Le tour du monde de l’idée de nature
11/03/2015
Que deviennent les grandes notions forgées en occident lorsqu’elles sont introduites dans des langues qui ont été longtemps étrangères à son histoire ? Le Tour du monde des concepts contribue à répondre à cette question de manière très concrète, en examinant comment, dans 9 langues, 9 mots[1] représentatifs de ces notions ont été traduits – Si « travail » ne figure pas dans cette liste, c’est en revanche le cas de « nature », qui entretient par définition un rapport étroit avec lui. Partons donc en voyage, sémantique et culturel, pour mieux connaitre les couleurs qu’elle prend sur différentes terres. Mais prudence. Commençons, avant d’aller voir ailleurs, par s’assurer de ce que « nature » signifie pour nous[2].
Son origine latine nous renvoie à l’idée de naissance : « natura » est en effet un participe du verbe nasco, naître. Sur cette base, ses nombreuses significations se sont déployées dans deux directions différentes : d’un côté, la nature en général et de l’autre, celle d’un être en particulier. Dans ce dernier cas, il pourra désigner le principe vital qui produit son développement et lui donne son caractère propre. Mais cela pourra aussi être l’essence d’une chose, ou encore ce qui est inné, instinctif ou spontané. C’est sur le fond de cette dernière acception que l’expression « contre nature » a signifié une réprobation morale, l’inné ou le spontané étant en quelque sorte déifié. Cela peut enfin désigner le caractère ou le tempérament qui distingue un individu. Pour ce qui est de la nature en général, André Lalande identifie sept significations différentes, mais nous rappellerons seulement trois d’entre elles, plus adaptées à notre recherche. D’abord, celles dont il observe qu’elles n’ont pas de synonymes, et ne sauraient donc être remplacées par d’autres mots. La nature, cela peut être ainsi « ce qui se produit dans l’homme ou dans l’univers, sans calcul ni réflexion » (sens A) ou bien « le monde visible, en tant qu’il s’oppose aux idées, aux sentiments » (sens B). Il en est une troisième, que Lalande écarte car il considère qu’elle conduit à un usage abusif : « l’ensemble des êtres qui ne tendent pas à une fin, mais sont entièrement mus par une causalité quasi-mécanique » (sens C). Nous la conservons, car c’est probablement sur le fond de cette acception que se niche notre rapport actuel à la nature (sens B) et que se justifie à nos yeux son exploitation intensive.
« Nature » est donc un mot d’une grande richesse sémantique et culturelle. Les auteurs des articles du Tour du monde des concepts ont par conséquent été confrontés à un double foisonnement, celui du mot « nature » dans la langue source et celui du réseau possible de significations entrelacées de la langue de destination. C’est évidemment dans l’impossibilité de trouver un équivalent strict que réside tout l’intérêt de ce travail, car il montre en creux, tout l’impensé et les valeurs dans lesquels nous sommes pris à notre insu. Toutes les langues, toutefois, ne sont pas confrontées aux mêmes difficultés de traduction, et ce pour plusieurs raisons. Certaines sont dotées d’un riche passé culturel écrit (le Chinois, l’Hindi), d’autres pas (les langues bantous du Burkina Faso ou du Gabon) ; certaines ont été très tôt en contact avec l’occident (les Arabes avec les textes de la Grèce antique ; les Russes et les Turcs avec Byzance et l’Europe occidentale), d’autres beaucoup plus tardivement (le Japonais ou les langues bantoues). Aussi, nous retiendrons des contributions pouvant illustrer ces différents cas de figure : le russe, le chinois, l’hindi et les langues d’Afrique noire y suffisent.
Le russe[3] est une langue slave, indoeuropéenne, qui a subi, dés le X° siècle après JC, l’influence byzantine et orthodoxe. Cette influence s’est encore renforcée à partir du règne de Pierre le Grand (1682-1725) qui fit le choix pour la Russie de la modernité européenne. Aussi n’est-il guère surprenant de constater que les trois correspondants du français ‘nature’ sont :
- pour l’un, une stricte reprise du latin ‘natura’ (натчра : caractère, propriété intrinsèque d’une chose ou d’une personne) et
- pour les deux autres, un calque du grec ou du latin :
- ‘estestvo’ (естество : essence, réalité, environnement terrestre des humains) copie du grec ‘ousia’ et
- ‘priroda’ (природа) copie du latin ‘natura’, avec un préfixe pri- signifiant la présence et un radical rod- portant l’idée de naissance
Le slavonisme ‘estestvo’ est le vocable le plus ancien et a vu apparaître ses deux concurrents à partir du XVI° et XVII° siècle. Aujourd’hui, c’est finalement ‘priroda’ qui désigne l’environnement des entreprises humaines et le substrat dont elles se nourrissent.
Cette proximité linguistique s’est doublée d’une proximité idéologique avec l’Occident dans son ambition d’exploitation et de maitrise de la nature. En effet, même à l’époque soviétique, la Russie partageait avec lui une ambition productiviste, soutenant même que son organisation politique et économique était plus efficace en la matière, ainsi que pouvait le déclarer en 1961 Nikita Khrouchtchev alors qu’il était premier secrétaire du Parti communiste de l’URSS :
« Le communisme assure le développement de la production sociale et l’augmentation de la productivité du travail (…) Il fournit à l’homme les meilleures machines et les plus puissantes ; il augmente considérablement son pouvoir sur la nature et lui permet d’exercer un contrôle de plus en plus grand sur les éléments. » (Nikita Khrouchtchev, Programme pour le Parti, 1961)
La Chine[4] s’est développée indépendamment de l’Europe. Elle n’a subi son influence que récemment, alors qu’elle disposait d’une culture et d’une langue écrite richement constituées. Les deux termes endogènes pour nature, ‘xing’ et ‘ziran’, apparaissent au IV° siècle avant JC, et se trouvent illustrés dans les grands textes de cette époque. Le premier dérive de ‘sheng’ (naître, vivre et par extension : ce qui est inné) : « De par leur nature innée (xing), (les hommes) sont proches, mais par leurs usages, ils s’éloignent les uns des autres » (Confucius, Entretiens, 17 : 2). ‘Ziran’ signifie ‘ce qui est ainsi par soi-même’ : « La Voie (Tao) est grande, ainsi que le Ciel, la Terre et l’homme. L’homme se règle sur la Terre, la Terre sur le Ciel, le Ciel sur la Voie, la Voie sur la nature (ziran) » (Tao Tö King, XXV). Le Chinois dispose ainsi des ressources linguistiques propres qui lui permettent de traduire l’idée occidentale de nature selon le contexte de son expression. Mais ce faisant, elle ancre ces significations dans sa propre histoire et ses systèmes de pensée, et non pas dans les nôtres.
L’Inde[5] est aussi un pays de vieille culture écrite, mais c’est une langue indo-européenne, de même souche donc que les langues européennes. En hindi, ‘nature’ est traduit par ‘prakrti’ qui est construit sur un préfixe ‘-pra’ (‘avant’) et une base verbale ‘kr’ qui signifie ‘faire’, d’où est tirée ‘krti’ qui donne ‘création, œuvre’. Prakrti s’oppose aujourd’hui à culture, ‘sanskrti’. C’est ce qui est antérieur à l’action de l’homme. Mais c’est d’abord le monde créé tel qu’il est, à quoi appartiennent les hommes et tous les autres êtres. Du fait de l’identification de ‘purusa’ à l’homme primordial dont sont issues les castes indiennes, prakrsti s’est identifié au principe féminin. Il a été popularisé comme tel par l’éco-féminisme indien à la fin du XX° siècle. Pour l’écologie indienne, la nature n’est ni une ressource à gérer, ni le lieu d’émotions esthétisantes. Elle est le partenaire de l’humanité qu’elle nourrit en fonction du respect qu’elle lui porte. L’auteur de l’article, Annie Montaut, souligne que la référence des écologistes indiens n’est toutefois pas prakrti, mais « terre –eau – air – ciel – feu », les 5 éléments de la tradition indienne de pensée qui sont au fondement de la vie.
Mais si, ainsi que le pensait Emile Durkheim, l’idée de nature ne peut exister que dans des sociétés qui connaissent la science ou opposent culture et nature, c’est dans les langues premières que devraient le mieux se mesurer les écarts de représentation du monde et de l’action humaine en son sein. C’est ce que montrent les deux articles portant sur celles du Gabon et du Burkina Faso[6]. En effet, aucun terme endogène ne convient pour traduire la notion occidentale de nature car les mots qui pourraient être candidats n’ont pas seulement une valeur descriptive. Ils sont aussi insérés dans un ensemble de représentations du monde dont ils ne peuvent être détachés. Ainsi, ‘Enyeng’ en fang (Gabon) se rapproche de ‘nature’, même s’il a la signification plus large de ‘vie’, ‘existence’ voire ‘monde’. Mais surtout, ce monde ou cette vie n’appartiennent pas qu’aux êtres humains. Les occupants d’un lieu n’en ont qu’un droit d’usage car les véritables propriétaires en sont les esprits. Du coup, la protection de la nature s’ancre plus naturellement, si j’ose dire, sur le respect d’un interdit fondé sur l’absence de droit de propriété, que sur une retenue de la volonté humaine d’exploitation de la nature. ‘Weviuugo’ en moore (Burkina Faso) est la ‘brousse’. Celle-ci renvoie à l’autre du village : les terres non habitées, les animaux sauvages et aussi tous les autres villages, voire même les villes. Mais c’est aussi le lieu de séjour des défunts et de l’invisible, ce que la nature pour nous occidentaux n’est pas. ‘Tiga jam’, ‘attraper la terre’ en kasim (Burkina Faso) a été forgé pour traduire l’expression ‘gestion de l’environnement’. ‘Tiga’, la terre, c’est le territoire villageois, la terre comme matière, mais c’est aussi un nom propre, le nom de l’esprit qui s’offre aux hommes comme assise, avale les morts, frappe et tue ceux qui contreviennent à ses lois fondamentales. Or c’est cet esprit qui est maitre (‘tu’) des hommes et les saisit (‘jaro’), et non pas l’inverse. Aussi, plutôt que de provoquer de tels contresens en cherchant un équivalent interne, vaudrait-il mieux dans ces cas introduire dans le lexique directement le mot étranger ou sa naturalisation par déformation phonologique[7] ou tout autre procédé.
Même si ce dernier cas est celui du plus grand écart, les trois précédents confirment aussi en mineur, la loi linguistique énoncée par Eugène Nida :
« Puisqu’aucune langue n’est identique à une autre, ni dans les sens donnés aux symboles correspondants, ni dans la façon avec laquelle ces symboles sont agencés en expression et en phrase, il va sans dire qu’il ne peut y avoir de correspondance absolue entre les langues. Par conséquent, il ne peut y avoir de traduction pleinement exacte »[8].
Comme le souligne Pierre Legendre dans son introduction, « un concept importé ne devient pensable que reformulé ou costumé. Il se transmet en pactisant avec une altérité qui modifie ou détourne sa substance originaire ». C’est ce mécanisme que l’on a vu à l’œuvre dans les exemples que nous avons présentés. Mais l’introduction de l’idée occidentale de nature n’a pas été seulement langagière. Elle s’est doublée ou plutôt a été précédée par une invasion matérielle, celle de l’économie technico-productiviste. C’est l’importation, chez tous les peuples qui l’ont adoptée, de la chose et des mots qui l’accompagnent, pour l’autoriser plus encore peut-être que pour la dire. Quel destin auront les représentations indigènes concurrentes – la spiritualité bantoue, le taoïsme, l’écologie indienne…– ou les modifications linguistiques apportées par l’importation ? C’est là une question qui trouvera peut-être une réponse dans l’examen des langues, mais seulement après coup, une fois la réponse apportée par les peuples à la question du rapport qu’ils parviendront à entretenir dans la durée avec la nature.
Pour terminer, nous n’exprimerons qu’un regret, celui que le travail n’ait pas figuré parmi les concepts retenus par les auteurs de l’ouvrage. Il l’aurait mérité, car il est, tout autant que ceux qui l’ont été, un mot très caractéristique de l’occident, et peut-être plus que certains, car sa facture contemporaine a désormais colonisé le monde entier. Une suite à donner à ce premier tour du monde ?
Tour du monde des concepts, sous la direction de Pierre Legendre, Edition Fayard, 2014.
[1] Les 9 langues sont l’arabe, les langues du Burkina Faso, le chinois, les langues du Gabon, l’hindi, le japonais, le persan, le russe, le turc / les 9 concepts sont : contrat, corps, danse, Etat, loi, nature, religion, société, vérité.
[2] Pour ce genre d’exercice, nous ne connaissons pas de meilleur guide que le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, aussi précis dans l’identification des différentes significations d’un même mot que pertinent dans leur critique, avec en outre l’intégration dans l’ouvrage des intéressants débats qu’a suscités au sein de la Société Française de Philosophie la publication des différents articles.
[3] L’auteur des articles sur le russe est Rémi Camus de l’INALCO
[4] L’auteur des articles sur le chinois est Kristofer Schipper de l’Ecole des Pratique des Hautes Etudes
[5] L’auteur des articles sur l’hindi est Annie Montaut de l’INALCO
[6] L’auteur des articles sur les langues du Gabon est Augustin Emane de l’Université de Nantes et celui sur les langues du Burkina Faso est Danouta Liberski-Bagnoud du CNRS
[7] Voici un exemple de déformation phonologique : en sango, langue de l’Oubangui-Chari, la clé qui ouvrait la maison des colonisateurs est devenue kélélé. Sur ce modèle, le blé, tout aussi étranger, est devenu bélélé.
[8] Eugène Nida, Toward a science of translating, Brill, 1964, p 156
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