Les mutations longues du travail : le cas de la médecine dans les sanctuaires d’Esculape
16/04/2020
J'avais rédigé cet article avant que ne naissent les premiers cas de Covid 19 en Chine. Je l'avais programmé à l'époque pour qu'il paraisse ce mois-ci. Il se trouve évidemment très décalé de notre actualité confinée. Après réflexion, j'ai décidé d'en maintenir la publication, en me disant que c'était une manière de s'évader de notre quotidien par la pensée et l'occasion de méditer sur cette vaste question de la santé : comment les hommes s'y prennent pour la retrouver ?
La maladie est un phénomène biologique qui frappe toutes les espèces vivantes. La nôtre n’y échappe donc pas. En revanche, il est possible que, contrairement aux autres espèces, elle ait envisagé très tôt de ne pas la subir, mais de la combattre. Quelques crânes datant du néolithique ont pu ainsi être retrouvés avec des marques de trépanation [1].
Des tissus se sont reformés autour de la plaie, ce qui indique que l’acte n’a pas entraîné la mort du « patient ». Une forme de chirurgie a donc pu être pratiquée à l’époque préhistorique au moyen de couteaux en silex et peut-être de formes d’anesthésie obtenue grâce à une pharmacopée inconnue. Mais ces traces sont bien trop ténues pour en dire quoi que ce soit d’autres.
En revanche, une forme de lutte contre la maladie a été pratiquée avec constance à l’époque grecque puis romaine qui a laissé bien des vestiges archéologiques et des témoignages écrits et visuels. C’est une forme de médecine que l’on peut certes qualifier de primitive si on la met en regard des connaissances accumulées par la médecine contemporaine. Mais plutôt qu’ainsi la disqualifier, il vaut mieux postuler qu’il y a dans les comportements humains des Homo sapiens, quelle que soit l’époque à laquelle ils ont pu vivre, une sagesse pratique qu’il vaut mieux ne pas ignorer.
Que se passait-il donc dans les sanctuaires d’Esculape pour que, pendant 800 ans sans discontinuer [2], malades et handicapés s’y soient rendus avec l’espoir d’y trouver la guérison ? La foi, dont on dit qu’elle soulève les montagnes étaient-elles le seul moteur de ces migrations temporaires ou la médecine y avait-elle sa part ?
Des guérisons miraculeuses…
Asklepios (Esculape dans sa version latine) est le fils d’Apollon. C’est un dieu bienfaiteur [3] qui a hérité de son père le pouvoir de guérir [4]. Ce dernier l’a confié à sa naissance à Chiron, le centaure, pour qu’il l’élève et lui en enseigne les techniques [5].
Son sanctuaire le plus important est situé dans une vallée située à quelques kilomètres du port antique d’Epidaure. Si aujourd'hui les touristes s’y rendent en foule pour admirer son théâtre, ils sont beaucoup moins nombreux à circuler ensuite dans les ruines du sanctuaire qui sont en contrebas. A l’époque gréco-romaine, c’est pourtant pour ce dernier qu’un grand nombre de pèlerins et de malades entreprenaient le voyage depuis leur lieu de vie.
Ce sanctuaire originel a servi de référence à plus de 300 sites implantés autour de la Méditerranée [6]. Des fouilles réalisées ont permis de retrouver dans certains d’entre eux des stèles gravées qui racontent des cas de guérison. Elles sont de deux types : soit des listes qui présentent un grand nombre de cas différents, soit des ex-voto individuels laissés dans le sanctuaire en signe de reconnaissance au dieu guérisseur. Les premières sont des catalogues élaborés à la demande des responsables des sanctuaires à partir d’une variété de sources [7] afin d’édifier les fidèles sur la puissance du dieu. Chacun de ces récits est structuré de manière analogue, avec une introduction qui donne l’identité de la personne, le motif de sa venue et quelque fois son métier ; la désignation du rite d’incubation et de l’accomplissement du rêve ; puis en conclusion la mention de la santé retrouvée.
A Epidaure, le rite d’incubation rapporté par les stèles avait lieu dans l’Abaton [8], un bâtiment sur deux étages qui a fait l’objet d’une reconstitution partielle in situ.
La médecine miraculeuse proposée dans les sanctuaires d’Esculape se déroulait en quatre temps. Il y avait d’abord une phase d’admission et d’initiation pendant laquelle le consultant se mettait dans un état de pureté propice à recevoir les avis ou oracles du dieu. Cet état était une sorte de préparation religieuse, mentale, qu’il obtenait grâce à des bains rituels, des offrandes, des sacrifices…
« Si … quelqu'un veut éloigner (ses souffrances) qu’il se purifie… dans un chiton blanc avec du soufre et du laurier… de bandelette, qu’il se purifie. Qu’il soit conduit vers le dieu… dans la grande salle d’incubation, l’incubant … avec de pures et blanches victimes sacrificielles, avec des guirlandes de pousses d’olivier…sans bague ni ceinture… pied nu… » [9]
Il était ensuite admis dans l’Abaton où il pouvait lire sur les stèles les récits de guérison puis y vivre la phase incubatoire. Il passait la nuit couché à même le sol ou sur un lit, peut-être dans la peau de l’animal qu’il avait offert en sacrifice [10]. Pendant cette nuit, Esculape lui apparaissait en rêve.
« Andromaque d’Epire vint au sanctuaire afin d’obtenir une progéniture. Elle dormit dans l’Abaton et fit un rêve. Elle vit un gracieux enfant qui soulevait sa robe et après cela le dieu lui toucha le ventre avec sa main. Après ce rêve, un fils est né d’Andromaque et de son mari Arrybas » [11]
Le bas-relief votif ci-dessous représente une scène voisine de celle-ci.
Une femme est couchée sur un lit recouvert d’une peau de bête. Dans son sommeil, elle voit en rêve Esculape qui lui touche l’épaule. Derrière le dieu se tient sa fille, Hygieia, qui elle aussi dispose du pouvoir divin de guérir.
A son réveil, le consultant rapportait son rêve à un prêtre et celui-ci l’interprétait. Sur cette base s’enclenchait alors la troisième phase, celle du traitement qui pouvait être constitué de bains, de régimes, d’exercices physiques, de la prise de concoctions de plantes médicinales, d’interventions chirurgicales... La guérison s’en suivait ou un apaisement. S’ouvrait alors la quatrième et dernière phase, celle où le consultant remerciait le dieu sous des formes variées : de nouveaux sacrifices, des ex voto, des statues, des dons sous forme d’argent ou de prise en charge de travaux ou de constructions dans le sanctuaire… Cette dernière phase, nécessaire à la vie économique du sanctuaire, était une obligation à laquelle tous les fidèles devaient satisfaire sous peine de rechute, comme le signalent certains des récits retrouvés.
Dans tous les cas, la guérison était rapportée à Esculape. Lui seul l’avait rendue possible. Mais cette imputation universelle n’empêchait en rien que des actions très humaines l’aient soutenue.
… mais pas seulement : une médecine humaine sous-jacente
Les sanctuaires d’Esculape ayant été en activité pendant plusieurs centaines d’années, des évolutions importantes notamment dans la phase de traitement ont pu apparaitre au fur et à mesure du temps, en nature et en importance.
De nombreux indices convergents montrent que des pratiques de médecine humaine s’exerçaient également dans le sanctuaire pour mettre en œuvre les préconisations du dieu.
Une preuve matérielle d’abord : On a retrouvé dans l’enceinte de l'Asklepieion d’Epidaure de nombreux instruments médicaux et chirurgicaux. Certains récits font d’ailleurs état d’opérations chirurgicales : après une ouverture du corps, un élément en est soustrait puis l’orifice est refermée. Or l’action du dieu ne s’apparente pas à celle d’un homme ; il agit sous forme d’une suggestion, d’un oracle ou d’un attouchement donnés dans le rêve apparu lors du sommeil d’incubation. Ce sont des prêtres-médecins qui agissaient à sa place pour les actes matériels.
La logique ensuite : nous n’avons pas accès au rêve brut raconté par le consultant à son réveil, mais seulement à sa reformulation. Les inscriptions votives les plus nombreuses ne font d’ailleurs pas état du contenu du rêve ; elles viennent rendre grâce d’une guérison. Quand elles en parlent, les prescriptions du dieu sont souvent lapidaires et génériques, comme celle-ci : « Timon a été blessé sous l’œil par une lance. Alors qu’il dormait dans le temple, il fit un rêve. Il lui sembla que le dieu lui avait frotté une herbe et l’avait versé dans son œil. Et il fut rétabli » [12] ou celle-ci : « Alors qu’elle dormait dans le temple, Erasippe fit un rêve. Il lui sembla que le dieu lui avait massé le ventre et l’avait embrassé, puis il lui avait donné un récipient qui contenait une potion et lui avait ordonné de la boire ; ensuite, il lui avait ordonné de vomir. Quand elle eut vomi, sa robe se trouva pleine de vers [13] ». Quelle herbe le dieu avait-il utilisé pour soigner Timon ? Quelle potion vermifuge avait-il donné à Erasippe ? Les rêves des consultants nécessitaient donc l’intervention interprétative de spécialistes, qu’ils faisaient dans le cadre de leurs connaissances empiriques ou de leurs pratiques ésotériques. Pierre Sinieux relève ainsi que les prescriptions imputées au dieu convergeaient avec les textes médicaux de l’époque. S’introduisait ainsi dans le rêve un savoir en conformité avec celui de la médecine grecque. Il donne comme exemple le cas de Granius Rufus venu dans le sanctuaire de Lébéna affecté par une forme de tuberculose : les ingrédients notés dans sa dédicace à Esculape appartiennent à la pharmacopée des cas d’affection respiratoire [14].
Une stèle votive gravée, érigée à l’entrée du musée archéologique d’Epidaure fournit un bel exemple détaillé de traitement. Le cartel de la stèle en rend compte ainsi :
« Marcus Julius Apellas, originaire de Karia (Asie Mineure) souffrait d’indigestion. Il exprime sur cette stèle sa gratitude à Esculape et raconte le processus de guérison qu’il a vécu dans le sanctuaire. Sous l’impulsion d’Esculape, il se rendit à Epidaure où son traitement incluait un régime, des exercices et l’absorption de substances thérapeutiques naturelles. Son régime était basé sur le pain et le fromage ; il devait l’accompagner avec du céleri mélangé à de la laitue. Il devait également boire du jus de citron mélangé à de l’eau, et du lait mélangé à du miel. Les bains d’Apellas étaient combinés à une thérapie d’argile. L’exercice incluait la course, la marche et l’étude dans la bibliothèque du sanctuaire – mais l’étude lui a provoqué un mal de dent. Son traitement consistait aussi à se frotter la peau avec du vin pour la lisser et également avec de la moutarde et du sel pour provoquer une hyperémie. En même temps, il devait prendre de l’aneth avec de l’huile d’olive pour son mal de dent » [15]
Le personnel du sanctuaire agissait donc en complémentarité du dieu. Ils sont d’ailleurs parfois présents directement dans les récits, comme dans celui-ci : « Un homme avec un abcès à l’abdomen. Endormi dans le temple, il fit un rêve. Il lui sembla que le dieu ordonnait aux serviteurs qui l’accompagnaient de l’agripper et de le tenir fermement afin qu’il puisse lui couper l’abdomen pour l’ouvrir. L’homme a essayé de s’enfuir mais ils le tenaient et l’ont attaché à un heurtoir de porte. Alors Esculape lui coupa le ventre et ouvrit l’abcès, et après l’avoir recousu, l’a détaché de ses liens » [16]. Un mauvais moment à passer qu’il vaut mieux vivre en rêve ! Dans celui d’un paralytique, Diatus de Cirrha, l’intervention d’Esculape est moins traumatisante : le dieu ordonne à ses serviteurs de le porter en dehors de l’Adyton et de l’étendre en face du temple. Il attela ensuite ses chevaux à un chariot et fit trois fois le tour du malade, ce qui suffit à celui-ci pour retrouver le contrôle de ses genoux [17].
Parmi le personnel qui officiait dans l’enceinte du sanctuaire, il y avait des médecins, comme le montre ce bas-relief où Esculape, Déméter et sa fille Perséphone accueillent un groupe de célèbres médecins [18] dont les noms sont inscrits dans les couronnes de laurier.
Des textes aussi en apportent la preuve. Par exemple, dans ses Discours sacrés, Aelius Aristide indique qu’il se faisait soigner, chaque fois qu’il venait à l’Asklepieion de Pergame par Théodotos, un médecin de la ville[19].
Cette présence attestée de prêtres-médecins ou de médecins dans le sanctuaire et leur collaboration avec le dieu peut conduire à proposer une interprétation du bas-relief ci-dessous, différente de celle habituellement faite.
Amphiaraos est un dieu guérisseur de même nature qu’Esculape. Son sanctuaire était à Oropos, une ville portuaire de l’Attique. Ce bas relief rassemble deux scènes, en écho l’une de l’autre. Elle est généralement interprétée comme deux étapes du même rêve. Mais on pourrait aussi y voir la juxtaposition de deux moments, l’un ayant lieu pendant le sommeil du patient, l’autre à son réveil. Sur la droite, on voit ce patient couché, un serpent [20] venant lui mordre l’épaule. C’est une scène métaphorique caractéristique d’un rêve d’incubation. A gauche, un médecin, incarnation du dieu, semble tenir un récipient dans sa main gauche et pratiquer de son autre main une incision à l’épaule de ce même patient. C’est une scène que l’on peut comprendre comme la traduction dans la réalité du rêve.
Un centre polyvalent de soins médicaux et de cures
Même s’il ne reste aujourd’hui des nombreux bâtiments qui se dressaient dans l’enceinte du sanctuaire d’Epidaure que leurs fondations, leurs nombres et leurs dimensions donnent la mesure de l’importance que revêtait ce lieu à l’époque gréco-romaine.
Strabon signale qu’à son époque, c'est-à-dire au tournant de l’ère chrétienne, Epidaure était une ville célèbre grâce aux apparitions d’Esculape qui « avait son temple toujours rempli de malades » [21]. On peut d’ailleurs approcher la question de la fréquentation du lieu par quelques indices. Les séjours dans le sanctuaire pouvaient être longs. Ainsi, sur une stèle votive conservée à Epidaure, Eschine y déclare avoir quitté Athènes pour se rendre dans le bois sacré [22] d’Esculape où « (il) a été guéri , en trois mois, d’un ulcère qu’ (il) avait à la tête depuis un an » [23]. Il est en outre fort possible que ces malades se soient rendus à Epidaure accompagnés de proches. Le Katagogion, aux fondations toujours visibles, est un édifice du sanctuaire qui servait à l’hébergement des visiteurs. Les archéologues estiment que les bâtiments de deux étages qui entouraient ses quatre cours devaient comporter 160 chambres [24]. Le théâtre est également un autre moyen d’estimation de la fréquentation du lieu. Il fut bâti pour accueillir des représentations liées au culte d’Esculape ainsi que des concours musicaux et dramatiques. Construit à la fin du IV° siècle avant JC, il pouvait alors accueillir 6 000 personnes. Il a été prolongé au II° siècle avant JC de rangées supplémentaires, portant sa jauge à 12 000 spectateurs. A titre de comparaison, le théâtre de la ville d’Epidaure, située à quelques kilomètres du sanctuaire, ne pouvait en accueillir que 5 000.
Les archéologues ont identifié sans grande difficulté la fonction de la plupart des nombreux bâtiments érigés dans l’enceinte du bois sacré. Le cœur du sanctuaire était religieux. Il était constitué d’un triptyque : le Temple d’Esculape où les prêtres honoraient le dieu présent dans la cella sous la forme d’une immense statue, précédé d’un autel où avait lieu les sacrifices. L’Abaton accueillait les consultants afin qu’ils y rencontrent le dieu dans un rêve à vocation thérapeutique. La Tholos [25] enfin, un bâtiment circulaire construit par l’architecte du théâtre dont la fonction est encore disputée. Toutefois, les hypothèses les plus récentes en font, du fait notamment du labyrinthe qu’il cachait, la résidence souterraine du dieu.
A côté de ces édifices aux fonctions incontestablement religieuses, un grand nombre d’autres jouaient un rôle pratique en relation avec le séjour des pèlerins. Nous avons déjà évoqué le Katagogion qui les hébergeait, mais on y trouvait aussi un Hestiatorion, une salle de banquets rituels où les fidèles prenaient des repas auxquels ils invitaient le dieu ; un stade dans lequel avait lieu des concours athlétiques en l’honneur d’Esculape, des bains, un théâtre, une bibliothèque… Le sanctuaire était donc à la fois un centre religieux et un centre de villégiature pour des malades en cours de traitement ou de cure.
Le personnel devait être nombreux pour satisfaire aux attentes et demandes des suppliants : des prêtres et des médecins, du personnel de restauration, d’hôtellerie, d’entretien, des commerçants… Le sanctuaire était une véritable entreprise qui devait rassembler un personnel nombreux et spécialisé. De l’organisation qui permettait à l’ensemble de fonctionner sur toute l’année, il ne reste aucun témoignage direct. Pour tenter de l’approcher, on ne peut que laisser libre cours à l’imagination, comme le fait Robert Thom [26]. Même si sa tentative de reconstitution du rituel d’incubation est truffée d’erreurs – à commencer par le fait que la statue d’Esculape n’était pas dans l’Abaton mais dans le Temple –, il a l’avantage de donner de la couleur à ce qui s’est éteint sans nous laisser de souvenir.
Si cette organisation humaine, industrieuse, nous est largement inconnue, en revanche, pour qu’elle fonctionne pendant des centaines d’années sans discontinuer, c’est que le modèle économique (comme nous dirions aujourd'hui) qui la soutenait était pertinent, durable, efficace. Si l’on n’a pas retrouvé de registre comptable de ces activités, en revanche, il subsiste quelques traces de la manière dont l’œuvre bienfaisante du dieu devait être reconnue.
Plusieurs récits de guérison mettent en effet l’accent sur la nécessité d’adresser au sanctuaire des dons en remerciement. Celui-ci par exemple : « Un enfant muet vint au temple comme suppliant (…). Après que celui-ci ait réalisé les sacrifices préliminaires et rempli les rites habituels, l’employé du temple chargé d’apporter le feu au dieu, voyant le père de l’enfant, lui demanda de promettre d’apporter dans l’année l’offrande de remerciement (iatra, ἴατρα) pour la cure s’il obtenait ce pour quoi il était venu » [27]. Ou encore celui-ci : « Alors (un homme de belle apparence) lui ouvrit le ventre et en sortit une grande quantité de vers – deux bassines pleines. Après avoir recousu son ventre et rendu la santé à la femme, Esculape lui révéla sa présence et l’enjoignit d’envoyer des offrandes de remerciement (iatra, ἴατρα) à Epidaure pour son traitement » [28].
Le neutre pluriel « iatra » qui est utilisé dans ces récits désigne à la fois les offrandes faite à un dieu pour une guérison, mais aussi les honoraires des médecins [29]. La racine – ia – est celle de la guérison, de la délivrance d’un mal. Si on veut conserver en français l’unité sémantique grecque, alors il faudrait parler non pas de médecin mais de guérisseur (iater, ὁ ιατηρ), et qualifier du même mot « guérissades » (τα ἴατρα) les offrandes de remerciement au dieu et la rétribution des médecins. Ces guérissades apparaissent dans ces textes comme la conséquence morale de la guérison, une sorte de dette qu’il faut a posteriori impérativement honorer. Certains récits soulignent d’ailleurs le risque qu’il y aurait à ne pas y satisfaire. Hermon de Thasus par exemple vint aveugle à Epidaure où il fut guéri par Esculape, « mais ensuite, il n’apporta pas les offrandes de remerciement (iatra, ἴατρα), aussi le dieu le rendit à nouveau aveugle. Quand il revint dans le Temple, (le dieu) lui redonna la vue » [30].
Une médecine lointaine et proche
Ne nous reste-t-il plus de cette médecine antique que le bâton d’Esculape autour duquel s’enroule un serpent, cet attribut du dieu qui est aujourd’hui l’emblème des médecins ?
C’est un héritage direct bien pauvre, dont on peut d’ailleurs parfaitement oublier l’origine puisque ce n’est qu’un symbole. La médecine scientifique contemporaine n’a semble-t-il rien à voir avec l’approche religieuse gréco-romaine de la maladie. Et pourtant, elle lui est plus liée qu’elle ne le pense.
D’abord parce que ces sanctuaires qui soignaient tous les maux des hommes et des femmes – leurs maladies, leurs handicaps, leurs espoirs déçus de fertilité… – étaient probablement aussi un lieu d’expérimentation médicale même s’ils ne portaient pas ce nom. La présence de médecins dans les sanctuaires a bien pu être une des raisons pour laquelle les grecs les désignaient de leur vivant comme des Asklepiades (Ἀσκληπιάδης), c'est-à-dire des fils ou descendants d’Esculape. C’est l’épithète qu’attribue le jeune Phèdre à son contemporain, Hippocrate de Cos, dans le dialogue éponyme de Platon [31]. Hippocrate, qui a connu les bois sacrés et y a peut-être exercé, est considéré comme le fondateur de la médecine d’observation clinique ; il a aussi légué à la postérité le serment sur lequel les médecins s’engagent toujours aujourd'hui au terme de leurs études. Les sanctuaires d’Esculape ont très certainement été le point de départ de la médecine rationnelle grecque.
Mais il est d’autres aspects par lesquels la médecine contemporaine peut avoir à faire avec la gréco-romaine. Cette dernière, par les choix qui ont été les siens, continue en effet de lui adresser trois questions fondamentales.
La première serait la suivante : dans une maladie qui frappe le corps voire un organe, faut-il ne traiter que ce qui est affecté ou prendre en compte l’ensemble de la personne ?
Même si chaque maladie était spécifique et pouvait toucher des fonctions ou des organes différents, la prise en charge dans les sanctuaires d’Esculape s’adressait aux suppliants dans leur totalité humaine, spirituelle et corporelle. Ils trouvaient dans ce lieu des temples, satisfaisaient à des rituels religieux, banquetaient, assistaient à des spectacles, pouvaient s’entrainer dans le gymnase près du stade ou lire dans une bibliothèque… Dans le Phèdre de Platon, Socrate met en parallèle la médecine et la rhétorique car ces deux arts exigent, pour être efficients, de connaître la nature de leur objet, le corps pour le premier, et l’âme pour le second. Il demande alors à Phèdre, se concentrant sur la seule rhétorique, s’il pense « qu’on puisse suffisamment connaitre la nature de l’âme sans la connaissance de la nature universelle (tes tou holou phuseos, τῆς τοῦ ὅλου φύσεως) ? ». Ce à quoi Phèdre renchérit en déclarant : « S’il faut en croire Hippocrate, descendant d’Asclepios, il n’est même pas possible de connaitre le corps par une autre méthode » [32]. Cette affirmation fait polémique chez les commentateurs d'aujourd'hui car aucun des textes que l’on a retrouvés et que l’on attribue à Hippocrate ou ses élèves, n’indique que la médecine doive se fonder sur une cosmologie. Toutefois dans ce dialogue, Phèdre ne fait pas, à mon avis, référence à la nature universelle du cosmos qui est la traduction la plus usuelle, mais simplement à la nature entière, complète (τον ὅλον, ton holon) de l’homme, corps et âme réunis. L’attribution à Hippocrate de cette thèse ne serait dès lors guère étonnante.
La deuxième question pourrait être la suivante : quelle part de la guérison est attribuable à la confiance donnée au thérapeute et à la thérapie ?
Un certain nombre des guérisons contées sur les stèles listes avaient un caractère extraordinaire. Ainsi trouve-t-on des cas de grossesse qui auraient duré cinq ans, ou des paralytiques qui retrouvent immédiatement, suite au rêve d’incubation, l’usage de leurs jambes. Face à ces histoires surprenantes, un certain nombre de patients au bon sens terrien ont pu faire part de leurs doutes. Certains récits font d’ailleurs état de ce scepticisme : « (Ambrosia d’Athènes) s’est rendue auprès du dieu. Comme elle circulait dans le lieu sacré des guérisons, elle se moqua de cela, aussi incroyable qu’impossible, qu’un aveugle claudiquant puisse être guéri simplement grâce à un songe » [33] ou « (Caphisias) se moqua des soins d’Esculape et dit : « si le dieu dit qu’il a guéri des gens estropiés, il ment, car s’il avait ce pouvoir, pourquoi n’a-t-il pas soigné Héphaïstos ? ». Mais le dieu ne cachait pas qu’il punissait les insolents. Aussi, alors que Caphisias montait à cheval, celui-ci le frappa (…) de telle manière que son pied fut sur le champ estropié et qu’il fut ramené en le portant jusqu’au temple. Ensuite, après qu’il ait beaucoup supplié le dieu, celui-ci lui rendit la santé » [34].
Les nombreuses stèles, ex-voto ou bas reliefs remplissaient cette mission de convaincre le patient qu’il pouvait trouver dans ces lieux un apaisement à ses maux [35]. On peut faire même l’hypothèse que les guérisons étaient suffisamment fréquentes pour attirer les foules vers les sanctuaires.
Enfin, la dernière question qui fait suite à la précédente et l’amplifie, pourrait être la suivante : Quelle place prend la foi religieuse dans la guérison ? C’est évidemment la question la plus éloignée de la médecine scientifique d'aujourd'hui. Par construction, elle est hors de son champ d’étude. Pourtant, à cette époque, toutes les guérisons étaient rapportées au dieu qui agissait en rêve par suggestion et attouchement et non pas aux hommes qui assuraient les soins matériels. Le christianisme qui a pris le relais du polythéisme au sein de l’Empire romain, n’a pas rompu avec cette conviction. Les foules se rendent encore en nombre vers des lieux saints comme Lourdes en France ou Guadalupe au Mexique, avec l’espoir d’y être guéri. Cette espérance est-elle une manière de reconnaître la fragilité humaine, d’accepter humblement les limites de nos pouvoirs ?
Cette séparation du spirituel et du corporel a eu une grande valeur heuristique. Elle a permis de faire des progrès extraordinaires dans le traitement des pathologies. Mais si sa valeur méthodologique est incontestable, rien n’interdit encore aujourd'hui que le médecin dans sa relation au patient prenne en compte l’intégralité de sa personne et de son humanité ! Cela ne saurait qu’ajouter à l’efficacité des traitements qu’il lui proposera.
[1] Le crâne (reproduit ci-après) a été trouvé dans la tombe 44 de Lingolsheim (néolithique moyen). Il a été trépané à deux reprises. Les bords de la première ouverture sont cicatrisés ce qui atteste que le patient a survécu à la première opération. La seconde découpe empiète sur la précédente. Elle a été réalisée post mortem. Source : Les premiers agriculteurs. Le néolithique en Alsace. Edition des musées de la ville de Strasbourg, 1993
[2] 800 ans n’est qu’un ordre de grandeur car les bornes temporelles d’activité du sanctuaire ne sont pas nettes. Les bâtiments les plus anciens remontent au VI° siècle avant Jésus Christ mais les plus nombreux datent du IV°. Le sanctuaire a dû fermer suite à l’interdiction des cultes païens dans tout l’Empire décidé par Théodose I à partir de 391 après JC, puis de l’ordre d’Honorius et de Théodose II de destruction des sanctuaires.
[3] Les Grecs désignaient comme épidotes (ἐπιδώτης) les dieux qui apportaient aux hommes des bienfaits : la santé, l’abondance ou le bonheur. Dans l’enceinte du sanctuaire, un bâtiment leur était consacré.
[4] Le pouvoir supérieur du fils comme guérisseur sur le père est rapporté par Ovide sous la forme d’un oracle rendu à Delphes aux Romains qui cherchaient quel dieu pouvait arrêter une terrible épidémie survenue dans le Latium : « Ce que tu cherches ici Romain, tu aurais dû le chercher plus près de toi… Ce n’est pas Apollon qu’il vous faut pour diminuer vos deuils, mais le fils d’Apollon » (Ovide, Les métamorphoses, livre XV)
[5] Source : Ludwig et Emma Edelstein, Asclepius. Collection and interpretation of the testimonies, The Johns Hopkins University Press, Baltimore et Londres, 1945, 1998, T53.
Dans cet ouvrage, les auteurs ont reproduit 861 textes grecs ou latins de l’antiquité relatifs à Esculape et ses sanctuaires et les ont traduit en anglais. J’identifie les extraits que j’ai utilisés par le numéro d’ordre qu’ils leur ont donné, précédé de T pour Témoignage.
[6] En faisant appel à des sources archéologiques, littéraires, épigraphiques et numismatiques, Alice Wolton a identifié 368 lieux de culte d’Esculape autour du bassin méditerranéen. Cela ne constitue évidemment qu’un ordre de grandeur. Cité par Gerald D Hart MD, Aesclapius, the God of Medecine, The Royal Society of Medecine Press, Londres, 2000, p. 165-179
[7] Ces catalogues auraient été constitués, sous le contrôle du personnel liturgique, à partir de tablettes votives en bois ou en argile laissées par les suppliants afin de les préserver dans le temps et édifier les pèlerins. Source : Pierre Mbid Hamoudi Diouf, Asclepios, le dieu par excellence de la médecine gréco-romaine, Connaissance et savoir, Saint Denis, 2016
[8] Du grec ἄβατον, qui signifie lieu inviolable, sacré.
[9] Stèle de l’Asklepeion de Pergame. T513. Traduction de l’anglais et du grec par mes soins (il en est de même pour tous les autres citations).
[10] Rapporté par Strabon à propos du culte en l’honneur de Calchas, le devin, à Sipente
[11] Deuxième stèle-liste des guérisons d’Epidaure, IV° siècle avant JC, T423, récit 31.
[12] Deuxième stèle d’Epidaure, T423, récit n° 40
[13] Deuxième stèle d’Epidaure, T423, récit n° 41
[14] Pierre Sineux, Les récits de rêve dans les sanctuaires guérisseurs du monde grec : des textes sous contrôle, Editions de la Sorbonne, « Sociétés et représentations », numéro 1, 2007, p 62-63
[15] Cartel de la stèle votive de Marcus Julius Appellas. Celle-ci date de 150 – 200 après Jésus Christ (traduit de l’anglais par mes soins). T432
[16] Deuxième stèle d’Epidaure, T423, récit 27
[17] Deuxième stèle d’Epidaure, T423, récit 38
[18] Théodorides, fils de Polycrate ; Sostratos, fils d’Epicrate ; Epeuches, fils de Dieuchos ; Diacritos, fils de Dieuchos ; Mnesitheos, fils de Mnesitheos.
[19] Aelius Aristide, Discours sacrés, I, 13
[20] Dans quelques récits de guérison qui nous sont parvenus, le serpent apparaît dans les rêves comme un substitut du dieu guérisseur. Le serpent d’Esculape est inoffensif et docile. Il est un des deux emblèmes du dieu. « Tous les serpents (à Epidaure) sont consacrés à Esculape et ne font aucun mal aux hommes » Pausanias, ch. XXVIII
[21] Strabon, Géographie, VIII, 6, 15. T382.
[22] Les Grecs désignaient par τὸ ἄλσος (to alsos) un bois sacré, et plus généralement, tout emplacement consacré, même s’il n’était pas boisé.
[23] Stèle votive du IV° siècle avant JC conservé dans les réserves du musée d’Epidaure (inv n° 603)
[24] Source : Epidaure, guide
[25] Ἡ θόλος (la tholos), la rotonde, est le nom que lui a donné le voyageur grec Pausanias au II° siècle après JC et qui n’est que descriptif. Les stèles retrouvées sur le site qui rendent compte de sa construction au IV° siècle avant JC, le désigne sous le nom de thymélé (ἡ θυμέλη), c'est-à-dire un lieu de sacrifice.
[26] Robert Alan Thom (1915 – 1979) est un illustrateur Américain qui s’est spécialisé dans la reconstitution de scènes historiques. Il a notamment réalisé une série de lithographies pour illustrer une histoire de la médecine, et une autre pour celle de la pharmacie.
[27] Stèle I d’Epidaure, T423, récit n° 5
[28] Stèle II d’Epidaure, T423, récit n° 25
[29] Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Klincksieck, 1977
[30] Stèle II d’Epidaure, T423, récit n° 22
[31] Platon, Phèdre, 270 c
[32] Ibidem
[33] Stèle I d’Epidaure, T423, récit n° 4
[34] Stèle II d’Epidaure, T423, récit n° 36
[35] On a retrouvé, dans les sanctuaires, des bas reliefs de remerciements qui reproduisaient la partie du corps qui avait été guéri par le dieu : une jambe, des yeux, un bras… Ainsi, dans l’image ci-après, Praxias a fait placé dans la niche d’un monument dédicace, une partie du visage, sculptée dans le marbre, de sa femme dont les yeux avaient été guéris par le dieu.
c'est très intéressant mais je trouve qu'il manque des infos sur les matériaux de construction du sanctuaire d'esculape
Rédigé par : moi moche et méchant | 06/02/2022 à 11:56