D'un usage politique du travail
18/12/2014
L’exposition de livres de photographies chinois[1], présentée lors des dernières rencontres d’Arles, a montré qu’au XX° siècle, en Extrême-Orient, le travail a souvent servi à justifier des actes et des régimes, impérialistes ou totalitaires. De ce riche ensemble, trois ouvrages méritent d’être particulièrement mis en exergue à la fois pour leur qualité esthétique et pour leur contribution possible à une réflexion philosophique sur le concept politique de travail.
Commençons par Mandchourie : la grande construction. C’est un livre de propagande édité en 1943 en 15 langues, pour le compte de l’armée japonaise, et distribué dans la « sphère de coprospérité de la Grande Asie Orientale ». Il fait l’éloge du développement de l’Etat Mandchoukouo, une création japonaise, et enseigne que la seule voie possible pour la renaissance chinoise réside dans la coopération avec le Japon et la Mandchourie.
Mais laissons parler les images et les slogans qui les soulignent.
La rhétorique ici est subtile ; le texte s’appuie sur une image qui ne l’illustre pas. 0n parle en effet d’une guerre qu’on va gagner mais qu’on ne voit pas. Ni char, ni bataille, ni encore moins de morts, mais un nouveau monde qui se profile à l’horizon – des usines qui tournent à plein régime – et surplombe l’ancien. La coopération du Japon et du Mandchoukouo dans la guerre, c’est la grande Asie qui se lève, une économie puissante qui dame le pion à l’occident et s’en libère. Le texte sur la page de droite, plus petit, est plus explicite : « la Mandchourie, un grand pays agricole d’importance internationale, devient maintenant une base de l’industrie lourde dans une plus Grande Asie de l’Est ».
C’est encore de la guerre dont il s’agit dans le long texte qui surmonte cette photographie :
« Le temps est venu pour le Mandchoukouo de se lever en faveur de la noble aspiration qu’elle partage avec le Japon, se joignant au dynamisme japonais et se réjouissant de la victoire du Japon. Pour tourner l’épreuve d’aujourd’hui en la gloire de demain, pour fonder le progrès de demain sur les efforts d’aujourd’hui, pour faire que tous les pays d’Asie embrassent le même idéal et la même aspiration et pour nettoyer l’Asie entière de ses Agresseurs, maintenant est venu le temps d’en découdre. Le jour est à portée de main, où les Asiatiques seront maîtres de l’Asie, où le développement des ressources naturelles de l’Asie sera dans les mains des Asiatiques, où les Asiatiques profiteront des abondantes générosités de la nature ».
Mais à nouveau, ce ne sont pas des soldats en arme qu’on affiche, mais des mineurs qui lèvent la tête. La construction de l’image est certes convenue, mais la métaphore est belle. Les hommes souterrains se redressent et tiennent maintenant le haut du pavé !
Voilà la bonne nouvelle annoncée sur ce montage : « Le développement du Manchoukouo a été une surprise non seulement pour le monde extérieur mais aussi pour le Mandchoukouo lui-même. Depuis la fondation de l’Empire du Mandchoukouo, des gisements miniers sont en train d’être découverts dans des quantités presque inépuisables ». Le photographe ici pour rendre encore plus explicite son image trop muette, n’hésite pas à renchérir dans la métaphore. Avec lui, le travail du mineur à ciel ouvert devient bucolique : il tient une fleur entre ses lèvres !
Superbe montage ici de trois photographies superposées. En bas, une montagne de sacs stockés dans un entrepôt, avec une équipe de manœuvres en son centre qui les prélèvent. En haut, c’est un bateau à quai que l’on voit, à moitié caché toutefois par une file de porteurs qui montent leur fardeau en escaladant une poutre qui mène au navire. En une seule image, une histoire sans parole nous est racontée : la profusion règne au Mandchoukouo dont les plaines fertiles permettent de répondre à « l’augmentation de la demande venant de différentes parties du monde pour le précieux soja. ».
Tout l’ouvrage tricote ainsi deux niveaux de discours : d’un côté, un texte qui légitime la mission libératrice du Japon et la guerre qu’il conduit contre l’Occident par le développement économique qu’il génère dans ses provinces conquises ; de l’autre, un montage photographique qui ne montre ni soldats, ni combats, ni même l’aisance et le bien-être que l’industrialisation impulsée par le Japon procure, mais seulement et toujours le travail. Alors que ce dernier a naturellement vocation à disparaitre derrière les biens et services qu’il produit, il est ici mis au devant de la scène. S’il en est ainsi, c’est qu’il joue, dans cette rhétorique subtilement enchevêtrée, le rôle d’un substitut de la guerre. Il est en effet comme elle, épreuve et effort nécessaires pour atteindre un but, mais contrairement ou comparé à elle un acte pacifique, source de bienfaits et non cause de mort.
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Le deuxième livre de photographie est un catalogue, celui de l’Exposition sur la réforme nationale des criminels par le travail (Ministère de la Sureté publique, Pékin, 1959). Alors que dans l’ouvrage précédent, le travail n’était qu’en représentation, dans celui-ci il est une activité humaine redresseuse de torts. Après la fondation de la République populaire de Chine, des purges eurent lieu à l’encontre des adversaires du nouveau régime communiste (des propriétaires terriens, des cadres du Kuomintang, des fonctionnaires, etc.). Arrêtés, ils furent mélangés aux criminels de droit commun dans des camps où le travail dont ils étaient chargés était censé faire perdre aux uns et aux autres leurs vices idéologiques ou moraux.
En 1959, à l’occasion du 10° anniversaire de la République, une exposition s’est tenue à Pékin pour « expliquer à tous le statut du travail de réforme et solliciter le soutien des citoyens pour réformer les criminels d’une manière plus efficace, transformer les éléments négatifs en éléments positifs et contribuer ainsi plus rapidement au développement du socialisme » (préface du catalogue). Elle attira en deux vagues successives environ 500 000 visiteurs.
Les textes sont écrits en chinois et donc pour moi impénétrables. Reste néanmoins le montage et le choix des images qui forment des idéogrammes universels. Ils montrent que le travail réformateur pouvait être aussi bien industriel qu’agricole. En haut à gauche, la coopération entre deux ouvriers, l’un accroupit, l’autre debout, produit, à l’intersection des barres qu’ils tiennent en main, un foyer d’étincelles. A droite, un ouvrier intervient sur une pièce mécanique placée sur un tour, pendant que deux autres semblent le regarder agir. Peut-être un maître d’apprentissage transmettant son savoir ? En bas à gauche, sur fond d’une usine en activité, un groupe d’hommes est assis par terre pendant qu’un autre, debout, semble leur enseigner quelque chose : les préceptes marxistes et maoïstes ? En bas à droite, des hommes curieusement disséminés au milieu d’un champ de blé, moissonnent à la faucille. Mais c’est la photographie détourée qui semble donner la morale de l’histoire. Un jeune moissonneur souriant, tête levée, s’essuie le cou tout en tenant de l’autre bras, une gerbe et une faucille : une manière de signifier que le travail est un effort dont on sort avec le contentement de l’ouvrage accompli.
Sur cette double page, c’est la diagonale descendante qui est la plus explicite. En haut à gauche, des hommes en file indienne gravissent sur des planches une montagne (de blé ?) et vident au sommet le contenu de leurs sacs. En bas à droite, la scène est semblable : des porteurs transportent, à l’aide de palanches, des paniers qui sont ensuite déversés au sommet d’une pyramide (de coton ?). Dans les deux cas, le travail est présenté avec sa raison d’être. C’est en effet le moment de la récolte qui est choisi pour l’illustrer. Celle-ci est ample, abondante, profuse, promesse de richesse pour la contrée. La terre est fertile grâce aux efforts paysans. En même temps, ce travail manutentionnaire est un travail collectif. C’est le nombre qui permet sa réussite. Il égalise les hommes entre eux, chacun ayant le même et il les discipline : c’est un travail coordonné qui ne saurait être interrompu.
De mémoire, le travail réformateur tel qu’il est présenté dans le catalogue d’exposition est exclusivement un travail naturant, c'est à dire en rapport direct avec la nature ou la matière, dans lequel les corps sont impliqués. Il s’inscrit dans la droite ligne de la doctrine maoïste qui met l’accent sur le développement décentralisé de l’agriculture et de l’industrie légère, et qui enverra plus tard, à l’issue de la révolution culturelle, des millions de jeunes citadins à la campagne en vue de leur rééducation. L’effort continu, la modestie du labeur, la « saine » confrontation aux problèmes matériels que le travail naturant ne cesse de poser, son caractère collectif, l’utilité de ses fruits… sont autant de valeurs sur lesquelles les concepteurs des camps de réforme par le travail semblaient compter pour corriger les criminels. Elles font échos à celles que Mao Tse Toung attendait des membres du Parti Communiste : « La conquête de la victoire dans tout le pays n'est que le premier pas d'une longue marche de dix mille lis[2]. La révolution chinoise est une grande révolution, mais après sa victoire la route à parcourir sera bien plus longue, notre tâche plus grandiose et plus ardue. C'est un point qu'il faut élucider dès à présent dans le Parti, pour que les camarades restent modestes, prudents, qu'ils ne soient ni présomptueux ni irréfléchis dans leur style de travail, et qu'ils persévèrent dans leur style de vie simple et de lutte ardue » (Mao Tse Toung, Petit livre rouge, ch. XXI « Compter sur ses propres forces et lutter avec endurance »).
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Le troisième livre de photographies (La Chine, Comité éditorial du China, Pékin, 1959) n’a jamais été vendu sur le marché. Il était offert aux chefs d’Etat étrangers ou à des institutions publiques. C’est un ouvrage de luxe qui rassemble 550 images du développement de la Chine. Le carrousel ci-dessous en présente quelques pages significatives.
Comme on le voit, le travail, sous le regard introductif du Grand Timonier, est largement mis en scène dans ce recueil, aussi bien sous ses formes traditionnelles que modernes. Il est chargé de faire l’éloge d’une Chine dynamique, sur le chemin du développement : « II faut que les cadres et le peuple aient toujours présent à l’esprit que la Chine est un grand pays socialiste, et en même temps un pays pauvre, économiquement arriéré — c’est là une grande contradiction. Pour que notre pays devienne prospère et puissant, plusieurs dizaines d’années d’efforts opiniâtres sont nécessaires » (Mao Tse Toung, Petit livre rouge, ch. XX « Edifier le pays avec diligence et économie »).
Pour porter visuellement ce précepte, quel meilleur candidat que le travail ? Qui mieux que lui pouvait signifier tout à la fois l’intelligence collective, la persévérance, l’avancée pas à pas et la richesse en promesse ?
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A Arles, Claude Hudelot présentait également sa collection : le panorama, miroir de la bureaucratie céleste. Parmi les photos de groupes dont elle est constituée figurait celle-ci, datant du 1° mai 1953 :
Elle vient, par son titre même, éclairer un aspect de la politique du travail de la Chine communiste que nous n’avions pas rencontré dans les images précédentes. Cette image panoramique rassemblait en effet « le groupe de la Compagnie des chemins de fer de Zhengzhou ayant obtenu quatre fois de suite le Prix d’excellence « Drapeau rouge » concernant l’émulation patriotique au travail des employés de la gare et de l’agence de transport de Xi’an dépendant de l’administration ferroviaire de Zhengzhou ».
Les femmes au premier rang, les hommes derrière, tous en uniforme. Le travail est absent, mais il est célébré. Qu’on soit de Chine ou d’Occident, les recettes semblent partout les mêmes. Pour assurer sa puissance, un Etat a besoin d’une économie développée et pour l’obtenir des travailleurs zélés qu’il faut motiver et récompenser.
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Ces 4 exemples éclairent différentes facettes d’un usage possible du travail en politique.
Il en est deux, le premier et le troisième, qui l’inscrivent délibérément dans le champ de l’idéologie. Ce n’est pas le travail réel, concret, qui dans ces deux ouvrages intéresse leurs auteurs. Il est là pour ses qualités représentatives des idées d’effort, de ténacité, de tension vers le succès…, pour ces vertus sociales qu’on lui accorde souvent (voir d’autres exemples dans Le travail contre nature, « les valeurs du ‘travail’ », p. 95 à 104). Dans le premier cas, il joue même le rôle de substitut pacifique de la guerre. Ce parallélisme, les grecs l’établissait déjà puisque le même mot τα εργα (ta erga) désignait aussi bien les travaux agricoles que les activités guerrières.
Avec le deuxième, ce n’est plus l’idée de travail qui est mise en avant, mais l’exercice lui-même comme discipline du corps et de la pensée. Il devient dans des camps de redressement une activité pédagogique censée favorisée la mutation des esprits, leur conversion vers le bien. Evidemment, même dans ce cas l’idéologie n’est pas loin. Si le travail peut être assimilé à une sorte de pierre philosophale capable de susciter les plus belles transmutations, c’est aussi parce que dans la Chine de Mao, tout discours ne pouvait que le révérer et révérer les classes populaires, paysannes ou ouvrières, qui l’exécutent.
Enfin, dans le dernier cas, le travail n’est plus directement mis en scène, mais il est célébré. La forme de cette célébration peut nous paraître curieuse : un prix d’excellence « Drapeau rouge », une photographie panoramique où chacun se trouvait placé selon un ordre protocolaire. Mais peu importe. A chaque régime ses méthodes. Ce qu’elle montre en arrière-fond, c’est un Etat employeur qui dés lors qu’il attend d’un peuple laborieux une mobilisation de ses forces au service du développement économique doit bien se préoccuper des conditions anthropologiques qui vont la favoriser. Or la reconnaissance n’en est pas une des moindres.
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Et voici, pour compléter, deux entretiens avec Martin Parr, puis avec Claude Hudelot dans lesquels ils exposent les raisons qui les ont conduits à rassembler, pour l’un, des livres chinois de photographies et, pour l’autre, des photographies panoramiques de groupes représentant le peuple de la Chine de Mao. Ils y soulignent l’intérêt historique que revêt leur collection.
Entretien avec Martin Parr / Les livres de photographies en Chine au XX° siècle
Entretien avec Claude Hudelot / Les photographies de groupe dans la Chine de Mao
[1] Sept ans de travail ont été nécessaires à Martin Parr et à l’Agence Wassinklundgren pour rassembler cette collection de livres édités en Chine au XX° siècle. Martin Parr est un photographe anglais, passionné par les livres de photographie. Il a notamment publié The Photobook : A History en 3 tomes.
[2] Un li équivaut environ à 500 mètres.
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