Faut-il perdre sa vie pour la gagner ?
Travailler moins, est-ce vivre mieux ?

La loi Travail ou le défi du développement syndical

La loi Travail fait l’objet d’un bras de fer entre deux gauches. C’est un combat qui laisse peu de place à la réflexion, car lorsque les uns souhaitent l’abrogation d’un texte que les autres veulent maintenir, ce qu'il dit passe aux oubliettes. La vie politique se transforme ainsi en référendum social. C’est fort dommage, car le sujet mérite mieux que cela. Les perdants dans cette affaire sont déjà connus, même si l’issue de la confrontation guerrière ne l’est pas encore : ce sont les belligérants, qui seront rattrapés dans un an par une autre défaite, électorale cette fois-ci. Mais ce sont aussi les citoyens car ils sont ainsi privés d’un véritable débat sur la manière dont l’ordre public doit aujourd'hui organiser la vie des entreprises et jusqu'où.

Invité récemment à animer une conférence-débat sur le travail ("Faut-il perdre sa vie à la gagner ?"), je m’y étais préparé en entrant dans les textes en discussion, ce que je n’avais pas fait jusqu'alors, me contentant de regarder voler dans le ciel démocratique les arguments d’autorité et de me désoler de cette exhibition de biceps gouvernementaux et syndicaux. Cette lecture fut très instructive. J’en ai tiré une analyse que j’ai présenté aux participants de la conférence et que je me propose ici de compléter et mettre en forme, autour des questions suivantes : Que dit ce texte ? Quels sont les enjeux économiques et sociaux auxquels il cherche à répondre ? Quel avenir tente-t-il de dessiner ?

Ce projet est incontestablement ambitieux. Il introduit en effet deux innovations majeures dans le Code du travail qui feront date s’il est adopté et mis en œuvre : l’une sur la forme, l’autre sur le fond.

Une clarification du Droit du travail et de la place de la négociation sociale

Il cherche d’abord à mettre de l’ordre et de la clarté dans le Code du travail qui en manque cruellement, car il est le résultat de l’agrégation de lois, décrets ou arrêtés promulgués à des époques différentes, en réponse à des débats socio-économiques successifs, sans perspective ni vue d’ensemble. Cela donne aujourd'hui un maquis de texte qui ressemble plus à un bidonville qu’à une cité organisée. Cette innovation formelle se manifeste dés les premiers articles.

L’article 1 crée en effet une « Commission de refondation » chargée en deux ans de proposer une nouvelle rédaction de la partie législative du Code du travail, en adoptant une architecture en trois niveaux :

  • L’ordre public, valable sur tout le territoire national et auquel aucun accord local ne saurait donc déroger ;
  • Le champ de la négociation collective, qui indique l’articulation la plus pertinente entre l’entreprise et la branche
  • Les dispositions supplétives dans le cas où aucun accord, d’entreprise ou de branche n’existe.

Dans sa version initiale, il présentait également les 61 principes essentiels du droit du travail sur l’intérêt desquels je me suis déjà exprimé (voir dans ce bloc-notes l’article « Des principes essentiels du droit du travail »). Ils ont toutefois disparu du texte sur lequel le gouvernement a engagé sa responsabilité, car celui-ci reprend la position de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale qui les avait écartés, préférant laisser à la Commission de refondation le soin de les proposer et de préciser leur usage et statut.

L’article 2 s’étend sur 57 pages. Il reprend les textes du Code qui portent sur la durée du travail et les congés et les réorganise selon la nouvelle architecture. Il permet donc de voir concrètement comment le gouvernement conçoit ces distinctions de niveaux. Suivons un exemple simple. Appartiennent à l’« ordre public » les textes suivants :

  • La durée légale du travail effectif des salariés à temps complet est fixée à trente-cinq heures par semaine.
  • Toute heure accomplie au-delà de la durée légale hebdomadaire est une heure supplémentaire qui ouvre droit à une majoration salariale ou à un repos compensateur équivalent.

Le « champ de la négociation collective » est ouvert sur le taux de majoration :

  • Un accord collectif d’entreprise, ou, à défaut, un accord de branche prévoit le ou les taux de majoration des heures supplémentaires accomplies au-delà de la durée légale ou de la durée considérée comme équivalente. Ce taux ne peut être inférieur à 10 %.

On remarquera ici que le taux minimum de 10 % relève de l’ordre public et pourrait donc être renvoyé au premier niveau.

Enfin, relève d’une « disposition supplétive » le texte suivant :

  • À défaut d’accord, les heures supplémentaires accomplies au-delà de la durée légale hebdomadaire donnent lieu à une majoration de salaire de 25 % pour chacune des huit premières heures supplémentaires. Les heures suivantes donnent lieu à une majoration de 50 %.

Cette structure clarifie ainsi la place de la négociation collective, entre ordre public et mesures supplétives et circonscrit certaines de ses marges de manœuvre.

Une nouvelle hiérarchie des normes

Mais le projet de loi El Khomri introduit une deuxième innovation, sur le fond. En effet, jusqu'à présent, la hiérarchie des textes du Droit du travail, est établie sur le principe suivant : la loi définie des normes en dessous desquelles la négociation collective ne peut pas descendre et un accord d’entreprise n’est valable que s’il introduit des avantages pour les salariés supérieurs à ce qui figure dans l’accord de la branche à laquelle elle appartient. Or, le projet de loi inverse ce dernier ordre puisque, comme on l’a vu dans l’exemple ci-dessus, ce n’est qu’« à défaut » d’accord d’entreprise que s’applique un accord de branche.

C’est autour de ce renversement que se focalise pour l’essentiel le conflit actuel. Deux lectures des conséquences de cet « à défaut » sont en effet en présence :

  • D’un côté, il donne plus d’espace à la négociation locale, moins corsetée qu'auparavant par des textes nationaux, et permettrait ainsi de faire face avec plus de souplesse et de pertinence aux aléas de la vie économique qui sont mieux pris en compte lorsqu'on est près du terrain ;
  • De l’autre, dans la mesure où la présence et la force syndicale sont plus faibles dans les petites et moyennes entreprises, la recherche d’accords à leur niveau conduira à revenir sur nombre d’avantages sociaux et de conquêtes sociales.

Dans les deux cas, c’est un pari sur l’avenir qui est fait, comme c’est souvent le cas pour les questions sociales. L’histoire a montré que le vote des textes n’est qu'une étape dont l’effet peut être restreint voire annulé dans l’usage, car celui-ci dépend de la volonté des acteurs de terrain et des rapports de force dans lesquels ils évoluent. La faible mise en œuvre, 34 ans après sa promulgation, du droit d’expression des salariés sur leurs conditions de travail en est un exemple symptomatique.

Le défi du développement syndical

La vie économique, faite de destructions et de créations qui ne marchent pas de concert, ne cesse de créer des réalités sociales d’une grande diversité, très mouvantes, selon les territoires et les entreprises. Aussi les conditions économiques, du travail et de l’emploi recèlent toujours, même à l’intérieur d’un même secteur, des caractéristiques particulières qui méritent un traitement local. Or la négociation sociale y est souvent absente, faute d’une présence syndicale en capacité de signer des accords avec l’employeur.

Le pari du Gouvernement semble être que l’espace élargi créé pour la négociation permettra de la promouvoir des deux côtés, syndicale et patronale. En effet, si on reprend l’exemple précédent, une entreprise peut ouvrir une négociation en espérant diminuer le taux de majoration à 10 %. Mais cela suppose qu'elle ait en face d’elle une organisation syndicale majoritaire qui l’accepte. Or, sauf si celle-ci est fantoche, elle ne l’acceptera que si elle trouve des contreparties suffisantes ou utiles pour les salariés et donc des avancées sur d’autres points. A défaut d’accord, le taux qui s’appliquera sera celui de 25 %. C’est donc un dispositif incitatif qui peut, si tous les acteurs sociaux le veulent, développer le compromis social dans notre pays. Les accords de branche et interprofessionnels se trouveraient dans leur contenu peu affectés par ce renversement. Ils seraient un lieu de synthèse des accords obtenus dans les entreprises – ce qu'ils sont souvent sans le dire –, de réflexion sur les avancées sociales à impulser et une sorte de voiture balai de la défaillance du dialogue social dans les entreprises.

Ce projet de loi promeut la négociation sociale et non pas la décision unilatérale de l’employeur. Or celle-là n’a de réalité que si face à l’employeur se constitue une représentation unifiée des salariés, indépendante de lui, c'est-à-dire étymologiquement un syndicat. Mais cela suppose des conditions sociales fort peu réunies en France : une ouverture et un appui patronal au fait syndical en entreprise, une ouverture syndicale à la diversité des situations de travail et des travailleurs et un engagement sans crainte des salariés dans un syndicalisme rénové. C’est à cette triple condition que le pari du dialogue social pourrait être gagné. Le conflit actuel n’en éclaire pas le chemin...

Commentaires

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Nicole

Enfin carte sur table.
Heureusement que quelques uns essaient de descripteur ce texte " monstrueux" en apparence.
On n'avait bien compris que la problématique de la hiérarchie des normes gênait pudique elle revelaitencoreplus la faiblesse de la représentation dans les entreprises pour l'avoir vécu dans différents contextes.
Peut être est-ce la voie ouverte à l'adhésion systématique comme dans les pays du Nord de l'Europe?
Allons de l'avant pour dynamiser notre société si crispée à différents endroits.
Bravo pour le récit continu
Nicole

sylvie laurent strobel

2 éléments essentiels dans ce projet de loi, en effet.
1 . le niveau de l'ordre public : qu'est ce qu'une référence de 35 h si on ne limite pas dès ce stade le nombre de prises de service dans une journée, l'amplitude maximum, le repos minimum?
On peut distinguer programmation et régulation sous réserve d'un contrôle .

2. la dépossession candide des élus du peuple souverain de l'initiative de leur mission de l'article 34 : ça se fait depuis longtemps , dis-tu : c'est vrai et ça gronde. De même, parallèlement, dans les entreprises on s'ingénie à trouver des structures ad hoc concurrençant les CE au lieu de déminer leurs tendances bureaucratiques.
Pour ce thème simple du droit du travail, les élus sont privés de la préparation, du débat, du vote : parce qu'il est bien évident que le contenu de l'article 2 ( très large suppression des minimas légaux devait faire partie du débat sur le socle de l'ordre public et donc succéder et non pas précéder la définition de cet ordre public. So on veut faire du Droit est devenu un outil de politique économique, alors, oui, il y aura de la résistance.

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