Le travail de l’eau dans le désert du Thar (Rajasthan)
14/06/2019
Pas de vie sans eau. Pas de milieu qui ne lui soit plus hostile que le désert. Et pourtant, il est certains d’entre eux dans lesquels les hommes ont su, par d’ingénieux et patients systèmes de collecte des eaux de pluie, développer une agriculture capable de les nourrir. Ce fut le cas des Nabatéens à l’époque romaine dans le Néguev ou à Pétra et des Râjasthânis encore aujourd'hui.
Lors de mon voyage en Inde à l’automne dernier, j’ai passé quelques jours à Jaisalmer, la capitale du désert du Thar. J’avais en main les notes d’un très beau livre d'Anupam Mishra [1] que j’avais lu quelques années auparavant. Elles m’ont servi de guide pour chercher puis trouver quelques uns des dispositifs techniques traditionnels qu’il décrit dans son ouvrage et qui ont permis pendant des milliers d’années d’assurer l’autosuffisance alimentaire de ses habitants.
Loin de moi, en consacrant un article sur un système traditionnel de collecte d’eau, l’idée de promouvoir ces systèmes. Nous ne sortirons pas de l’impasse écologique dans laquelle nous sommes par un retour en arrière, mais au contraire en nous appuyant sur les techniques les plus actuelles et en continuant d’innover. La technique n’est pas un égarement de notre humanité, mais un de ses attributs spécifiques. C’est une incarnation de notre intelligence collective, transmise et amplifiée de génération en génération. Elle ne saurait devenir un problème que dans l’usage qu’on en fait. Bien orientée, elle devient une aide pour résoudre certains de nos maux.
Néanmoins, il est des vertus des dispositifs sociotechniques du passé qui peuvent aujourd'hui encore être sources d’inspiration : ils ont été conçus pour s’inscrire dans la plus longue durée possible ; ils ont été fabriqués sans dépendre de ressources matérielles extérieures au territoire ; leur construction et leur maintenance est assurée collectivement par la communauté locale qui en bénéficie. La gestion traditionnelle de l’eau au Rajasthan illustre parfaitement ces trois vertus.
Retenir chaque goutte d’eau qui tombe sur le sol…
Le Thar est une terre aride sur laquelle 90 % de l’eau qu’elle reçoit [2] ne tombe que pendant certains jours des mois de mousson, sous une température de plomb. Naturellement, cette eau ne fait que passer – torrentiellement –, et ne saurait donc satisfaire les besoins quotidiens et annuels de la vie animale ou humaine. Mais une longue et riche tradition a produit sur cette terre des centaines de bassins ou de réservoirs, des milliers de puits étroits et de lacs qui ont permis à une nombreuse population indienne d’y prospérer. Cette tradition locale est aujourd'hui en voie de disparition car de grands travaux d’infrastructures apportent désormais l’eau courante dans ses villes et beaucoup de ses villages en la faisant venir d’ailleurs.
Il subsiste néanmoins de nombreuses traces de ces réalisations, dont certaines sont toujours en fonctionnement. C’est ce que j’ai pu voir à Jaisalmer et dans certains des villages qui l’environnent. En voici un rapide tour d’horizon.
Les réservoirs
L’eau peut être recueillie en organisant une légère inclinaison des bâtis (toits ou terrasses devant les maisons) et l’écoulement des eaux de pluie vers une citerne (tânkâ en hindi). C’est ce système qui est encore visible, pour peu que l’on y soit attentif, lorsque l’on visite le palais du maharaja dans la citadelle de Jaisalmer. L’eau de pluie tombant sur le sol est conduit par des réceptacles-entonnoirs et des goulottes d’étage en étage jusqu’à la citerne placée sous le Palais.
Pour que l’eau ainsi recueillie soit la moins souillée possible, aux premiers signes de pluie les surfaces de collecte étaient soigneusement nettoyées.
Aujourd'hui, pour favoriser le développement du tourisme, l’eau courante a été installée dans la citadelle. Mais c’est un système qui la ronge car les égouts pour recueillir les abondantes eaux usées sont insuffisants. Celles-ci, fautes d’évacuation, pénètrent dans les fondations de grès et les désagrège. C’est ainsi qu’en 1993, les deux tiers de la forteresse se sont effondrés et que des rénovations sont toujours en cours sans que le problème soit corrigé à la source.
A contrario, le système traditionnel de recueil [3] conduisait à un usage raisonné de l’eau qui n’avait jamais mis en péril l’édifice.
Les lacs
Un dispositif traditionnel analogue a également été mis au point pour collecter l’eau, mais sur de très grandes surfaces non bâties (âgor en hindi) et la conduire le long de pentes et murets vers un point bas où elle forme un lac. Celui de Gharsîvar à Jaisalmer s’étend sur 200 km2. Son âgor, finalisé en 1335 par le maharaja de Jaisalmer, est si vaste que son trop plein se déverse dans neuf lacs successifs, sur une longueur de 6 kilomètres. Pour toute la ville, c’est d’ici que part l’eau. Le lac est entouré sur sa première partie de temples, de gradins (ghats en hindi) et de pavillons.
C’est un lac artificiel permanent. Il devait être alimenté par le canal Indira Gandhi, mais le pipe-line s’étant rompu, ce sont toujours les eaux de pluie qui le remplisse, même si des constructions récentes ont détérioré le plan d’origine.
A Bada Bagh, un village situé à 6 kilomètres au nord de Jaisalmer, un lac a également été construit, juste en dessous de la nécropole des maharajas. C’est un lac temporaire qui était à sec quand je l’ai visité en novembre.
Dans le désert du Thar, les rivières sont temporaires. Mais là où il est possible de retenir ces eaux éphémères, des digues sont construites qui forment des étangs (khadîn en hindi) et retiennent l’eau afin qu’elle pénètre profondément et lentement dans le sol. Celle-ci va donc peu à peu disparaître, mais des céréales pourront être cultivées sur la terre humidifiée.
Les puits
L’autre grand système d’approvisionnement en eau consiste à aller la chercher, grâce à des puits, dans les nappes phréatiques.
Un sourcier (sîrvî en hindi) localise l’eau souterraine, puis un kîniyan creuse le puits. Dans les zones les plus arides, ils peuvent atteindre 100 à 130 mètres de profondeur.
A côté ou au-dessus de ces puits sont édifiés des ouvrages qui vont permettre de remonter l’eau d’une grand hauteur : margelle, poulie, poteaux, bassins de vidange notamment. Les pierres sont jointes par des mortiers de chaux. Ceux-ci sont fabriqués à partir de la même pierre que le ciment. Mais alors qu’une fois durci, un mortier bien posé aura une durée de vie de 200 à 600 ans et ne laissera pas s’infiltrer l’eau, le ciment ne tiendra lui que 40 ans, 100 ans au maximum, et la laissera passer.
Dans les puits peu profonds et bien alimentés, une outre en cuir (sûndiyâ en hindi) va servir à puiser l’eau. Deux vaches et un bouvier qui les conduit (khâmhbî) vont assurer sa remontée ; l’outre va se vider d’elle-même dans un réservoir lorsqu'elle arrive au bord du puits. C’est ce manège que j’ai pu voir et filmer :
Aujourd'hui, on voit beaucoup de pompes motorisées chargées de remonter l’eau, mais aussi beaucoup qui sont en panne et ne sont pas réparées.
Dans certaines zones du désert, des nappes phréatiques sont saumâtres. Lorsqu’il existe une couche de gypse qui empêche l’eau de descendre jusqu’à elles, des puits appelés kuîns sont alors creusés. Ils vont recueillir l’eau de pluie par capillarité. Celle-ci suinte lentement du sable pour délivrer 40 à 60 litres par jour. Le puits est large de 4 à 5 coudées (2 mètres environ) à son sommet puis devient très étroit à sa base, afin d’avoir une hauteur d’eau suffisante pour la puiser. Le puisatier doit donc creuser dans des conditions difficiles et sous une forte chaleur. Pendant qu’il travaille, du sable est régulièrement jeté dans le puits afin de renouveler l’air qu’il respire.
… pour cultiver le désert
Si ces eaux peuvent servir à l’alimentation des hommes et des animaux, c’est évidemment à l’agriculture qu’elle est pour l’essentiel consacrée.
J’ai pu encore filmer quelques traces d’une agriculture traditionnelle à Bada Bagh. C’est un village proche de Jaisalmer qui porte bien son nom, « Grand Jardin » en rajasthani. Le manège de remontée d’eau du puits permettait d’approvisionner des canalisations en terre ou en pierre qui conduisait l’eau jusqu’à un jardin où un ouvrier la distribuait dans de petites parcelles.
Un peu plus loin deux hommes repiquaient de l’ail dans un de ces lopins de terre.
A un autre endroit, dans une zone plus vaste, une terre encore humide était labourée avec l’aide de deux bœufs attelés à une charrue.
Un savoir et des usages qui se perdent
Jusqu'au XIX° siècle, il n’y avait au Rajasthan ni propriété privée ni propriété collective, mais des biens communs exploités selon des règles communautaires : « L’organisation de (ce travail de l’eau), la société ne l’a confié ni à l’Etat Rajasthan, ni au gouvernement indien. Elle l’a remis au contrôle privé (…) en une sorte de droit coutumier. Ce sont les villageois eux-mêmes dans chaque foyer qui ont donné forme à cette structure, l’ont assumé et l’ont développé plus avant » [4].
Anupam Mishra dans son traité trouve des accents lyriques pour rendre compte de cette gestion traditionnelle de l’eau : « Nul ne sait quand (la société du Rajasthan) a élevé au rang de pratique systématique cette œuvre immense (…) qui aujourd'hui fond en une seule et même âme l’ensemble de la société toute entière. Forme assez immense pour s’imposer aux quelques 30 000 villages et 300 villes, à chaque kasba et se faire l’infini sans forme » [5]
Mais cette « fusion des âmes » dans un projet commun appartient pour l’essentiel au passé. Il a subi, à partir du XIX° siècle, les coups de butoir de la colonisation britannique qui a privatisé les biens et étatisé les projets d’infrastructure. Ce double mouvement a été confirmé et amplifié avec l’indépendance indienne au milieu du XX° siècle. La modernisation assurée par de grands projets (barrages, vallées fluviales, canal Indira Gandhi…) a écarté les habitants de la gestion de leur milieu naturel. En parallèle, toutes les institutions du territoire ont mis une croix sur cette histoire locale : « (Ce travail de l’eau), on peut en voir partout la marque concrète dans n’importe quel coin du Rajasthan, mais il brille par son absence dans les écoles et l’enseignement, les livres et les bibliothèques. Cette tradition (…) ne se conserve que dans la mémoire des gens du peuple » [6].
Finalement, la gestion modernisée de l’eau dans le désert du Thar a placé sous une dépendance multiforme la population locale. Elle l’a déresponsabilisé de cette gestion, en remettant à une organisation supérieure la mission de la penser et de l’assurer. Elle utilise des outils et dispositifs techniques qui ne sont plus conçus localement, qui supposent des investissements hors de portée des bourses villageoises et qui n’offrent pas les mêmes garanties d’efficacité et de qualité que les précédentes, plus modestes mais conçues pour durer.
Notre enjeu planétaire est aujourd'hui de développer une activité productive sobre, qui ne consomme pas plus que ce que la terre est capable de supporter. L’un des moyens de le relever, c’est de retrouver de l’autonomie locale dans la gestion des communs et que les sociétés locales administrent elle-même leur vie quotidienne. Les grands projets ne disparaîtraient pas, mais au lieu de déresponsabiliser les populations, ils viendraient en complément et en appui de leur action.
L’exemple de la gestion traditionnelle de l’eau au Rajasthan montre que c’est possible.
[1] Anupam Mishra, Traditions de l’eau dans le désert indien. Les gouttes de lumière du Rajasthan, traduit de l’hindi par Annie Montaut, L’harmattan, Paris, 2000
[2] Il tombe 160 mm d’eau par an à Jaisalmer, répartie sur une dizaine de jours. La température oscille entre 27 et 43° C juste avant la mousson qui s’étend de juillet à septembre.
[3] Le plus grand des réservoirs ainsi alimenté a été construit il y a 350 ans dans le fort de Jaigarh, près de Jaipur. Il peut contenir trente millions de litres d’eau !
[4] Anupam Mishra, Ibidem, p 68
[5] Idem
[6] Ibidem, p 136
Vraiment très intéressant ! J'ai moi-même admiré ce palais et cette ingéniosité des hommes qui permet de recueillir l'eau de pluie. Je l'ai aussi vu à Djerba et en Sardaigne, plus modestement, des réservoirs aux parois pentues et à l’ouverture étroite pour éviter l'évaporation.
Rédigé par : Callipalabra/Martine | 15/06/2019 à 16:47