Les Néandertaliens au travail ou comment combiner l'utilité et l'esthétique
17/08/2018
« Si vous regardez des outils de silex de Sapiens, contemporains [de ceux de Neandertalis], une fois que vous en avez vu dix, vous allez vous ennuyer pendant des années parce que les 100 000 suivants seront tous les mêmes. Ce qui n’existe pas chez Néandertal, c’est cette standardisation. Quand vous voyez un de ses produits finis, chaque objet est magnifique et unique, une création, un univers en soi (…) C’est révélateur d’un univers mental qui ne semble pas le même, d’une autre manière de s’inscrire au monde, de penser le monde »
Ludovic Slimak, chercheur au CNRS et spécialiste des sociétés néandertaliennes [1].
Voilà une déclaration tonitruante pour qui s’intéresse au travail contemporain et à la place envahissante et déterminante qui y a prise la standardisation. Est-ce que le bon Dieu qui voulait préserver sa création, ne se serait pas trompé en en confiant les clés à un couple de Sapiens plutôt qu’à des Néandertaliens ?
Le Musée de l’homme présente jusqu’au début de l’année prochaine une exposition sur l’homme de Néandertal, notre cousin à la si mauvaise réputation, en vue de le réhabiliter. Elle fait le point sur les connaissances aujourd’hui accumulées par l’archéologie et les sciences connexes et met en question les représentations négatives véhiculées à son sujet depuis le milieu du XIX° siècle qui en ont fait un homme primitif, plus proche de la bête que de nous qui sommes les seuls survivants du genre Homo [2] : « Neandertal est désormais reconnu par la communauté des préhistoriens comme le représentant d’une humanité à part entière (…) différent de nous, mais ni inférieur, ni supérieur » [3].
Les traces qu’il nous a laissées sont celles qui résistent le mieux au temps. C'est le cas de ses outils. En voici quelques uns, présentés dans l’exposition, qui permettent de comprendre qu’il n’était pas conduit dans son travail par la seule utilité mais qu’il l’accompagnait d’un vrai souci esthétique, visible aussi bien dans sa recherche des matières premières lithiques que dans le travail de taille lui-même :
Ce qui surprend dans ces deux racloirs du Moustérien, c’est évidemment les matériaux dans lesquels ils ont été débités. Celui de gauche, trouvé en Corrèze, a été taillé à partir d’un jaspe aux belles nervures mordorées que l’artisan a su habilement mettre en valeur. Celui de droite, découvert en Dordogne, provient d’un cristal de roche dont le tailleur a flatté la transparence. Dans ces deux œuvres, la beauté de la matière est rehaussée par le travail de l’homme ; ce sont de simples outils du quotidien, dont la facture magnifie la seule utilité.
Le site de Saint-Amand-les-Eaux a livré des milliers de silex taillés. Il faudrait une patience d’ange pour les examiner un par un et vérifier la déclaration de Ludovic Slimak sur l’artisanat lithique néandertalien. Faisons lui confiance et regardons ce que cet exemplaire dit de son fabricant. La matière première est un banal silex gris, présenté sous ses deux faces. La taille lui a donné une forme triangulaire et lui permet de chatoyer sous la lumière en de multiples reflets. Cette forme géométrique et le geste assuré avec lequel elle a été produite est une signature d’humanité : les néandertaliens appartiennent au genre humain, le seul qui travaille, c'est-à-dire qui rompt avec la nature et joue avec elle.
Mais ces œuvres, aussi belles soient elles, donnent envie d’en savoir plus sur ces ouvriers anonymes. Comment remonter jusqu'à eux ? Pour donner vie aux groupes qui ont produit ces témoins matériels, il faut de l’imagination. Quand elle s’appuie sur les connaissances scientifiques les plus actuelles et qu’elle s’accompagne d’un véritable talent d’illustrateur, elle ne les trahit pas mais leur ajoute une sorte d’émotion, un supplément d'âme. C’est ce que fait depuis une vingtaine d’années un artiste Belge, Benoît Clarys. Il participe à des chantiers archéologiques et travaille en collaboration avec des chercheurs afin de rendre visible dans des musées, par ses aquarelles, la vie de nos ancêtres. En voici deux qui figurent dans l’exposition Néandertal et qui donne chair à notre cousin germain.
Le débitage « Levallois » apparait vers - 300 000 et se généralise pendant le paléolithique moyen. Il consiste à façonner une masse arrondie de silex que les préhistoriens appellent un nucléus, de telle sorte que son volume présente deux surfaces complémentaires, l’une destinée à la préparation, l’autre à la production des éclats. Il permet une grande variété de productions : des racloirs, des pointes ou des lames. C’est cette technique qu’utilise ici ce tailleur. Il tient dans sa main gauche le nucléus par sa partie convexe, qu’il percute de sa main droite avec un autre silex pour en détacher des éclats. Il les retouchera ensuite afin de leur donner les formes des outils qu’il a en vue.
On a longtemps cru que les néandertaliens étaient seulement carnivores. On sait maintenant que leur alimentation était beaucoup plus variée : ils consommaient de la viande qu’ils faisaient cuire, mais aussi des fruits, des plantes herbacées, des céréales sauvages ou des poissons d’eau douce. En matière de viande, ils préféraient les herbivores aux carnivores. On les voit ici à l’affût d’un troupeau de chevaux qui viennent s’abreuver dans les méandres d’une rivière. Ils tiennent à la main des lances en bois dont les pointes ont été effilées puis durcies au feu. Le chasseur du milieu esquisse un geste à l’attention de ses compagnons et semble leur parler. On ne sait évidemment rien de leur langue, mais l’hypothèse qu’ils en aient eu une, fondée sur leur anatomie et leurs comportements, a été récemment renforcée par la découverte dans leur patrimoine génétique du même gène qui chez nous est associé au langage. C’est évidemment cette hypothèse qui les rapproche le plus de l’homme moderne car le langage est à la fois le moyen d’une vie sociale sophistiquée et une ressource pour se transmettre des connaissances et des savoir-faire et pour organiser le travail, se le répartir et le réaliser.
[1] Déclaration tirée de l’article de Pierre Barthélémy intitulé « Neandertal, ce qu’il dit de nous », paru dans l’édition internet du Monde le 27/03/2018
[2] Homo neandertalis est apparu vers - 400 000 et a disparu il y a environ 30 000 ans. Sur cette longue période, on le retrouve en Europe et au moyen orient. Il a été le contemporain d’Homo sapiens qu’il a pu rencontrer lorsque ce dernier a migré d’Afrique vers l’Asie et l’Europe. La paléogénétique indique une stérilité des unions des hommes néandertaliens avec les femmes sapiens, mais un accouplement fécond des femmes néandertaliennes avec les hommes sapiens. Des gènes néandertaliens sont présents dans le génome des populations actuelles d’Eurasie et d’Afrique du nord (entre 1 et 4 % du matériel génétique) [catalogue de l’exposition Néandertal, p 144].
[3] Introduction du catalogue de l’exposition par les deux commissaires : Marylène Patou-Mathis et Pascal Depaepe, Gallimard, 2018
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