Insécurité et sécurité au travail ["Le travail contre nature"]
21/02/2014
« Sécurité » n’est pas un mot de même richesse sémantique que « reconnaissance ». Dans le Littré, alors que le deuxième dispose de 13 entrées (et 23 pour le verbe « reconnaître » dont il est le substantif), « sécurité » n’en a que deux, la deuxième ne faisant d’ailleurs qu’étendre son sens initial – et finalement unique – de l’individu à l’ensemble d’une collectivité humaine. Il n’est le substantif d’aucun verbe. Il ne dispose pas non plus de la même dignité philosophique, même si certains auteurs, ainsi que nous le verrons, peuvent dans leur œuvre en faire usage. En revanche, une simple exploration par des moteurs de recherche sur internet fait remonter deux à trois fois plus de liens avec le mot « sécurité » qu’avec celui de « reconnaissance ».
C’est un phénomène paradoxal que cette disproportion entre l’intensité et la variété des efforts consentis pour vivre en sécurité et la vacuité de l’idée, qui apparaît n’être qu’un objectif vertueux, un besoin de l’homme converti en impératif non questionnable, aiguillonnant seulement notre intelligence pratique pour imaginer les moyens de l’atteindre. Il n’y aurait rien d’autre à penser que ces moyens et à juger de leur efficacité. Aussi, pour mieux comprendre l’enjeu, un renversement de l’examen est nécessaire : non pas partir de la fin, mais de sa raison. Pour nous y aider, l’étymologie ne nous est d’aucun secours, car elle nous conduit au latin, qui a déjà, avec le mot « securitas », opéré l’inversion. Ce mot est en effet celui que les stoïciens romains s’exprimant en latin ont choisi pour traduire un concept éthique du stoïcisme grec : η αταραξία (he ataraxia). Or celui-ci renverse l’ordre des raisons. Il est en effet constitué d’un α qui est privatif de la τάραξις (taraxis), l’agitation ou le trouble intérieur (par exemple, celui des intestins). Il signifie l’absence de trouble, le calme, la tranquillité d’âme, c'est-à-dire une sécurité intérieure qu’en français il serait plus juste de traduire par sérénité. Sur la base de cette même structure, les Grecs disposaient d’un autre mot pour signifier également sécurité, celui-ci renvoyant à une extériorité : η ασφάλεια (he asphaleia). Il est lui-aussi composé d’un préfixe privatif α- et d’une racine σφαλ qui porte l’idée de « chute », « glissade », « erreur ». Alors qu’en français, la sécurité apparaît première et l’insécurité comme un défaut de sécurité, en grec, cet ordre est inversé. La fragilité de l’homme du fait de lui-même ou de ce qui l’entoure est reconnue première. Vivre est un entre deux de la conscience toujours menacée ou en danger. C’est sur cette base que peut se forger la sécurité comme un idéal à atteindre, mais en grec elle continue de désigner ce qui est nocif et qu’il faut changer.
Mais cette insécurité première, quelle est-elle ? Quelle relation entretient-elle avec la sécurité ? On peut trouver dans l’histoire de la philosophie, dans la manière dont certains philosophes se sont saisis du problème de l’insécurité, de quoi répondre à ces questions avant d’aller chercher comment elles se posent dans la vie au travail. Ce parcours, nous le limiterons toutefois à une école philosophique gréco-romaine, le stoïcisme, et à un philosophe politique, Thomas Hobbes, car ils suffisent à couvrir les deux facettes, intérieure et extérieure, de la notion.
De la quête de la sérénité
L’éthique stoïcienne fait de la sérénité un bien et une forme de bonheur. Elle ne saurait être donnée, mais seulement acquise contre tout ce qui peut nous affecter. Dans Le Principe Sécurité[1], Frédéric Gros identifie quatre sources possibles de troubles de la sérénité stoïcienne. Une première source regroupe les représentations néfastes, déstabilisantes que nous associons à l’annonce d’un deuil, d’une perte ou d’une catastrophe mais aussi les représentations du bonheur ou de la réussite des autres lorsque nous les comparons aux nôtres ; une deuxième source est constituée de nos désirs, qui s’accompagnent toujours de frustration ou d’anxiété ; une troisième renvoie à l’action, avec et parmi les autres, en ce qu’elle peut échouer ou être empêchée, détournée, instrumentalisée… La quatrième source enfin est la mort, la nôtre, lorsque nous l’envisageons dans la peur.
Pour chacun de ces motifs de trouble, les stoïciens proposent des exercices spécifiques qui visent à faire disparaître leur nocivité. Par exemple, pour ne pas pâtir de mon action, je peux utiliser la technique de l’examen du matin[2] qui consiste à visiter mon programme de la journée et prévoir les incidents qui pourraient survenir afin de ne pas être surpris et déstabilisé par eux ; ou l’exercice de la présomption des maux[3], en m’imaginant par exemple avoir perdu mon procès alors même qu’il ne fait que commencer ; ou encore l’adoption de comportements pleinement adaptés aux rôles que je dois jouer, de père, d’époux, de Prince… Pour ne pas pâtir de la perspective de ma mort, je peux la rejeter du côté de la fatalité, de l’inéluctable ; je peux aussi m’en faire une alliée en considérant qu’elle est une solution ultime pour quitter le monde si je le veux, par le suicide ; je peux encore chercher à contempler la vie d’en haut[4], en la relativisant au sein du cosmos éternel.
C’est ainsi, par des exercices spirituels quotidiens, que je peux espérer acquérir cette sérénité et devenir un sage : « La sécurité (securitas) est le bien propre du sage »[5] dira en effet Sénèque.
Illustration (non reproduite dans cette note) : Allégorie de la Sécurité
Le Léviathan, paradigme de la sécurité extérieure
Pour Thomas Hobbes, l’insécurité première se manifeste dans l’« état de nature ». Celui-ci n’est pas à entendre d’un point de vue historique. Ce n’est pas l’état dans lequel les hommes se seraient trouvés à l’origine et qu’ils auraient ensuite quitté. L’état de nature est ce qui toujours nous menace, un arrière-plan toujours possible si aucun pouvoir ne vient le contrecarrer. Dans cet état, les hommes ne font pas société, mais nombre au sein d’un même espace naturel. Chacun y dispose d’un même droit sur toute chose, mais poussés par des désirs qui les mettent en concurrence et dotés d’une force et d’une intelligence équivalentes, aucun ne peut l’emporter durablement. Tous se méfient des intentions de leurs congénères, qui sont les plus dangereux des êtres vivants, et vivent dans une crainte permanente. C’est un état de guerre :
Illustration (non reproduite dans cette note) : L'état de nature
« Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun »[6]Mais les hommes sont aussi poussés par des passions qui les inclinent à la paix : « la crainte de la mort, le désir des choses nécessaires à une vie agréable, l’espoir de les obtenir par leur industrie »[7], c'est-à-dire l’envie d’une vie durablement heureuse, acquise paisiblement par leur travail. Celle-ci n’est toutefois pas possible dans l’insécurité permanente d’un état de guerre. Pour en sortir, il faudrait que chacun décide d’abandonner son droit naturel sur toute chose et soit garanti, par une force supérieure, que, comme lui, les autres tiendront parole. Cela est rendu possible par l’instauration d’une société politique, la République. Conçue pour « la défense et la protection (de l’homme) »[8], celle-ci est condition de possibilité de la justice et de la propriété. Toutefois, un simple engagement mutuel ne suffirait pas à la fonder : « les conventions, sans le glaive ne sont que des paroles dénuées de la force d’assurer aux gens la moindre sécurité »[9]. Par convention réciproque, il faut que les hommes renoncent à leur droit de nature d’user de leur pouvoir propre pour la préservation de leur vie et remettent à un Souverain, qui peut être une personne ou une assemblée, le soin de veiller à ce que chacun tienne son engagement. Pour passer de l’état de guerre à celui de paix, ils doivent donc créer un homme artificiel qui les tienne tous en respect. Thomas Hobbes l’appelle « Léviathan » du nom du monstre marin que Dieu décrit ainsi à Job : « des éclairs sortent de sa bouche (…) la fumée sort de ses naseaux (…) son haleine attise les braises (…) son cœur est cuirassé de pierre »[10], et il en fit le titre de son traité. Mais ce Souverain-Léviathan ne sème pas la terreur ; c’est un pouvoir pacificateur qui impressionne les hommes et cela suffit pour les rendre sage : « L’espoir qu’il laisse est trompeur ; le voir suffit à terrasser. Pas une brute ne le provoque ». Il permet aux loups que sont les hommes les uns pour les autres de sortir de l’état de guerre ; de s’engager dans des relations humaines, et non plus lupines. C’est pour cela qu’il donne à Léviathan un autre nom, le plus noble qui soit : il est « dieu mortel[11] » dont la création par les hommes fait écho au « Faisons l’homme » du Dieu immortel de la Genèse. Il civilise.
De l’insécurité et de la sécurité dans la vie
Ce parcours permet de dégager un double concept, lové l’un dans l’autre. L’insécurité est à penser en premier. Elle s’enracine dans la fragilité de notre vie. Elle est appréhension d’un danger ou d’un événement qui la menace ou la trouble, aussi bien que son anticipation ou son amplification. Ce danger ou événement ne se limite pas à celui d’une mort violente, c’est-à-dire évitable, même si celle-ci est sa forme la plus aigue ; il est multiforme et s’étend à toute affection significative de ma vie actuelle ou à venir, perceptible comme une perte ou une dégradation ou une violence. Ce qui fait la pénibilité de l’insécurité, c’est la présence continue redoublée du danger ou de l’événement à la fois en tant que tel et comme représentation, et l’autonomie relative de l’un à l’autre qui fait que la crainte subsiste, même en absence de sa cause.
Mais cette fragilité ontologique, cette insécurité première peut être corrigée. Pour cela deux démarches peuvent être imaginées pour agir sur les deux volets, intérieur et extérieur, de l’insécurité. C’est ainsi que la sécurité devient quête de la sérénité d’un côté et action sur les dangers de l’autre. Elle fait appel dans les deux cas à des techniques, des dispositifs, des moyens, des exercices. Mais elle ne peut jamais, sauf dans nos espoirs les plus fous, annuler l’insécurité. Elle ne peut être qu’une recherche, une tension, un effort qui sera toujours insuffisant au regard d’un idéal par nature inatteignable. Dans le for intérieur, c’est l’affaire de chacun avec soi-même et de ceux qui peuvent nous aider. Mais dans le champ public, la question de la sécurité est politique. Elle ne peut se traiter sérieusement que par la réflexion, le débat et l’action publique, pour en définir les contenus, les formes, les limites.
De l’insécurité au travail
Si maintenant nous nous retournons vers le champ qui est le nôtre, la première question à se poser consiste à se demander quelles sont les sources d’insécurité professionnelle ? Elles peuvent être regroupées dans quatre catégories.
La première est la plus fondamentale, originelle. Elle n’est d’ailleurs pas tant insécurité au travail que du travail. Elle tient à l’incertitude de son résultat : la production. Dans les sociétés d’opulence, cette insécurité apparaît plus lointaine, car de multiples dispositifs existent pour en atténuer l’impact : stockage, épargne, produits ou services de substitution, etc. Si tous les secteurs économiques sont concernés, ils ne le sont pas de la même manière. L’agriculture est ainsi l’activité la plus exposée aux aléas naturels. Tout ce qui peut compromettre les récoltes, en quantité et en qualité est directement observable par les agriculteurs : les conditions climatiques (ensoleillement, précipitations, gel…), les problèmes sanitaires, l’attaque de parasites... Les promesses d’une bonne année peuvent se trouver compromises en quelques jours. Pour la plupart des autres secteurs, cette insécurité n’est pas le fait de la nature, mais apportée par le marché. C’est lui qui va vider ou au contraire remplir les carnets de commande des entreprises.
La deuxième insécurité est en grande partie liée à la première dont elle peut être vue comme une conséquence. C’est celle qui vient aujourd’hui immédiatement à l’esprit car elle est souvent sous les feux de l’actualité. C’est celle qui menace la continuité même de la vie professionnelle et par voie de conséquence la raison même pour laquelle on s’y engage : la rémunération et la vie qu’elle autorise [cf. l’article « La rémunération, valeur double du travail »]. Pour des raisons liées aux évolutions du marché ou des techniques, aux stratégies des entreprises ou pour toute autre raison économique, tous les jours, des emplois disparaissent. Ainsi, aujourd’hui, en France, des secteurs tels que le textile ou la métallurgie, implantés de longue date sur des territoires où ils avaient été porteurs de développement et de richesse, se rétractent du fait des évolutions économiques mondiales. Dans les entreprises de ces secteurs dans lesquelles règne une inquiétude économique, le sentiment de précarité apporté à la fois par ces évolutions et la crainte de ne pas trouver sur le territoire un emploi alternatif est une charge permanente qui s’exerce sur la vie au travail, quelle que soit par ailleurs sa valeur actuelle. Mais cette insécurité qu’est la menace sur la continuité de l’emploi peut s’exprimer aussi sous d’autres formes comme par exemple celle de contrats précaires qui condamnent ceux qui les ont à repasser régulièrement par des recherches d’emploi, plus ou moins longues, plus ou moins périlleuses.
La troisième catégorie est l’insécurité matérielle. De nombreux métiers s’exercent en effet dans un environnement matériel complexe et dangereux. C’est le cas par exemple du bâtiment, avec tous les risques liés au travail en hauteur, à l’utilisation de machines ou d’outils contendants, à la manipulation de matériaux lourds... C’est le cas dans l’agriculture, dans les mines, dans les métiers du feu, etc. Toutefois, le monde matériel n’impose pas sa présence et ses dangers uniquement dans le travail naturant [voir le lexique], mais aussi dans le travail socialisant. Ainsi, dans les métiers de service, à l’hôpital, des outils, des machines, des produits, peuvent se révéler dangereux. L’insécurité matérielle peut aussi ne pas venir d’une seule cause, mais de leurs combinaisons. Ainsi, les activités répétitives faites avec effort, dans des postures inconfortables peuvent générer des maladies professionnelles.
Toutefois, pour qu’il y ait insécurité, le danger ou l’événement ne suffit pas ; il faut qu’il soit perçu comme tel. Alors que c’est normalement le cas de l’insécurité d’emploi, c’est loin de l’être pour l’insécurité matérielle. En effet, elle ne se manifeste pas forcément à notre conscience. Par exemple, l’amiante n’a été reconnue dangereuse que tardivement et sa détection suppose des connaissances et des techniques spécialisées. De même aujourd’hui beaucoup s’inquiètent du développement de l’usage de nanomatériaux dont on ignore encore les effets dans la durée, mais qui pourraient se révéler nocifs. De même des radiations peuvent passer inaperçues… Dans des univers connus pour leur dangerosité – c’est le cas des métiers du bâtiment – on peut aussi tout faire pour s’en abstraire. C’est ainsi que peut se développer, dans ces milieux, une sorte d’idéologie ouvrière défensive rejetant toute parole évoquant la sécurité, l’intimité du corps, l’accident[12]. Cela ne supprime évidemment pas le risque, mais l’éloigne de l’esprit.
Enfin, la dernière source d’insécurité est morale ou psychique. Nous ne regroupons pas ici ce que l’on appelle aujourd’hui les risques psychosociaux, car si l’insécurité peut en être un facteur, il est loin d’être le seul. Cette insécurité, c’est celle qui va s’exprimer sous forme de menaces, de reproches, voire de violences, s’appuyant sur le contexte professionnel et ses règles, et faisant basculer la victime dans l’incertitude sur son sort, voire sur son identité. Il peut s’agir de harcèlement moral ou sexuel. Cela peut aussi renvoyer à des violences subies de la part d’usagers, par exemple dans une Caisse d’allocations familiales, chez un bailleur social, dans une administration, et dont la crainte se renouvellerait ou s’actualiserait… Elle peut surgir également lorsque l’on se voit confier des tâches sans disposer des moyens ou des compétences nécessaires à leur bonne exécution, faisant planer ainsi un doute sur ses propres capacités ou générant des jugements négatifs de son entourage professionnel.
Cette insécurité peut ne pas seulement renvoyer aux agissements de personnes, mais être organisée par le mode de management. Le travail par objectif peut ainsi générer des inquiétudes et des angoisses par ses conséquences, lorsque les résultats ne sont pas au rendez-vous. Récemment, une banque a été condamnée pour la menace qu’elle faisait peser sur la santé de ses salariés, du fait du système de gestion de ses agences, dont les résultats étaient évalués journellement par comparaison entre elles. Le juge a considéré déstabilisante et nocive cette mise en concurrence des salariés au travers de leurs agences respectives.
Ces quelques exemples suffisent à montrer que le sentiment d’insécurité peut trouver dans la vie au travail de multiples motifs à partir desquels prospérer. Mais il est une résultante, une évaluation complexe qui ne prend pas en compte seulement ces motifs, mais ce qu’ils deviennent du fait des dispositifs de sécurité mis en place.
De la sécurité au travail
Pour réduire l’insécurité, les hommes ne manquent généralement pas d’imagination, parfois même on pourrait penser qu’ils en ont trop. Ils ont conçu et conçoivent tous les jours des techniques permettant d’obtenir une sécurité intérieure (ataraxie) ou extérieure (asphélie). Nous n’allons pas entrer dans l’inventaire des réponses possibles pour chacune des sources d’insécurité au travail ; c’est un sujet complexe qui ne peut trouver de voie raisonnable de traitement que par le débat des partenaires sociaux entre eux et avec l’Etat, dans les entreprises et sur les territoires [Voir l’article « La régulation politique du travail »]. Toutefois, il est deux réflexions sur lesquelles nous souhaitons conclure et qui peuvent servir de toile de fond à ce débat.
La première porte sur la contribution du Travail à la sécurité. Elle soutient l’idée que le Travail n’est pas insécurité, mais au contraire, le dispositif collectif que les hommes ont conçu pour faire face à l’insécurité naturelle dans laquelle ils sont nés. Supposons, à la manière d’Hobbes, un état de nature dans lequel l’homme ne connaîtrait ni coopération, ni techniques, ni organisation pour vivre. Il serait démuni face aux menaces qui l’environnent et bien incapable de les surmonter. La moindre faiblesse lui serait fatale.
Le Travail n’est pas insécurité. C’est un Léviathan, une puissance que les hommes se sont donnés pour vivre et prospérer. C’est le dieu mortel qui leur a permis de vivre, bien que chassés du jardin d’Eden par le Dieu de la Bible. Le Travail est donc sécurité, mais il ne supprime pas l’incertitude, ni la précarité de la vie. Il est la réponse humaine, collective, à l’insécurité première, celle qui sert de toile de fond à la vie des hommes : l’insécurité de la vie.
Mais le Travail est une construction sociale humaine. Comme toute construction sociale, elle est perfectible ; on peut corriger ses excès comme modifier son dessin s’il n’assure plus la fin qui est la sienne : permettre et développer la vie humaine [Voir l’article « Que serait une politique écologique du travail ? »].
La deuxième réflexion porte sur les freins idéologiques à la sécurité au travail. Alors que dans le débat public, la question de la sécurité des citoyens est très présente, avec l’idée sous-jacente qu’elle n’est pas suffisante et que l’Etat n’est pas à la hauteur de sa mission, on pourrait s’étonner que dans le monde socio-économique, cette question soit beaucoup moins présente et portée avec beaucoup moins de vigueur. Parmi toutes les raisons que l’on peut trouver à cet écart, celle qui nous paraît centrale se développe ainsi. Elle part du constat que l’économie moderne est en perpétuelle ébullition et en tire la conclusion qu’il faut en permanence s’adapter, évoluer, se remettre en cause, si l’on veut survivre économiquement à cette tempête. Comme ce mouvement est censé répondre à la tourmente, il est valorisé, de même que le temps « réel » qu’est celui de la révolution numérique. S’y opposer serait faire preuve, au mieux d’irréalisme, au pire d’inconséquence. Ainsi, la littérature managériale ne cesse de mettre en avant une « résistance au changement » des salariés qui serait un frein majeur aux évolutions pourtant nécessaires. Mais parce que ce sont des salariés, ce ne seraient plus des hommes ? Ils changeraient de nature selon qu’ils sont citoyens ou collaborateurs ? L’insécurité fragilise, paralyse, affaiblit. Elle tend et oppose les hommes entre eux. L’insécurité permanente, devenue système, est pour tous un mal vivre et devient aussi un mal faire. Et cette résistance au changement pourrait bien souvent n’être qu’une manifestation de sagesse. Ces représentations faussées de l’homme au travail qui peuplent beaucoup d’esprits dirigeants font plus de mal que de bien. Ce n’est pas le changement qui est un problème pour les hommes. Depuis qu’ils sont sur terre, ils n’ont fait que cela, changer. Ce qui est un problème, c’est d’oublier que le travail, le collectif, l’organisation sont là pour protéger les hommes, pour amortir les agressions et les dangers de leur environnement, et non pas pour les inquiéter ou les déstabiliser. Le problème, c’est de ne pas pouvoir interroger le pourquoi et le comment du changement, c’est-à-dire ne pas pouvoir participer à sa construction.
[1] Frédéric Gros, Le Principe Sécurité, NRF Essais / Gallimard, 2012
[2] Marc Aurèle, Pensées, Livre II, 1 : « Dès l’aurore, dis-toi d’avance : Je rencontrerai un indiscret, un ingrat, un fourbe, un envieux, un égoïste »
[3] Sénèque, Lettres à Lucilius, III, 24 : « Répétons nous que ce qui peut arriver doit arriver »
[4] Marc-Aurèle, Pensées, Livre IX, 30 : « Contempler d’en haut : innombrables troupeaux, innombrables cérémonies, navigation entrecoupée de tempêtes et de beau temps, variété d’êtres qui naissent, vivent ensemble, disparaissent »
[5] Sénèque, Lettre à Lucilius, XIII, 5
[6] Thomas Hobbes, Léviathan, éditions Sirey, Paris, 1971, p. 124.
[7] Ibidem, p. 127.
[8] Ibidem, p. 5.
[9] Ibidem, p 173
[10] Job, 41, 11-16
[11] Léviathan, p. 178.
[12] Damien Cru, Règles de métier, langue de métier : dimension symbolique au travail et démarche participative de prévention¸ mémoire EPHE, Paris, 1995.
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