Picasso en travail pour accoucher de « La Vie » – 1903
26/04/2019
La Vie est une œuvre majeure et énigmatique de la période bleue de Picasso. Elle a fait l’objet d’une longue maturation avant d’aboutir à sa forme définitive et suscite depuis, à la fois de l’admiration, de la perplexité et un grand nombre d’interprétations. Comme la réflexion et les gestes progressifs de l’artiste ont laissé un certain nombre de traces, je me propose de m’appuyer sur celles-ci pour engager une analyse de ce travail, en partie à nouveau frais.
Progressons dans le mystère en examinant ce qui en est au centre, l’élégante et étrange position de la main de l’homme. Est-ce un geste par lequel il montre à sa compagne la mère et son enfant ? C’est possible, mais pourquoi alors les regards des trois personnages ne convergent t'ils pas ? Ils s’ignorent au contraire les uns les autres, comme abîmés dans leurs songes respectifs. Si maintenant on met l’un à côté de l’autre une étude préalable à la Vie et Noli me tangere, une œuvre du Corrège que Picasso a pu voir au Prado, on ne peut qu’être frappé par l’analogie [1].
« Noli me tangere » est une citation latine qui peut signifier « ne me touche pas » ou « ne me retiens pas » [2]. Elle est tirée de l’Évangile selon Jean (20, 17) : Marie Madeleine se rend sur la tombe du Christ et découvre qu’elle est ouverte et vide. Jésus lui apparaît ; elle veut le toucher, mais il le lui interdit : « Ne me retiens pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père » [3]. Berchts-Jördens et Wehmeier s’appuient sur cette troublante ressemblance pour importer dans la Vie le thème christique du Corrège. Il me semble plus prudent de considérer que Picasso se contente d’introduire une référence esthétique à un geste gracieux de retenu ou de mise à distance. D'ailleurs, dans une étude ultérieure, cette référence se laïcise explicitement avec la disparition du bras droit pointé vers le ciel.
Picasso conservera les grandes lignes de composition de ses études : le geste de la main, un couple à gauche, un personnage à droite, un tableau en arrière-plan. En revanche, la scène initiale était beaucoup plus prosaïque. Il s’agissait de la rencontre dans un atelier, d’un peintre – il a les traits de Picasso – qu’enlace une femme et d’un visiteur vêtu d’un long manteau – dans certaines études, on reconnaîtrait la silhouette d’un ami de Picasso, le sculpteur Emili Fontbona i Ventosa [4]. Derrière eux, une peinture est posée sur un chevalet, comme un travail en cours ou qui vient d’être achevée. Sur la base de cette structure, Picasso va modifier un certain nombre de ses éléments qui vont donner à son projet une ampleur nouvelle et lui conférer une valeur allégorique. Il me semble que la bascule s’opère lorsque Picasso décide de remplacer son visage par celui de son ami défunt, Carlos Casagemas. Peut-être y a-t’il été incité par la décision qu’il avait prise de peindre cette nouvelle toile sur Dernier moment, une œuvre plus ancienne qu’il avait retournée verticalement ?
Dernier moment représentait une femme sur son lit de mort, veillée par un jeune prêtre ; la scène était éclairée par une lampe de chevet dont la radiographie restitue l’éclat. C’est une œuvre qui avait été exposée en octobre 1900 dans le pavillon espagnol de l’Exposition Universelle de Paris. Elle lui avait fourni, pour la première fois, l’occasion de se rendre à Paris, en compagnie de Casagemas. Il recouvrait ainsi une morte par un défunt qu’il ressuscitait.
Picasso a rencontré Casagemas à Barcelone en 1899. Ils se lièrent d’amitié, partagèrent un atelier et fréquentèrent ensemble le Café Els Quatre Gats où se retrouvait l’avant-garde artistique de la ville. Alors que Picasso, après son séjour parisien, revint à Barcelone, Casagemas y resta. Il y tomba follement amoureux de Germaine, une jeune femme qui posait à l’occasion pour les artistes. Cette dernière toutefois ne partageait pas sa passion. Un jour, en février 1901, il l’a vit entrer avec un homme dans un café, y pénétra à son tour, sortit un révolver, visa Germaine sans l’atteindre puis retourna son arme contre lui. Picasso apprit le suicide de son ami à Barcelone. Il dira plus tard que « c’est en pensant que Casagemas était mort que je me suis mis à peindre en bleu » [5].
Mais en donnant au peintre le visage de son ami défunt et non plus le sien, il fait également disparaître son sexe en le couvrant d’un pagne. Il s’agit sans doute d’une référence à l’impuissance de Casagemas, une des causes de ses tourments. En tout cas, cela ouvre la voie à une signification nouvelle. La jeune femme, plongée dans ses pensées, s’appuie tendrement sur l’épaule de son homme, et celui-ci, par son geste, pourrait mettre à distance la maternité qu’il ne saurait donner.
Mais ce fil interprétatif peut être poussé plus loin encore. En effet, on peut voir à l’arrière-plan, sur le tableau inférieur, un curieux halo qui entoure la femme recroquevillée sur elle-même. C’est en fait un repentir dont Picasso a laissé une vague trace. Mais, une réflectographie infrarouge a permis de révéler la scène primitivement peinte par Picasso.
Une femme, les cuisses écartées, est surplombée par une sorte d’homme oiseau qui plane au-dessus d’elle. La scène est curieuse, mais son érotisme est sans ambiguïté. S’il l’avait maintenu dans l’œuvre finale, on aurait eu l’évocation dans la même toile de la sexualité sous ses deux finalités possibles, la jouissance ou la procréation, et la main droite du peintre aurait marqué la double privation ou limitation auxquelles condamne l’impuissance. Mais tel n’a pas été le choix de Picasso. Il a préféré maquiller cette scène et répéter la figure d’une femme en position fœtale, telle qu’on la voit dans le tableau supérieur, mais en la laissant seule, sans le réconfort d’autres bras.
La méditation picturale de Picasso qui a accompagné son processus de création l’a toujours poussé vers des décisions qui relevaient l’ambition de l’œuvre en formation. Tout semble s’être passé comme s’il cherchait, avec elle, à la fois à récapituler ses travaux antérieurs et à dépasser le contingent ou l’anecdotique pour aller vers l’universel. Il a en effet réuni ici des scènes qu’il avait traitées auparavant pour elles-mêmes, comme l’Etreinte (1903), Femme et enfant au bord de la mer (1902) ou Nu bleu (1902), voire Deux figures et un chat (1902-1903) si on intègre à ce corpus la scène érotique disparue.
Se faisant, il a concentré dans le même tableau des thèmes majeurs de la condition humaine : l’amour, la sexualité, la maternité, l’épreuve, la solitude, la compassion… Le traitement qu’il en fait pousse à une lecture symbolique de l’œuvre et donc abstruse car la relation du symbole à l’idée n’est jamais univoque ; elle invite aux enchevêtrements interprétatifs.
Picasso n’a jamais voulu livrer les raisons de ses choix : « Ce ne sont pas des symboles que je me suis proposé de peindre. J’ai peint simplement des images qui surgissaient devant mes yeux : à d’autres d’y trouver un sens caché. Pour moi, un tableau parle de lui-même. A quoi bon y ajouter après-coup des explications ? Un peintre n’a qu’un seul langage » [6].
Le titre de l’œuvre ne nous éclaire guère plus. Dans le catalogue raisonné de ses œuvres qu’a publié Christian Zervos à partir de 1932 [7], il est seulement descriptif « couple nu et femme avec enfant ». On ne sait pas si celui sous lequel cette peinture est universellement connue aujourd'hui lui a été donné par Picasso. « La vie » est un titre qui apparait la première fois dans un article non signé d’un journal de Barcelone évoquant la vente du tableau [8]. Peu importe au fond, car il lui va bien. Il permet d’accueillir la polysémie des formes déposées sur la toile et leurs tâtonnants accouchements.
Je voudrais pour conclure cette analyse revenir sur les motifs qui m’ont amené à publier, dans mon bloc-notes, cet article ainsi que les raisons de son titre.
Lorsque j’ai visité, dans ses derniers jours, l’exposition « Picasso. Bleu et rose » qui se tenait au Grand Palais [9], j’ai découvert dans une de ses salles La vie qu’avait prêtée le Musée de Cleveland, accompagnée de trois de ses études préalables provenant des musées Picasso de Barcelone et Paris. J’ai ressenti une émotion confuse en la contemplant dans son ensemble en même temps qu’une certaine perplexité quant au sens à donner aux relations qu’entretenaient les éléments de sa composition. J’ai également été intrigué par les écarts de représentation entre le travail en cours et le résultat final. Cela m’a incité à aller plus avant et explorer sa genèse, en me disant que je trouverai peut-être là matière à réflexion sur le travail de création artistique. J’ai été comblé au-delà de mes espérances car il est rare de pouvoir disposer d’autant de traces picturales de celui-ci.
De toutes les interprétations possibles de cette œuvre, il en est une qui s’est progressivement imposée à moi. Le processus de création de La vie est un travail, mais dans un sens qui le rapproche plus de celui de la parturiente ou de celui du raisin lorsqu'il se vinifie que d’une activité productive classique, même s’il débouche comme cette dernière sur une réalisation dont il est le but. C’est une sorte de macération intérieure qui a mélangé l’état d’âme ou les émotions qui étreignaient Picasso à ce moment-là et ses recherches esthétiques. Il aurait pu signer son tableau : Ma vie intérieure.
Mais il est aussi une autre dimension du travail créatif que cette généalogie de l’œuvre peut servir à éclairer. Elle se manifeste dans les modifications que Picasso lui a successivement fait subir : il a d’abord remplacé l’artiste vivant par son compagnon défunt, puis il a effacé le chevalet, une métonymie du travail du peintre, pour laisser les tableaux d’arrière plan sans support visible. Ces deux décisions, la disparation de l’artiste et de son travail, reviennent à privilégier l’œuvre sur l’acte créatif. Elles peuvent être rapprochées des deux autres : les substitutions d’un visiteur par une mère portant contre elle un bébé et d’une scène érotique par une femme seule lovée sur elle-même. En effet, elles ont abouti à la disparition dans le tableau de l’acte sexuel au profit de son résultat possible, le petit d’homme.
Le travail créatif est une impérieuse nécessité pour l’artiste. C’est un travail qui le travaille et le domine. Il disparaît dans son œuvre. Cet accouchement oblitère le processus vivant qui y a conduit, ses plaisirs, ses hésitations ou ses douleurs, pour former une nouvelle réalité, indépendante de lui. Cette indépendance de l’artiste et de sa créature légitime le refus de Picasso de livrer ses raisons ou ses justifications. Elle ouvre le champ à la libre interprétation de ses contemplateurs. C’est de cela aussi que témoigne La Vie.
[1] Cette hypothèse a été formulée par Gereon Berchts-Jördens et Peter M. Wehmeier dans Picasso und die christliche Ikonographie, ed. Dietrich Reimer, Berlin, 2003
[2] En grec, la langue originale des Évangiles, ce double sens n’existe pas. « μή μου ἅπτου » (mè mou haptou) signifie « ne me touche pas ».
[3] Traduction Œcuménique de la Bible
[4] Edouard Dor, Picasso, l’énigme de la Vie, Espace et signes, Paris, 2018
[5] Pierre Daix, La vie de peintre de Pablo Picasso, Seuil, Paris, 1977, p 47
[6] Antonina Vallentin, Pablo Picasso, Albin Michel, Paris, 1957
[7] Christian Zervos, Pablo Picasso. 1, Œuvres de 1895 à 1906, Cahiers d’art, Paris, 1932
[8] El Liberal du 4 juin 1903 : « Cette peinture (…) intitulée La Vie est l’une de ces œuvres qui suffisent à établir d’un coup le nom et la réputation d’un artiste ». Cité par John Richardson qui fait l’hypothèse que ce texte a été rédigé par la critique d’art Carles Junyer (Vie de Picasso, volume 1 1881-1906, Edition du Chêne, 1992).
[9] Cette exposition s’est tenue du 18 septembre 2018 au 6 janvier 2019. Il est encore possible de la voir, mais pour cela il faudra se rendre à Bâle où elle sera présentée à la Fondation Beyeler du 3 février au 26 mai 2019. Elle a également fait l’objet d’un savant catalogue : Picasso Bleu et rose, Edition Hazan, Vanves, 2018.
Je découvre un Michel s'attachant à l'art et son interprétation ! Un travail intéressant. Merci, Martine
Rédigé par : Martine Silberstein | 28/04/2019 à 19:22