vouloir remédier à la folie des autres, de délirer en leur compagnie » [12]. En revanche, quand Thomas More déclare qu’il lui semble impossible d’imaginer une vie satisfaisante là où les biens seraient mis en commun car on ne saurait « procurer les subsistances nécessaires lorsque n’importe qui peut se dérober au travail », Raphaël lui répond qu’il aurait fallu qu’il vive en Utopie avec lui pour se rendre compte que c’était possible. A défaut de pouvoir y séjourner, Thomas More lui demande alors de lui en faire le portrait, ce qu’il fit et qui est rapporté dans le second livre.
Cette utopie apparait donc à son auteur même comme impuissante à convaincre de changer le cours des choses ailleurs. On ne peut y croire que si on y a vécu, mais comme Utopie, étymologiquement, est un non-lieu, un lieu qui n’existe nulle part, on ne saurait y vivre. On ne peut qu’écouter ou lire sa description. L’Utopie n’est donc pas un projet révolutionnaire ou réformiste, c’est un geste intellectuel qui vise à donner par la fiction une cohérence à une pensée critique qui vise le meilleur gouvernement des hommes possible, sans avoir à se confronter à des pensées contraires ou à des pouvoirs qui y feraient obstacle.
Pour Thomas More, un « serpent d’enfer s’enroule autour du cœur des hommes pour les détourner de la voie droite (et il est) trop enfoncé dans la nature humaine pour qu’on puisse l’en arracher ». Ce serpent, il l’appelle « superbia », que l’on traduit habituellement par« orgueil », mais c’est un nom trop banal et tiède pour rendre compte du fait que c’est « la mère de tous les maux ». Aussi, je préfère « la Superbe », la traduction qu’en donne Marie Delcourt, car il sonne étrangement à nos oreilles et se trouve presque libre de détermination. Il pointe ainsi mieux le fait qu’il s’agisse d’un mal radical, enfoui au plus profond de notre être. Aux yeux de cette Superbe, « la prospérité ne se mesure pas d’après le bonheur de chacun, mais d’après le malheur des autres. Elle refuserait même de devenir dieu si elle ne pouvait garder autour d’elle des misérables à insulter, à traiter en esclaves, dont la détresse serve de repoussoir à son éclatante félicité, qu’elle puisse torturer, irriter dans leur dénuement par l’étalage de ses richesses [13]». Je la comprends donc comme cette irréfragable aspiration à la différence et à l’inégalité sociale qui conduit certains, dès qu’ils en ont la possibilité, à former une élite au-dessus des autres et à les dominer. Mais si ce serpent ne peut être extirpé de l’homme, une forme de gouvernement peut l’empêcher de nuire et de prospérer. C’est cette conviction qui l’a conduit à imaginer une terre et une société inconnue qui soit une véritable république, c'est-à-dire qui n’ait que l’intérêt public comme boussole, alors que toutes les autres prétendent l’avoir mais « ne veillent qu’aux intérêts privés » [14]. « Quand j’observe » fera t’il dire à Raphaël « les États (respub.) aujourd’hui florissants, je n’y vois qu’une sorte de conspiration des riches pour soigner leurs intérêts personnels sous couleur de gérer l’État (reip.) » [15].
Utopie, une république de travailleurs…
Le livre II fourmille d’informations sur la vie des Utopiens. Leur société y est décrite avec une telle minutie qu’on pourrait considérer Thomas More comme un précurseur de l’ethnologie s’il n’exerçait cette science sur un pays qu’il invente. Aussi, face à un texte si riche, je me limiterais – à regret toutefois – à ce qui en fait le cœur.
Dans l’île, le travail tient une place centrale, et au premier chef le travail de la terre : « Une seule industrie est commune à tous (…), l’agriculture (…). Tous l’apprennent dès l’enfance ». Mais une division du travail existe néanmoins, sur fond d’une connaissance et pratique commune de l’agriculture : « En dehors de l’agriculture, chacun apprend le métier qui lui plait et sera le sien » [16], à savoir le tissage, la construction (maçonnerie et charpente) ou la forge, pour l’essentiel.
Le travail est une pratique universelle ; il concerne tous les adultes de l’île, hommes et femmes. Sur l’île, « personne ne demeure inactif, mais s’adonne activement à son métier » [17], alors que chez tous les autres peuples, une importante fraction de la population reste inactive. Et de citer : « la presque totalité des femmes », « la troupe des prêtres et les religieux », « tous les riches et surtout les propriétaires terriens, ceux qu’on appelle les nobles, leur valetaille », « les mendiants robustes et bien portants qui inventent une infirmité pour couvrir leur paresse » [18].
C’est cette universalité du travail, combinée à la modestie des besoins des Utopiens, qui permet que chacun puisse ne travailler que 6 heures par jour, ce qui laisse, une fois déduit les temps de repas en commun et de sommeil, de nombreuses heures de libre activité : « la plupart consacre ces heures de loisir à l’étude », mais « si quelqu’un préfère consacrer ses heures libres à son métier, on ne l’en détourne pas. Au contraire on le félicite de son zèle à servir la république (reipublicae) » [19].
Mais cela ne s’obtient pas sans surveillance, ni contrôle. Pour pouvoir voyager dans une autre région que la sienne, un îlien doit disposer d’une autorisation du préfet de sa ville qui précise sa date de retour. S’il reste plus d’un jour dans un lieu, il devra y travailler. De même, s’il voyage dans la campagne autour de chez lui, il devra disposer de l’autorisation de son père et de son épouse et ne recevra aucune nourriture avant d’y avoir travaillé une demi-journée. Ainsi, « aucun moyen ne subsiste de se dérober au travail (…). Toujours exposé aux yeux de tous, chacun est obligé de pratiquer son métier ou de s’adonner à un loisir irréprochable » [20].
Du côté de la production, s’activent donc tous ceux qui sont en âge et en état de travailler : « Dans toute une ville et sa banlieue, (parmi ceux-ci), il n’y en a pas cinquante à qui une dispense (de travail) soit accordé » [21]. Mais en même temps, la consommation est limitée au strict nécessaire. Tout superflu, dépense ostentatoire ou luxueuse, est rejeté. Ils veillent également à produire les biens les plus durables possibles. Par exemple, « on répare sur le champ les édifices qui se dégradent ; on prévient même les dégradations imminentes, de telle sorte (…) que les constructions subsistent très longtemps », ou encore « un simple vêtement de cuir qui peut durer jusqu’à sept ans leur suffit pour aller au travail ». De ce fait, l’île ne connait pas de pénurie, mais au contraire, à certains moments, une surproduction. Dans ces périodes, on conduit alors la population vers des travaux publics. Mais « il arrive souvent aussi que, faute de tout travail de ce genre, on décrète un abrègement général de la journée de travail » [22].
… qui partagent tout, comme dans une famille
Pour Thomas More, l’argent est une source majeure de dégradation des mœurs. « Nous évaluons toutes choses en argent, ce qui nous amène à pratiquer quantité d’industries totalement inutiles et superflues, qui sont simplement au service du luxe et du plaisir » [23]. Ce goût de la dépense envahit même toutes les classes, depuis les nobles jusqu’à leurs valets, aux ouvriers et même aux paysans. « Débarrassez-vous de ces maux » [24] dira Raphaël Hytlodée dans le livre I. C’est ce qu’ont fait les Utopiens : l’argent n’y a pas cours. Mais ils ne pratiquent pas non plus le troc. Alors comment font-ils pour se procurer ce qu’ils ne produisent pas eux-mêmes et dont ils ont besoin ?
Des marchés d’objets confectionnés sont installés dans chaque ville. « Chaque père de famille vient là demander tout ce dont il a besoin pour lui et les siens et il l’emporte sans paiement, sans compensation d’aucune sorte » [25]. Les marchés alimentaires, pour des raisons sanitaires, sont eux installés en dehors des agglomérations, et fonctionnent de la même manière : les pourvoyeurs des salles où sont pris les repas en commun viennent y chercher les provisions nécessaires pour confectionner les repas. Il leur suffit de déclarer le nombre des convives pour les obtenir.
A l’échelle de l’île, le Sénat de la capitale – dans lequel siège 3 représentants de chacune des villes – enregistre les productions de chaque territoire, constate ce qui abonde en chaque lieu et éventuellement ce qui manque ailleurs, de manière à ce qu’« une région aussitôt compense par ses surplus la pénurie d’une autre, sans contrepartie, sans recevoir en échange de ce qu’elle donne » [26].
Il n’y a donc aucun échange commercial au sein d’Utopie – et donc pas besoin d’argent pour les favoriser –, mais un système universel de partage. Qui a trop donne à qui que ce soit qui n’a pas assez, chacun pouvant se trouver, à un moment ou à un autre, donateur ou receveur, sans que cela n’ait une quelconque importance. « Toute l’île de la sorte forme une seule famille » [27]. Cette logique du partage où « toutes choses sont à tous » [28] est fermement soutenue par un esprit public gouverné par « l’humanité, cette vertu qui est plus que toute autre naturelle à l’homme (et qui) consiste essentiellement à adoucir les maux des autres ». C’est « la nature (qui) invite tous les mortels à se donner une aide réciproque en vue d’une vie plus riante ». Aussi, si « veiller à son avantage personnel sans offenser les lois, c’est la sagesse ; travailler en plus à l’avantage de la communauté, c’est un devoir sacré (pietas) » [29] dira Raphaël.
Cependant, des échanges commerciaux existent bien, mais seulement avec les pays étrangers. Ceux-ci permettent à l’île, en contrepartie de ce qu’elle exporte, de s’approvisionner en ce qui lui manque, principalement le fer. Elle fait également entrer de l’or et de l’argent, non pas pour l’utiliser sur l’île où le luxe est banni, mais comme trésor public et monnaie d’échange en cas de besoin.
Deux questions rhétoriques suffisent à Raphaël Hytlodée pour expliquer comment cela fonctionne : « Pourquoi rien refuser à personne lorsqu’il y a abondance de tous biens et que nul n’a à redouter que son voisin demande plus qu’il ne lui faut ? Pourquoi en demander trop lorsqu’on sait qu’on ne risque pas de manquer de quoi que ce soit ? » [30]. C’est donc l’abondance qui est la clé de la paix civile et de la solidarité quasi familiale entre tous les habitants de l’île. C’est aussi la raison pour laquelle sur Utopie, le travail est universel et obligatoire, les besoins strictement limités au nécessaire et la gestion des stocks très prudente afin d’être assuré contre les mauvaises récoltes.
Toutes les institutions de l’île ont pour fonction principale de veiller à ce que ces règles de travail et de vie soient scrupuleusement observées. A défaut, les sanctions peuvent être très lourdes. Ainsi, la peine capitale pourra être requise contre des dirigeants qui agiraient en vue de soumettre le peuple à une tyrannie et de modifier la forme de gouvernement (statum reipub.) [31]. Un voyageur sorti de sa province sans autorisation est considéré comme un déserteur et s’il récidive sera condamné aux travaux forcés [32]. Utopie n’est donc absolument pas une terre de permissivité. Les règles y sont strictes, puissantes et toute transgression y est sévèrement puni, au nom de l’intérêt public.
De quelle manière l’Utopie de More questionne-t-elle le projet de revenu universel ?
Revenons maintenant à notre question initiale. Peut-on vraiment considérer que cette fiction annonce ou préfigure en quelque manière l’idée de revenu universel ? Pour tenter d’y répondre, il faut évidemment se doter d’une définition du revenu universel. Prenons celle que j’avais proposée dans mon article de mars 2017 : c’est un revenu cumulable avec d’autres, versé régulièrement par une communauté politique à tous ses membres, sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie.
On voit apparaître à la fois des proximités et de grands écarts. C’est la fin de la phrase qui semble le mieux rapprocher ces deux projets politiques. En effet, chacun sur l’île a accès librement à ce dont il a besoin, sans contrôle de ses ressources, ni d’exigence de contrepartie. Mais les mots sont un peu piégés. Il n’y a certes pas de contrôle de ressources, au sens des biens que chacun possède, mais en revanche il y a un contrôle du fait que chacun travaille et contribue ainsi à la création de biens qui sont mutualisés. Il n’y a pas non plus d’Etat, au sens moderne du terme, qui gouverne l’île, ni de fiscalité. Il n’y a donc pas non plus de distribution de revenu par un pouvoir politique, mais seulement un suivi statistique par celui-ci des lieux de surplus et de manque pour indiquer d’où doivent partir les compensations et où elles doivent aller.
Toutefois, ce qu’il y a peut-être de plus commun, c’est la radicalité du projet et sa visée égalitaire. Sur Utopie, elle est absolument réalisée ; tous ses habitants, y compris le Prince et les autres magistrats, disposent d’un accès identique aux biens qui leur permettent de satisfaire à leurs besoins élémentaires, sans luxe ni consommation ostentatoire. Dans le cas du revenu universel, cette égalité n’est certes que potentielle, mais toute augmentation de son montant diminuera l’écart de revenu entre les citoyens jusqu’à l’annuler une fois atteint le seuil du revenu moyen.
On peut donc bien reconnaitre un lointain air de famille à ces deux projets politiques et voir dans l’œuvre de Thomas More un précurseur du revenu universel. Pourquoi pas. Mais cela reste anecdotique, sans grande portée. Il est plus intéressant d’examiner ce qui les distingue et les zones d’ombre du projet de revenu universel que cela permet d’éclairer. La différence la plus évidente entre eux réside dans la place qu’ils accordent au travail. Il est premier, central, omniprésent dans l’Utopie et absent dans le revenu universel.
Pour Thomas More, l’essentiel est d’assurer une production qui satisfasse en permanence aux besoins des hommes et éloigne ainsi toute peur du manque. C’est sur cette base seulement qu’un accès libre aux biens produits peut être accordé à tous ses habitants, moyennant un contrôle strict de ce que chacun travaille. Le projet de revenu universel, comme son nom d’ailleurs l’indique, se situe sur l’autre versant du cycle économique, celui de la distribution. Il considère donc comme acquis la production alors qu’il aura sur elle un effet évident, peut-être pas tant dans son volume que dans l’adéquation des besoins avec ce qui sera produit. Cette question de l’adéquation est une préoccupation qui n’a pas échappé à Thomas More. Il précise en effet que sur l’île le choix des métiers est encadré par le pouvoir politique, ce qui à l’époque de la Renaissance était plus simple à imaginer que ce le serait aujourd’hui où il en existe une grande diversité. Ainsi, « si quelqu’un, connaissant un métier, veut en apprendre un autre, on l’y autorise de la même façon (que pour les enfants qui veulent pratiquer un autre métier que celui de leurs parents). Une fois qu’il les sait tous les deux, il exerce celui qu’il préfère, à moins que la cité (civitas) n’ait besoin de l’un plus que de l’autre » [33]. De nos jours, un certain nombre de métiers nécessaires ou utiles sont dits « en tension » : il y a plus d’offres d’emploi les concernant que de demandes. Ce sont souvent des métiers aux conditions de travail difficiles ou qui sont socialement dévalorisés. Comment seraient-ils affectés par le revenu universel ? Plus largement, comment chacun, ayant éloigné le spectre de la misère, décidera d’investir le champ de la production ? Ces décisions individuelles convergeront-elles pour assurer l’adéquation des emplois avec les besoins en volume et en qualité ? Permettront-elles de dégager les ressources nécessaires pour pérenniser le système ?
Pour gagner en crédibilité, un projet de réforme aussi ambitieuse ne doit pas se cantonner au volet de la distribution et aux questions budgétaires afférentes – essentiellement : comment la financer ? Elle doit résolument s’accompagner d’une politique agricole, industrielle et de service, pour prévenir et accompagner les effets déstabilisateurs de sa mise en place. C’est en effet la production qui déterminera le niveau de ressources qui pourront être distribuées.
Il est un autre conseil que livre un porte-parole de Thomas More dans l’Utopie, le Cardinal, et qui pourrait être adressé aux promoteurs du revenu universel. Celui-ci, dans le livre I, ayant écouté la proposition de Raphaël Hytlodée de ne plus exécuter les voleurs mais de les condamner aux travaux forcés et de les réhabiliter s’ils se conduisent bien, formule ainsi son avis :
« Il n’est pas facile, avant d’en avoir fait l’expérience, de savoir si une mesure sera profitable ou néfaste. Le prince toutefois, après avoir prononcé la condamnation à mort pourrait ordonner de différer l’exécution et mettre un tel règlement à l’essai (…). Si la tentative donnait de bons résultats, on ferait sagement d’adopter la méthode. Dans le cas contraire, la sentence serait exécutée » [34].
Il n’y a en effet que dans les projets politiques ou dans les utopies que tout se passe bien. Nul ne saurait prévoir les effets multiples d’une vaste réforme sur la population et ses réactions, y compris de ceux qui l’on soutenue. S’il est nécessaire de penser et de convaincre avant d’agir, il l’est tout autant de penser après avoir agi, sur la base des résultats obtenus, afin d’ajuster, corriger voire arrêter une initiative qui tourne mal. Il n’y aurait aucune honte à cela, mais seulement de la sagesse politique. Si une démocratie et le peuple qui la soutient ne se contentait pas de la règle de l’alternance pour évaluer l’impact d’une politique, mais allait dans ce sens, elle prouverait sans aucun doute la supériorité de ce régime sur les autocraties et autres totalitarismes.
[1] Mezzo vocce toutefois, sans la flamboyance que lui avait donnée en 2016-2017 Benoit Hamon, candidat du Parti socialiste. Le projet de revenu universel n’est plus porté à gauche que par Yannick Jadot, le candidat écologiste, sous forme d’un « revenu citoyen » versé automatiquement à partir de 18 ans. Anne Hidalgo, candidate du Parti socialiste, l’avait inscrit dans son projet de mandature lors de sa réélection en 2020 comme maire de Paris, mais elle ne l'a pas repris dans son programme pour la Présidentielle.
[2] L’Utopie est une œuvre écrite en latin qui a été publiée la première fois en 1516. Elle bénéficia immédiatement d’une grande reconnaissance dans l’Europe des lettrés. La page titre reproduite ci-dessous, à côté de sa traduction en français, provient d’un exemplaire édité à Bâle en 1518.
[3] André Prévost reconstitue l’histoire de cette écriture dans son ouvrage L’utopie de Thomas More, Mame, Paris, 1978, page 68 et suivantes
[4] Thomas More, L’Utopie, traduction du latin par Simone Goyard-Fabre (1966), Garnier Flammarion, Paris, 1987, page 229. Toutes les citations de cet article proviennent de cette traduction. Je l’ai corrigé toutefois dans deux occurrences : J’ai remplacé « Etat » dont le sens contemporain est trop fort par la traduction d’André Prévost plus fidèle au texte (« Cité » dans un cas, « République » dans un autre) ; de même ai-je substitué « devoir sacré » à « piété » car « pietas » en latin n’a pas la signification religieuse que piété possède aujourd’hui.
[5] Ibidem, page 185
[6] Il s’agit essentiellement des mercenaires qu’ils entretiennent en vue de la guerre
[7] Ibidem, page 128
[8] Ibidem, page 128
[9] Ibidem, page 130
[10] Ibidem, page 91
[11] Ibidem, page 125
[12] Ibidem, pages 125 - 126
[13] Ibidem, pages 232 - 233
[14] Ibidem, page 229
[15] Ibidem, page 231
[16] Ibidem, page 147
[17] Ibidem, page 148
[18] Ibidem, page 150 et 151
[19] Ibidem, page 149. Voir également la note 4.
[20] Ibidem, page 162
[21] Ibidem, page 151. La population des villes est de 6 000 familles. La taille de celles-ci n’est pas précisée dans le texte. En revanche, il y est indiqué qu’un ménage agricole se compose d’au moins 40 personnes (page 139)
[22] Ibidem, page 154
[23] Ibidem, page 151
[24] Ibidem , page 103
[25] Ibidem, page 156
[26] Ibidem, page 163
[27] Ibidem, page 163
[28] Ibidem, page 229
[29] Ibidem, page 174 – 175. Voir également note 4
[30] Ibidem, page 157
[31] Ibidem, page 146
[32] Ibidem, page 162
[33] Ibidem, page 148. Voir également note 4.
[34] Ibidem, page 111
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