Le travail, une notion anthropologique et culturelle ["Le travail contre nature"]
Le renversement de la hiérarchie des valeurs ["Le travail contre nature"]

Une philosophie du travail mal menée

Il est rare qu’un auteur soit en même temps son critique le plus sévère. C’est pourtant l'exploit que réalise François Dagognet dans son dernier ouvrage, Philosophie du travail  (Editions Les Belles Lettres, 2013) lorsqu’il explique par exemple qu’il entreprend de « répondre à une possible objection selon laquelle nous donnons dans des analyses hétéroclites » (p 99) ou encore lorsqu’il reconnait que « nous ne cesserons pas de nous heurter à des questions qui nous laissent perplexes et que nous ne savons pas résoudre » (p 19).

Si le travail est une notion qui dispose d’une dignité reconnue par tous les programmes de philosophie scolaire, les auteurs de référence qui la portent sont peu nombreux : Hegel et Marx évidemment, Hannah Arendt, quelques autres… La liste est courte. Il y avait donc un mérite, alors que la question du travail est aujourd’hui préemptée par les sciences sociales, à chercher à relever le défi philosophique. Mais François Dagognet s’y épuise sans convaincre, faute de se doter d’une notion de travail un tant soit peu solide et de disposer d’une vraie connaissance de l’histoire et des réalités du travail.

Dans son texte, le travail apparaît d’abord comme « une modification avantageuse que le savoir-faire inflige au substrat ». Ensuite, il deviendra « le passage d’un matériau susceptible de variations, en vue d’une marchandise ou d’un effet recherché grâce à l’effort de l’ouvrier » (p 14). Puis chemin faisant, se perdant dans les méandres de ses réflexions, l’auteur abandonne toute prétention à définir le travail, et ne proposera plus qu’une liste de cinq critères qui le constituent : le substrat de départ/ l’ouvrier qui le modifie / le maître qui commande le chantier /le résultat bénéficiaire / les outils ou instruments (p 24). Dans ces trois cas toutefois, le travail est une activité de transformation, productrice d’un bien à partir d’un substrat ou matériau. Le travail au service de personnes ou de la société n’entre donc pas dans son champ. De même, en introduisant un maître dans sa liste de critères, il restreint encore celui-ci au seul travail subordonné.

La philosophie est l’art de produire des concepts. On ne saurait donc reprocher à François Dagognet d’en user, et de proposer une définition plus restrictive du travail que l’acception courante du mot. Mais il faut alors qu’il explique ce que cela permet de penser de nouveau. Cela, nous l’avons cherché en vain. En revanche, nous avons pu observer, lorsqu’il se propose d’examiner des exemples concrets en se demandant si c’est un travail, que son choix sémantique ne lui était d’aucune utilité. Ainsi, pour pouvoir parler du travail intellectuel est-il obligé de considérer, « curieusement » concède-t-il, que « c’est « l’autre » qui devient la matérialité oppositionnelle » (p 17). Les « comédiens, les imagiers, les illusionnistes », la « prostituée », le « balayeur de rue », travaillent-ils ? En toute rigueur, avec le sens qu’il a donné à la notion de travail, la réponse est pourtant simple. On n’a en effet pas d’autre choix que de répondre par la négative. Or l’auteur hésite. Il hésiterait moins s’il ne s’était pas d’abord rendu la tâche impossible.

Le réductionnisme caricatural de l’auteur se poursuit quand il présente sa vision des grandes figures du travail. Il en écartera deux : l’agriculture qui, jusqu’à la révolution industrielle, « frappe par son immobilisme » et le « travail cérébralisé » car il « ne pourra pas renier ce qui finalement le constitue : la communauté ouvrière, les liens et les ententes, les responsabilités partagées » (j’avoue ne rien comprendre à cette objection), pour en privilégier trois : « l’artisanat », « la fragmentation et la production vertigineuse » (c’est-à-dire l’accroissement productif apporté à partir du XVIII° siècle par la division du travail) et « le juridique » (le fait que le travail fasse l’objet d’un contrat liant un employeur et un salarié). Pourquoi celles-ci ? Comment peut-on placer sur un même horizon logique des catégories aussi hétérogènes ? Cela nous ne le saurons pas, l’auteur préférant emprunter un parcours erratique dont lui seul détient le secret, qui peut le mener de l’affirmation de la thèse que « le droit se démarque de la justice (…) sous le prétexte qu’il faut soutenir l’industrie en raison de son importance pour la société », à l’examen d’un cas de jurisprudence censé l’illustrer : le licenciement d’un sacristain par l’autorité ecclésiastique du fait de son homosexualité (p 55), ou encore à affirmer son opposition à ce qui fragmente le travail : les 3x8, le changement de poste des caissières de supermarché, etc.

Ce texte mal écrit, mal pensé, fondé sur des connaissances lacunaires, ne cesse de zigzaguer selon des raisons que l’auteur lui-même n’a pas l’air de comprendre et qui le laissent perplexe. Que cet ouvrage soit inutile, ceux qui l’auront entre les mains pourront en juger. Que François Dagognet trouve là le moyen ou l’occasion de donner son avis personnel sur le travail contemporain et ses dérives, c’est son droit légitime de citoyen. Mais en revanche, ce que l’on peut regretter, c’est qu’il ait mêlé la philosophie à ce travail bâclé. Elle mérite sûrement mieux.

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