Que serait une politique écologique du travail ? ["Le travail contre nature"]
18/04/2014
Un péril inédit
L’humanité se trouve dans une situation inédite. Elle doit en effet faire face depuis la fin des années 1960 à des périls grandissants qui ont leur source dans son mode de vie. La liste est longue : diminution rapide du stock planétaire d’énergie fossile, réduction des surfaces de sols arables, pollutions de l’air et des eaux, réchauffement climatique, disparition d’espèces animales et végétales, insécurité nucléaire, etc.
Le rapport Brundtland « Notre avenir à tous » (1987), rédigé par une Commission des Nations Unies, a servi de support aux débats de la Conférence de Rio[1]. C’est la première reconnaissance internationale qu’un risque planétaire est né :
« De nos jours, l’ampleur de nos interventions dans la nature est telle que les effets concrets de nos décisions traversent les frontières nationales (…) L’économie et l’écologie nous emprisonnent dans un réseau de plus en plus serré. À l’heure actuelle, dans de nombreuses régions du monde, l’environnement humain est exposé à des torts irréversibles qui sapent les fondements mêmes du progrès »[2]
Certes, nous savons aujourd’hui que des civilisations ont pu disparaître. Dans Effondrement[3], le géographe Jared Diamond pense fournir des exemples d’« écocide », de sociétés qui auraient méprisé les équilibres écologiques de leur territoire et se seraient ainsi éteintes. Cela aurait été le cas sur l’île de Pâques, des vikings du Grand Nord, de l’empire Maya, etc. Mais il n’est pas nécessaire de souscrire à ses thèses très contestées pour savoir que des territoires ont pu brutalement se dépeupler. Aux baisses des ressources, aux famines, aux révoltes populaires, aux guerres, des causes indépendantes de l’homme ont pu également concourir à ce résultat. Ce fut le cas par exemple au milieu du XIV° siècle avec la Peste noire. En quelques décennies, la population européenne, après quatre siècles de croissance, diminua d’un tiers. Mais si des périodes de reculs ont ainsi alternées avec des périodes de développement, elles n’étaient pas annoncées et elles n’avaient pas de caractère planétaire.
La prédiction la plus commune qui nous soit faite par la communauté scientifique est claire : notre mode intensif d’exploitation de la nature crée des désordres dont nous aurons peine à maitriser les effets et qui ne feront que s’accroitre s’il n’est pas remis en cause.
Commentaire "Une menace dans l’air du temps" à partir d'une photographie de Massimo Vitali (Plage de Rosignano Solvay, Italie, 1998). Non reproduit ici.
Au nom de quoi chercher à prévenir les périls ?
Mais pourquoi faudrait-il engager une action préventive ? Nombre de croyances nous incitent à laisser-faire. C’est le cas des religions qui ont inscrit dans leur dogme la possibilité du déluge ou de l’apocalypse ou des philosophies de la retenue, comme le Tao Te King. C’est le cas aussi de l’idéologie libérale ou de l’intérêt économique à court terme, qui accordent leur confiance à des régulations spontanées telles que la main invisible du marché. C’est encore le cas de ceux qui ne croient pas aux prédictions scientifiques, quelles que soient leurs raisons. Au nom de quoi alors souhaiter que se poursuive la vie de l’espèce humaine ? Au nom du progrès de l’humanité ? Les leçons de l’histoire ne peuvent que nous rendre sceptique à son sujet. Nous serions en effet bien incapables de tracer une ligne chronologique vertueuse qui attribuerait aux siècles anciens les horreurs sociales, les pires violences et destructions, pendant que les siècles récents en seraient de moins en moins porteurs. Il faudrait même probablement imaginer le tracé inverse si on fait de l’ampleur des dommages, numérique ou spatiale, un critère d’évaluation. Les moyens de destruction qui sont maintenant en notre possession sont en effet incomparablement plus sophistiqués qu’auparavant. Croire en un progrès de l’humanité – à supposer provisoirement que l’on se soit entendu sur ce que serait ce progrès – ce n’est pas de l’optimisme, mais une réduction de l’homme. C’est croire en une maîtrise possible (miraculeuse ? divine ?) du conflit des libertés humaines. Comme l’observe Emmanuel Kant, « nous avons affaire à des êtres qui agissent librement ; auxquels, à la vérité, on peut à l’avance dicter ce qu’ils doivent faire, mais auxquels on ne peut prédire ce qu’ils feront »[4]. Tout « progrès » de la moralité ou de la légalité peut toujours être remis en question.
Mais nous sommes convaincus qu’il est possible de souhaiter la survie de l’espèce au nom d’un humanisme athée. Nous ne cherchons pas ici à persuader quiconque d’adopter cette posture existentielle. Nous voulons en revanche montrer qu’humanisme et athéisme peuvent se conjuguer et être un des appuis possibles d’une volonté politique écologique.
L’humanisme est un terme héritier d’une tradition culturelle que l’on fait remonter à la Renaissance italienne. Il a pris au cours des siècles de très nombreuses couleurs et fait l’objet de multiples débats et controverses. Commençons donc par préciser le sens que nous lui donnons. Il est désir de vie et promotion de l’humain dans l’homme. A ce titre, il est constitué d’un certain nombre de convictions imaginaires qu’il assume et revendique telles que l’égalité de principe et de valeur de tous les hommes et le refus de fonder en droit une inégalité sur des différences quelles qu’elles soient. Il reconnait à l’espèce humaine une valeur éminente mais non exclusive au sein de la nature, qui est sa matrice et qu’il respecte au même titre qu’elle. Il affirme une solidarité avec les générations futures et manifeste un intérêt inconditionnel pour la communauté humaine et son rassemblement ; il s’inscrit donc fondamentalement dans une logique de paix, de tolérance et de coopération entre les hommes. Il espère le développement culturel de la communauté humaine et de ses membres, dans des conditions de vie décentes pour chacun.
Son athéisme n’est pas une négation de l’existence d’une puissance divine – ce serait l’opposition frontale d’une croyance à son autre –, mais seulement l’affirmation de sa totale absence dans les affaires du monde. Il a le sens du provisoire de la vie, sans en faire un drame. C’est un athéisme profond, car il ne cherche pas à remplacer Dieu par l’homme ou toute autre valeur déifiée. Les sociétés enchantées par la religion savaient lui garder sa mesure, en le déclarant fragile et précaire face à Dieu ou la Nature[5]. Nos sociétés superficiellement athées sont aujourd’hui confrontées à la démesure, à l’oubli de l’humaine condition, car c’est notre espèce elle-même qu’elle déifie. Elles croient en sa puissance, saisies qu’elles sont du vertige technologique, et incrédules en leur sein, nous ne savons pas comment les ramener sur terre.
L’humanisme athée serait-il, comme cherche à le montrer Rémi Brague, « incapable de donner une réponse argumentée à la question de la légitimité de l’existence de l’homme » [6]. Pour lui, une justification n’est possible qu’en s’appuyant sur un point d’Archimède qui transcende l’humain. Il faut qu’un Dieu ait créé le monde et déclare que sa création est bonne, c’est-à-dire « capable d’abriter une liberté, créatrice d’histoire »[7] : l’homme et son action. Celui-ci est ainsi pensé comme « plénipotentiaire », c’est-à-dire envoyé par Dieu, investi de pleins pouvoirs, et seulement « responsable d’être » [8], sans avoir à s’en justifier.
Nous partageons avec lui l’idée que l’homme n’a pas de valeur intrinsèque ; il n’est pas en soi supérieur à quelque autre être naturel, vivant ou inerte et n’a donc aucune dignité particulière à faire valoir face à eux. Mais, aux yeux des adversaires athées contre lesquels il guerroie, son point d’Archimède n’est que fumée. L’idée de Dieu est une création de l’esprit humain. Or on ne saurait déduire d’une idée son existence, mais seulement y croire ou l’espérer. Cette justification n’en est donc une que si Dieu existe. Sinon, elle n’est qu’une auto-affirmation emberlificotée de l’homme qui lance hors de lui un avatar pour se donner bien raison d’être là. L’humanisme athée a au moins le mérite de s’affirmer sans détour.
Mais c’est la question elle-même qui est contestable. Chercher une légitimité à l’existence de l’homme, c’est s’adresser à lui pour le convaincre et seulement à lui. Aucun non-humain n’a besoin ou n’attend de justification de son existence. Il se contente d’être. Il sent la vie en lui qui le pousse. Pourquoi faudrait-il convaincre les hommes qu’il est juste qu’ils existent ? Quel est le tribunal devant lequel nous serions sommés de nous justifier d’être ? Sommes-nous à ce point inquiet de nous-mêmes, de notre identité, de notre destin ? Si la nature devait être abimée par nous, quelque soit les dommages, elle s’en relèvera ; pas nous.
Aussi, ne sommes nous pas tentés par l’exercice scolastique de légitimation de l’homme. En revanche, nous sommes convaincus qu’une politique, pour être comprise dans son projet, doit afficher ses valeurs et ses raisons. L’humanisme athée exprime, nous semble t’il, une cohérence idéologique contemporaine sur laquelle elle peut s’appuyer pour essayer de franchir la ligne [voir le lexique].
Pour une civilisation de la nature habitée
Sur la base de cette posture existentielle, il s’agit d’être présent au présent, sans illusion mais avec fermeté, finalement d’aimer l’humanité et d’agir aujourd’hui avec la volonté et l’espérance qu’elle poursuive son chemin dans la paix, la culture et le respect de la vie.
Mais si le sujet du Travail est une civilisation [voir l’article « Le patron du Travail : une civilisation »] et que le Travail a aujourd’hui changé de nature – au lieu d’être ce qui nous fait vivre, il devient une menace pour de nombreuses formes de vie biologique dont la nôtre –, sa mutation supposerait un changement de civilisation. Ce que celle-ci serait, nul ne peut le prédire. En revanche, on pourrait nommer ce qui la distinguerait de la civilisation productivo-capitaliste dans laquelle nous baignons : ce serait une civilisation de la nature habitée. Dans la première, la nature est résorbée au sein de la société. Elle y disparaît même pour ne devenir qu’un simple outil au service de l’homme, mis en danger par son action, sa volonté de puissance. Dans l’autre, l’homme et la société sont parties intégrantes de la nature et ne s’opposent pas à elle. Ils sont la nature. C’était le cas de toutes les civilisations qui nous ont précédés, qui d’une certaine manière marchaient toutes « pieds nus sur la terre sacrée »[9].
Nous ne connaissons plus aujourd’hui de nature sauvage mais seulement hybride, à la fois naturelle et artificielle. La terre est devenue οἰκουμένη (oikouménè), nature habitée. Dans son sens originel, l’οἰκουμένη désignait la terre cultivée ou habitée par opposition au désert, ou la terre par opposition à la mer. Nous préférons ici substituer la « nature » à la « terre » (γῆ, guè), de toute façon sous-entendue dans l’expression grecque, car nous exploitons désormais aussi les lieux que nous n’habitons pas. L’enjeu contemporain est de bien vivre avec elle pour bien vivre d’elle, de nous y mouvoir en la préservant pour inscrire la vie humaine dans la longue durée. Cette civilisation déterminerait un nouveau rapport collectif de l’homme à son autre lui-même, et donc de l’homme au travail. Elle ne suppose aucune régression des connaissances humaines, scientifiques et techniques, mais seulement une nouvelle orientation de leurs usages pour les mettre au service de cette cohabitation vertueuse.
Personne ne sait comment on change de civilisation ; on ne sait que le constater quand c’est fait et reconstituer quelques chemins crédibles qui y ont contribué. Mais dans l’action, dans le temps présent, quand on ne sait encore rien de ce qui va advenir ?
Notre moyen conscient d’action collective, le plus noble, le plus éminent, est la politique, mais il semble bien insuffisant face à l’ampleur de la tâche. Cela tient notamment à la multiplication et la diffusion des pouvoirs et contre-pouvoirs (politiques, économiques, sociaux…) au sein des nations et entre elles, à leur entrelacement, à la divergence des intérêts… Cela tient aussi aux règles propres à la démocratie. Préférable à toutes les autres formes de gouvernement, elle suppose pour accéder à sa direction d’inscrire son action dans le court terme et de répondre d’abord aux besoins des peuples présents. Cela tient également au fait que la civilisation dans laquelle nous sommes installés depuis plusieurs centaines d’années dispose de puissants soutiens jusque chez ses adversaires, car elle procure des sources de confort et diffuse des modes de consommation aussi irrésistibles qu’une ambroisie. Cela tient encore à une organisation structurelle cohérente de l’économie, qui fait qu’on ne saurait s’attaquer à une de ses caractéristiques sans générer des effets en cascade qui peuvent être aussi difficiles à prévoir qu’à maîtriser.
Mais ces obstacles, aussi importants soient ils, ne sauraient justifier que le scepticisme ou le cynisme de citoyens myopes qui se refusent à porter avec lucidité leur regard à la hauteur de leur communauté politique. Ils invitent seulement à ne pas surestimer la capacité politique à changer le monde.
La situation inédite dans laquelle se trouve l’humanité est trop complexe pour se dénouer simplement, sans tensions multiples. Il n’y aura pas une solution unique, mais peut-être des millions, à l’œuvre au quotidien et à différentes échelles. Toutefois, elles gagneraient en efficacité si elles s’inscrivaient dans une vision politique explicite qui les accueillerait et les susciterait car la politique reste le seul moyen dont les hommes disposent pour essayer de définir ensemble l’organisation de leur communauté humaine et dessiner son avenir.
Quelle politique, acceptant son statut de puissance éminente et relative, pourrait favoriser l’émergence d’un nouveau rapport des hommes entre eux et à la nature ? Sa définition relève évidemment des confrontations et du débat citoyens. C’est pour eux que les quelques réflexions et suggestions qui suivent sont faites.
L’objectif biface d’une politique écologique du travail
Nos sociétés ont à faire face depuis une quarantaine d’années à des crises multiformes, se succédant à un rythme de plus en plus rapide, imbriquées les unes dans les autres. Au milieu de ces crises, une politique écologique doit indiquer le problème qui apparaît comme le plus fondamental à résoudre pour inscrire la vie humaine dans la longue durée, et prendre position vis-à-vis de lui. Ce problème, c’est celui de la croissance économique, car elle ne saurait être poursuivi indéfiniment sur une planète qui elle est finie. Mais tout notre système social, économique, politique, culturel semble organisé pour produire plus demain qu’hier. La croissance apparaît toujours comme la solution aux difficultés sociales et économiques de notre époque. Nous en sommes aujourd’hui les témoins : nous entrons dans une phase de récession et pouvons voir tous les gouvernements de la planète chercher à s’entendre pour en sortir, en poussant les feux de la croissance. Celle-ci est un problème, mais nous en avons aussi fait une solution : elle multiplie les biens et les services, soutient l’emploi, favorise le financement de l’action des pouvoirs publics, facilite les négociations sur la répartition des revenus, etc. Elle trouve donc des soutiens multiples à tous les niveaux de la société. La croissance n’est pas qu’une idéologie. Il ne suffit pas de la dénoncer pour qu’elle s’arrête. Ce qui a mis 300 ans à s’installer, ne se détricotera pas en 10 ans. Mais face aux périls écologiques qui nous menacent et à leur proximité temporelle, la question du rythme des transformations se pose évidemment. A quoi en effet servirait des transformations qui arriveraient trop tard ?
Le but politique qui s’est dégagé progressivement au niveau international, à partir de la Conférence de Rio, est celui du développement durable. De quoi s’agit-il ? Il est défini dans le rapport Brundtland comme
« un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion :
- le concept de « besoins » et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et
- l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité à répondre aux besoins actuels et à venir » [10]
Il reconnait donc aux peuples d’aujourd’hui une responsabilité collective à l’égard d’eux-mêmes mais aussi des humains qui sont à naître et porte l’idée d’une sorte de compromis à trouver : continuer d’exploiter notre planète pour qu’elle satisfasse aux besoins contemporains, mais en veillant aussi à ceux des générations futures. Mais ce concept de « besoin » est très élastique. En effet, si on peut lui fixer un plancher qui correspond à ce qui est nécessaire à l’homme pour vivre et se reproduire, au-delà, aucune limite supérieure ne lui est facilement assignable. Il est largement déterminé par les conditions sociales de production et de revenu. Le « besoin » aujourd’hui d’un Américain n’est pas le même que celui d’un Congolais, si l’on compare leur empreinte écologique sur la planète : alors qu’il faut 9,4 ha pour porter la consommation du premier, 0,5 ha suffisent au deuxième. Peut-on utiliser le même mot de besoin pour qualifier des modes de vie si différents ? Il est certainement approprié lorsqu’il s’agit de désigner ce qui est nécessaire pour vivre, mais au-delà ? Au-delà, il vaudrait mieux parler de charme. L’accroissement des biens et des services ne s’appuie pas que sur des besoins, mais aussi sur des offres rendues possibles par l’innovation technique, si séduisantes que l’on a bien du mal à les refuser. Nous sommes en matière de consommation et d’usages comme Ulysse. Il faudrait nous attacher au mât de notre navire pour ne pas succomber au chant des sirènes. Le téléphone portable en est un bel exemple. Inconnu il y a trente ans, il est devenu un objet du quotidien pour une grande majorité d’êtres humains car il répond avec pertinence à une grande diversité de nos modes de vie contemporains.
Le développement durable vise donc à répondre aux besoins des plus démunis et à contenir le développement des charmes dans des limites qui permettraient de ne pas compromettre l’avenir. Il repose sur trois piliers : le progrès économique, la justice sociale et la préservation de l’environnement. Il se présente donc comme une approche globale. Cela marque une innovation par rapport à la conception économique classique du développement qui réduit celui-ci à la seule dimension de la croissance économique. Mais l’expression « développement durable » qui lui sert de drapeau reste imprécise, ouverte à toutes les interprétations. C’est particulièrement vrai en français, qui a traduit le qualificatif dans l’expression mère anglaise « sustainable development » par « durable », introduisant une deuxième ambiguïté. En effet, si on entend le mot « développement » dans son acception économique courante, on peut considérer qu’il s’agit seulement de trouver une nouvelle forme de croissance économique, de poursuivre autrement une croissance illimitée, de la rendre « durable », ce qui est le rêve de tout entrepreneur productiviste. C’est dans ce sens qu’il est tiré par nombre de leaders politiques et de dirigeants d’entreprises. On peut aussi classer ce qu’une organisation fait déjà ou décide de faire dans les trois domaines de l’économique, du social et de l’environnement, et déclarer qu’elle s’inscrit ainsi dans une logique de développement durable. Ce n’est alors plus que l’utilisation sans frais d’une étiquette vertueuse à la mode. Différents usages de l’expression sont ainsi possibles et entrent dans le jeu de rapports de force socio-économiques et politiques.
Mais la meilleure politique n’est pas celle qui choisit le meilleur objectif. S’il ne s’agissait que de cela, il n’y aurait guère à hésiter. En effet, si l’on accorde crédit aux rapports d’experts, compte-tenu des dégâts déjà réalisés et de ceux qui sont en cours, la décroissance serait l’objectif adapté à l’urgence. Mais la politique est l’art du but et du chemin, indissociablement. Elle est action avec et sur les hommes ; elle est un pragmatisme qui a affaire avec la dialectique du souhaitable et du possible. Faire de la politique, c’est se fonder sur des croyances et des intuitions sur ce que sont les hommes et leurs logiques d’action, individuelles et collectives, mais aussi sur des espérances en ce qu’ils pourraient devenir. C’est construire le futur à partir du présent et du passé, et découvrir à chaque nouveau pas des possibles dont une partie tient à ce qui a été auparavant décidé par elle.
Le développement durable est un pas insuffisant mais dans la bonne direction. Une politique écologique du travail pourrait le reprendre à son compte, à condition de lever les ambiguïtés de l’expression. Le but n’est pas d’ouvrir avec lui un nouveau mode de croissance économique, mais de développer à l’échelle de la planète une production naturellement soutenable, c’est-à-dire qui favorise la reproductibilité de la vie sur une terre habitée, et sa diversité. Mais une politique écologique du travail ne saurait se limiter à cet objectif. Elle doit être en même temps un engagement au profit d’une production humainement soutenable, c’est-à-dire un projet de « libération du travail » et de « changement de l’organisation du travail subordonné »[11]. Ce ne sont pas là deux objectifs distincts, mais convergents, ou plus exactement, ils forment les deux facettes d’un même objectif. Le productivisme trouve son moteur dans la rationalisation outrancière du travail. Les enquêtes réalisées depuis 20 ans sur les conditions de travail en Europe le confirment : le travail s’y est intensifié[12]. Or cette rationalisation porte ses effets dommageables aussi bien sur la nature, sous forme de réduction de sa capacité à porter la vie, que sur les hommes, sous la forme d’usure et de mal-vivre. Faire de la Qualité de vie au travail l’objectif social de toute entreprise, ce serait à coup sûr rompre avec la logique productive de l’excès.
Cette politique devrait assurer, par tous les moyens démocratique à sa disposition, la recherche et la promotion d’une nouvelle gestion, à la fois de la production et des conditions de vie au travail.
Une nouvelle gestion de la production
La réflexion conduite au niveau international sur le développement durable est le résultat d’une prise de conscience réelle et diffuse au sein des milieux scientifiques et des populations de la planète. Cette prise de conscience est aussi à l’origine de nouvelles approches intellectuelles. C’est ainsi que se développe depuis les années 1990 une nouvelle discipline, prometteuse, de gestion de la production, l’écologie industrielle[13]. Elle consiste à ne plus envisager le système productif comme séparé de la biosphère, mais comme un cas particulier d’écosystème et à développer des méthodes globales de production industrielle dont l’impact sur l’environnement soit le plus réduit possible. Elle développe une méthode propre d’étude, le « métabolisme industriel », qui est
« l’étude de l’ensemble des composants biophysiques du système industriel (pour) comprendre la dynamique des flux et des stocks de matières et d’énergie liés aux activités humaines depuis l’extraction et la production des ressources jusqu’à leur retour (…) dans les processus biogéochimiques »[14]
Ces études permettent de mettre au jour des questions que l’économie traditionnelle des entreprises ignore, et notamment de dévoiler des leurres. L’ordinateur par exemple devait permettre que diminue la consommation de papier : c’est l’inverse qui s’est produit. La dématérialisation visible (le développement du numérique, les liaisons sans fils…) qui est parfois présentée comme une solution élégante aux problèmes écologiques nécessite en fait des infrastructures matérielles considérables et complexes, sources de pollution. Ces bilans globaux ne sont possibles que si l’on se donne les moyens de suivre les quantités de matière et d’énergie que mobilise un système productif dans son ensemble, et leur impact écologique.
L’écologie industrielle ne se focalise pas sur la pollution et son traitement. Sur la base de ses études, elle cherche à développer des écosystèmes industriels qui prélèvent des ressources naturelles et produisent des déchets en quantités les plus réduites possibles. Cela la conduit à préconiser des modèles productifs différents de ceux que nous connaissons. Elle promeut par exemple le développement de la location des biens ou leur partage qui permet d’accroitre leur usage plutôt que celui de la propriété ; pour favoriser des cycles courts de réutilisation des biens et déchets produits et diminuer les transports, elle propose un développement économique diversifié sur une base locale, donc une relocalisation plutôt qu’une délocalisation ; elle remet en question la séparation des espaces de vie entre la production, l’habitation et le loisir, etc.
C’est une discipline récente et encore peu connue. Elle se heurte à des difficultés inévitables et importantes sur les deux volets qui la constitue, l’étude et la préconisation[15]. Dans ses études, elle fait le choix fondamental et original de l’examen des données physiques (matière ou énergie). Mais dès qu’elle veut établir des comparaisons, analyser des scénarios de nature différente, elle est contrainte de passer, pour des raisons de commensurabilité, à une évaluation monétaire, donc à réintroduire le marché qui est le lieu d’expression de cette commensurabilité. Ce faisant, elle réintroduit la notion de valeur d’échange et ne se distingue alors pas de l’économie traditionnelle. Sur le second volet, elle débouche très souvent sur des préconisations qui contreviennent aux logiques actuelles de développement du capitalisme. Elle s’affronte donc à des intérêts puissants, et ne peut espérer se développer que si les valeurs de respect de la nature et de pérennisation de l’activité humaine l’emportent dans les esprits et dans les actes.
Une nouvelle gestion des conditions de vie au travail
L’écologie industrielle est un nouvel art gestionnaire et pour remplacer l’ancien, d’importants travaux doivent encore être menés en vue d’affiner ses méthodes, préciser ses concepts, assurer ses résultats. Nul besoin d’approfondissement technique ou de recherche nouvelle en revanche pour mettre en place une nouvelle gestion des conditions de vie au travail. En effet, la possibilité de mauvaises conditions de travail est ancienne – elle est née en même temps que le travail subordonné [Voir l’article « La subordination du travailleur »]. Des formes de gestion ont existé et existent aujourd’hui qui les rendent satisfaisantes. De nombreux travaux de toute nature existent qui indiquent ce qui les détériore et ce qui les améliore.
Mais il ne s’agit pas seulement de corriger des situations pathologiques. L’enjeu des conditions de travail ne saurait être rabattu sur celui de la santé. Le travail est en effet une composante majeure de la vie des hommes ; il a partie lié à leur humanité. Le développement d’une organisation productiviste de la société a été aussi possible parce que les travailleurs et leurs représentants ont accepté ses conséquences sur la définition du travail, notamment son appauvrissement. Le modèle fordo-tayloriste et ses succédanés contemporains a été très majoritairement considéré comme le seul modèle d’organisation technique de la production, contrepartie inévitable du progrès [Voir l’article « Le productivisme et la productivité du travail »]. La plupart de ceux qui souhaitent l’émancipation du travail n’arrivent à l’imaginer que dans la fuite (réduire le temps de travail, voire proclamer sa fin) ou la compensation (sous forme d’avantages économiques ou symboliques). Mais le travail est une forme de vie qui peuple notre quotidien. Un athée conséquent ne saurait attendre de consolation post mortem. C’est la vie actuelle qu’il faut chercher à rendre meilleure, et donc le travail afin qu’il puisse être source d’épanouissement, en son cœur et non pas à sa périphérie. C’est faire rentrer la largeur de la vie dans le travail alors que nous ne cessons de faire l’inverse, de le spécialiser et le dévaluer. Humaniser ainsi le travail serait alors un véritable projet politique d’amélioration de la vie quotidienne.
Les mauvaises conditions de vie au travail naissent du refus d’entrer véritablement en dialogue avec ceux qui les éprouvent et de les écouter, car ceux qui décident obéissent à une rationalité productiviste qui leur apparait relever de l’évidente nécessité, et donc de l’indiscutable. Aussi, une nouvelle gestion des conditions de travail suppose-t-elle une remise en question de la logique capitalo-productiviste et une nouvelle gestion du travail. Cela passerait par un droit des travailleurs non seulement à s’exprimer sur leur travail mais à l’infléchir, dans le cadre d’un dialogue sérieux car le travail est une école du réel, où sont pris en compte la question de l’efficacité et la question sociale. [Voir l’article « le syndicalisme d’entreprise, condition d’un dialogue social authentique]
Extensions du dialogue social
Ces nouvelles conceptions de la gestion du travail devraient pouvoir s’appuyer sur une double extension du dialogue social, d’abord dans son objet puis dans son périmètre.
L’économie et la gestion des entreprises qui font abstraction de la prise en compte de la nature mettent en danger les générations actuelles et leurs enfants. Mais si pour traiter des conditions de travail, l’employeur et les salariés sont des interlocuteurs évidents puisque c’est de leur communauté de production dont il est question, quels seraient les interlocuteurs qui pourraient, face à eux, représenter les non humains[16] ? Les scientifiques – ou plus précisément ceux dont le champ disciplinaire est constitutif de l’écologie scientifique – apparaissent les plus légitimes dans ce rôle parce qu’ils disposent de savoirs et de méthodes qui leur permettent d’évaluer les effets globaux de la production humaine sur la nature ; ils savent d’une certaine manière la faire parler. Ils ne sont toutefois pas les seuls à pouvoir le faire. Même si leurs constats sont plus partiels, c’est aussi le cas de ceux qui empoigne, observe, transforme la nature comme les agriculteurs, les forestiers, les chasseurs, les mineurs, etc. Mais comme toute représentation est faillible, celle des humains comme celle des non humains, c’est le débat contradictoire qui doit permettre de partager les constats à partir desquels des propositions pertinentes peuvent se former.
L’entreprise est le lieu d’origine de l’exploitation de la nature. Aussi, est-ce dès ce lieu et dans ce lieu que devraient être engagés et débattus les travaux d’écologie productive. Nous proposons de désigner ainsi l’extension de l’écologie industrielle à l’ensemble du système productif – qu’il soit primaire, secondaire ou tertiaire –. Ses résultats seraient mis en discussion devant l’ensemble des acteurs concernés, dans le cadre du dialogue social. Cela permettrait de dépasser la logique de séparation actuellement en vigueur dans les organisations qui s’engagent dans le développement durable. Elles traitent en effet le plus souvent chacun de ses piliers comme s’ils étaient indépendants les uns des autres, et en appauvrissent considérablement la portée. Le mot même de « pilier » d’ailleurs y invite. Il s’agirait au contraire de conduire une réflexion et des actions qui intègrent les trois dimensions de l’éco-socio-économique. Prenons un exemple simple pour mieux faire comprendre ce qu’il faudrait mettre en œuvre et que le dialogue social peut véritablement favoriser : l’exemple du covoiturage. Celui-ci s’inscrit effectivement dans une logique de production soutenable : il limite l’usage des véhicules individuels et les pollutions qui lui sont associées ; il favorise le lien social et les échanges ; il diminue les coûts de trajet des salariés concernés ; il suppose d’organiser le temps de travail et donc l’organisation différemment, autour d’équipiers de covoiturage, etc. Beaucoup de thèmes pourraient être ainsi abordés en vue de dégager des propositions transversales de cette nature : la recherche et l’utilisation de matériaux nouveaux, la prévention des pollutions et des risques industriels, les économies d’énergie, la valorisation des déchets, en lien avec la conception des espaces de travail et de l’organisation du travail… Mais il est un autre champ qui devrait être également exploré, beaucoup plus offensif. La productivité est la recherche du maintien ou d’un accroissement d’une production en économisant la quantité de travail qui lui est nécessaire. Cette économie de travail se fait toujours au prix d’une consommation de ressources naturelles accrue. Un moyen puissant de les préserver consiste donc à rompre avec cette logique. En même temps, la quantité de travail est un des leviers de l’amélioration des conditions de travail. La recherche de la meilleure articulation possible entre performance, emploi, Qualité de vie au travail et écologie productive pourrait ainsi venir enrichir les objectifs du dialogue social.
Toutefois, la réflexion sur une production naturellement et humainement soutenable ne peut pas être conduite uniquement de manière isolée et indépendante dans chaque entreprise – ce serait un contre-sens et même dangereux. Les effets sociaux, économiques et environnementaux ne s’arrêtent pas à leur frontière, comme l’a montré en 2001 l’explosion de l’usine chimique AZF (Azote Fertilisants) qui a causé à la ville de Toulouse des destructions matérielles et humaines bien au-delà de son périmètre d’implantation. Mais si les catastrophes industrielles viennent nous rappeler régulièrement cette évidence écologique, il est des raisons plus fondamentales et permanentes, politiques et économiques, qui militent pour une approche territoriale. En effet, l’égoïsme entrepreneurial, tout autant patronal que syndical, isole et prive des controverses, des ressources et des réflexions ouvertes sur le territoire, nécessaires à l’innovation. Le dépasser suppose l’implication des chefs d’entreprises, des représentations syndicales, des acteurs politiques et associatifs du territoire et des experts de l’écologie scientifique dans un dialogue sociétal, source de connaissance mutuelle et d’innovation économique, sociale et écologique. C’est à cette condition que pourra, comme y invite l’écologie productive, s’organiser et se développer des réseaux locaux de production et d’entreprises, économes en ressources naturelles.
[1] Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement - Rio de Janeiro (Brésil, 3 au 14 juin 1992)
[2] Rapport Brundtland, « Notre avenir à tous », ch. 1 « un avenir compromis », introduction. 1987. http://www.wikilivres.info/wiki/Rapport_Brundtland, consultation du 7 juin 2009
[3] Jared Diamond, Effondrement, Gallimard, Paris, 2006. Ses thèses sont fortement contestées par des archéologues et anthropologues dans Questioning Collapse. Human Resilience, Ecological Vulnerability and the Aftermath of the Empire, Cambridge University Press, 2010
[4] Emmanuel Kant, Le conflit des facultés, 2° section, 4, Vrin, Paris, 1997, p. 98
[5] Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Folio-essais, 1985
[6] Rémi Brague, Le propre de l'homme. Sur une légitimité menacée, Flammarion, 2013, p 144
[7] Ibidem, p 123
[8] Ibidem, p 125
[9] Citation du chef Sioux, Luther standing Bear (autour de 1900), extraite de Pieds nus sur la terre sacrée, textes rassemblés par Teri MacLuhan, Denoël, Paris, 1974, p. 14
[10] Rapport Brundtland, « Notre avenir à tous », ch. 2 « Vers un développement durable », introduction.
[11] Nous reprenons ici des expressions utilisées par Bruno Trentin dans La cité du travail. Le fordisme et la gauche, Fayard, 2012
[12] Enquêtes Européennes sur les conditions de travail (1991, 1996, 2000, 2005, 2010), Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, Dublin
[13] Un article paru en 1989 est considéré comme fondateur de la discipline : Robert Frosch et Nicholas Gallopoulos, « Strategies for manufacturing », revue Scientific American, 261/3, septembre 1989, p 94-102. La première revue scientifique qui lui est consacrée, le Journal of Industrial Ecology, a été créée en 1997. En France, la première reconnaissance élargie de l’écologie industrielle date de la « Conférence internationale sur l’écologie industrielle et la durabilité » qui s’est tenu à l’UTT de Troyes en 1999, à l’initiative de Dominique Bourg.
[14] Suren Erkman, Vers une écologie industrielle, Edition Charles Léopold Mayer, Paris, 2° édition, 2004, p. 12-13.
[15] Voir Christian Cormeliau, La croissance ou le progrès ? Croissance, décroissance, développement durable, Seuil, Paris, 2006, et notamment le chapitre 7.4 consacré à l’écologie industrielle.
[16] Nous reprenons ici l’expression qu’utilise Bruno Latour dans Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, La découverte, Paris, 1999.
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Si vous préférez lire cet extrait du travail contre nature sur une liseuse, vous pouvez le télécharger (fichier au format e-pub) en cliquant sur le lien ci-dessous :
Téléchargement Que_serait_une_politique_ecologique_du_travail
Profond, pertinent, rigoureux, inspiré, brillant, convaincant. Merci pour ce texte remarquable.
Framboise
Rédigé par : Framboise | 20/05/2014 à 06:45