Les machines
14/12/2018
C’est le beau sujet proposé au printemps dernier aux candidats à l’agrégation de philosophie, dans le cadre de leur programme d’étude « Travail, techniques, production ». C’est un beau sujet parce qu’il permettait de mobiliser ces trois notions et de préciser, exemples concrets à l'appui, certaines des relations significatives qu’elles peuvent nouer entre elles.
Le rapport du jury sur cette épreuve vient d’être publié. Il présente un double intérêt. Il donne à voir quels ont été les chemins – conduisant parfois à des impasses – empruntés par les candidats, mais aussi quelles étaient les attentes des correcteurs et à travers eux de la philosophie académique.
Je ne vais pas ici rendre compte de ce document qui se suffit à lui-même. Ceux qui le souhaitent peuvent d’ailleurs le télécharger en cliquant ici. Je veux simplement souligner quelques points qui, à sa lecture, m’ont particulièrement intéressé, en les complétant le cas échéant de réflexions personnelles.
Complexité de notre commerce avec les machines et de nos investissements subjectifs à leur égard
Un très grand nombre de copies se sont limitées à une approche exclusivement morale du sujet : sont-elles des alliées ou des ennemies de l’homme ? Comme le souligne le rapport, c’est une entrée réductrice qui ne permet pas de rendre compte de la complexité de notre lien avec ces œuvres spécifiquement humaines. Mais on peut aussi lire cette réduction comme le reflet d’une inquiétude sociétale ainsi que du privilège contemporain accordé au présent. Ne pas explorer sur ce sujet le temps long de l’histoire humaine et de la diversité des civilisations c’est se condamner à un appauvrissement de la réflexion.
Le rapport souligne que cette approche moralisatrice tient souvent aux représentations que les candidats se font des machines. Ainsi, la définir comme « un produit humain exerçant des tâches et fonctions humaines » conduit inévitablement à orienter la réflexion vers la substitution des hommes par des machines et vers les craintes qui lui sont associées. Cela ne prend pas en compte la diversité des machines, non réductible à une définition unique, pourtant signalée par le pluriel du sujet proposé aux candidats. On ne saurait en la matière qu’apporter des distinctions, par exemple entre les outils et les instruments qui supposent l’action concomitante d’un opérateur et les machines qui réalisent des opérations sans avoir recours à la médiation directe d’un homme ; ou entre les machines simples (vis, levier, poulie…) qui plongent leurs racines dans l’antiquité voire même la préhistoire et les machines complexes (machine-outil, véhicule, automate…) qui les combinent et dont la variété et le nombre ont explosé avec la révolution industrielle ; voire des typologies comme celle proposée par Jacques Lafitte dans ses Réflexions sur la science des machines qui distingue les machines passives, des actives et des réflexes.
En tout état de cause, cette diversité fondamentale doit être rapportée à la diversité des besoins humains que les machines contribuent à satisfaire. L’invitation du jury à s’appuyer en ce domaine sur l’analyse que fait Hegel du « système des besoins » dans les Principes de la philosophie du droit m’apparaît d’autant plus judicieuse que celle-ci éclaire des phénomènes qu’il nous est peut-être plus facile de constater aujourd'hui qu’à son époque. Pour Hegel, dans la société civile, la personne concrète apparaît comme « une totalité de besoins et un mélange de nécessité naturelle et de (libre)-arbitre » [1]. Contrairement à l’animal, qui agit par instinct avec des moyens limités pour satisfaire ses besoins, l’homme s’inscrit dans un cercle de besoins et de moyens pour les satisfaire beaucoup plus large et extensible. Ses besoins sont sous l’emprise du goût et de l’utilité qui peuvent les multiplier à l’infini. Le confortable dira t’il dans son cours de 1822-1823, est « quelque chose de tout à fait inépuisable et progresse à l’infini car toute commodité montre à son tour son incommodité et ces découvertes ne trouvent aucun terme. Par conséquent, un besoin est produit non pas tant par ceux qui l’éprouvent que par ceux qui attendent un profit de son émergence » [2]. Mais ces besoins, du fait de leur diversité, ne sauraient être satisfaits par l’individu isolé. Des échanges sont nécessaires qui permettent d’acquérir de quoi satisfaire les besoins de l’un et le contraignent à produire des moyens pour satisfaire ceux d'un autre, dans un conditionnement réciproque. Dans cette socialisation des besoins et des moyens de les satisfaire, l’imitation d’un côté et la particularité de se faire valoir d’un autre deviennent à leur tour une source de leur multiplication et de leur diffusion. Ce besoin social lie « (le) besoin immédiat et naturel, et (le) besoin spirituel de la représentation » [3]. Mais ce dernier prend une place prépondérante et conduit ainsi à une certaine libération de la stricte nécessité naturelle. Cette « libération » n’est toutefois que formelle ; dissimulation. « L’orientation de l’état social vers la multiplication indéterminée et la spécification des besoins, des moyens et des jouissances, orientation qui (…) n’a pas de limites – le luxe -, est une augmentation toute aussi infinie de la dépendance et de la détresse » [4].
L’impact des machines sur la nature, un effet oublié par les candidats et le jury ?
Dans le fil de cette réflexion, on peut dire que chaque société humaine invente et qualifie ses besoins. La nôtre, qui ne cesse d’enrichir et développer ses moyens techniques, pousse au plus loin l’exercice. Le besoin de machines ne s’y exprime pas que dans le champ de la production matérielle, mais dans tous les replis de la vie. Par exemple, comme le signale le rapport du jury, le travail scientifique contemporain, pour développer ses connaissances, mener à bien ses expérimentations et vérifier ses hypothèses, s’appuie sur les machines les plus sophistiquées. L’atterrissage périlleux mais réussi sur la planète Mars de la mission Insight pour y déposer des instruments de mesure, notamment un sismomètre, en est une illustration récente (Le monde du 27 novembre 2018) Mais c’est aussi le cas de l’hôpital ou du transport qui sont des univers professionnels grands consommateurs de techniques de pointe. Mais cette invasion machinique ne s’arrête pas aux portes du travail ; il est aussi très présent dans la vie personnelle, familiale ou civile. Il suffit de voir avec quelle rapidité s’est diffusée sur la planète, l’ordiphone, cette machine intelligente multiservices qui tient dans le creux de la main, pour prendre la mesure de l’efficacité et de l’ampleur qu’atteint désormais la production de besoins.
Le rapport souligne avec raison que les machines ne sont pas, par essence, vouées à l’augmentation de la productivité. Sur ce plan, l’exemple de l’écriture qui est une technique non productive est particulièrement bien choisi. Il permet en effet de montrer que ces nouvelles machines à écrire que sont les ordinateurs équipés de logiciels de traitement de texte permettent de changer le processus d’écriture et les modes de pensée dans des directions plus qualitatives que quantitatives : la facilité de correction et de transmission, la lisibilité, l’écriture coopérative, les méthodes d’exposition des idées, etc.
Certes, mais cela ne justifie pas l’impasse sur les conséquences environnementales du développement des machines qui semble le fait aussi bien des candidats que des membres de la commission. Cette dernière apparaît pourtant très vigilante à ce que les enjeux du sujet ne soient jamais rabattus, aplatis, affadis, mais déployés dans toute leur ampleur. Elle n’ignore pas « le problème du productivisme », mais le développe peu et lorsqu'elle y fait référence, n’envisage que ses conséquences sociales. Or les machines – et au premier chef les moteurs qui les animent – sont un amplificateur qualitatif et quantitatif de l’activité humaine (voir De la productivité du travail et de certaines de ses conséquences). On ne saurait ignorer les alertes lancées par les biologistes sur les effets négatifs de cette activité sur les milieux naturels ou celles du GIEC sur le changement climatique.
Cette impasse est d’autant plus dommageable que la philosophie fait partie de ces rares discipline de l’esprit que l’on classe habituellement parmi les sciences humaines [5] à pouvoir porter attention, grâce au concept bifide de travail, aussi bien aux sociétés humaines qu’à la nature.
Le parcours d’une excellente copie
Le jury a la bonne idée de conclure son rapport en présentant le parcours d’une copie très bien notée. Cela permet à chacun de voir à l’œuvre en quelque sorte ce qui est attendu, du point de vue de la philosophie académique, sur la forme et sur le fond. Je le reproduis ci-dessous in extenso :
« Au cours de l’introduction, la copie établit que la difficulté propre du sujet ne consiste pas à rechercher l’essence de la machine, mais à s’efforcer de penser notre rapport aux machines dans leur pluralité. Pour y parvenir, il faudra chercher à comprendre selon quels processus, à quelles fins et avec quelles conséquences, les machines deviennent des moyens de travail toujours plus importants et des objets de la vie quotidienne toujours plus présents et plus nombreux.
Une première partie réfléchit sur le passage de la machine, d’abord conçue et fabriquée comme objet singulier, au système organisé des machines en vue de la production. Elle met ainsi en évidence les conditions historiques de possibilité du système des machines. En s’appuyant sur une référence à Jean-Pierre Vernant, la copie montre alors que, dans l’Antiquité grecque, la machine relève de la ruse, les effets de la machine étant l’équivalent d’un tour de magie, l’inventivité technique restant le fait des mechanopoioi. Les machines ne pourront être intégrées au processus de la production qu’à partir du moment où la machine singulière cesse d’être objet d’émerveillement et où il devient possible de concevoir la machine en général comme un mécanisme explicable par des raisons mécaniques et par une causalité efficiente. Une référence précise aux Regulae... de Descartes explicite alors le lien machine/mécanisme.
La machine est ensuite distinguée de l’outil et de l’instrument, à l’aide, notamment, d’une référence à Hegel (Deuxième philosophie de l'Esprit). Toutefois, accéder à l’essence mécanique de la machine laisse de côté l’apparition des machines dans le monde réel, au sein d’un mode de production déterminé. Or elles doivent être d’emblée considérées comme résultant d’un travail intellectuel spécifique des ingénieurs – la copie mentionne la division du travail telle qu’elle est conçue par Smith, puis la critique qu’en développera Marx. Il devient dès lors nécessaire de comprendre pourquoi ce mode de production est celui des machines au pluriel – ce qui fait l’objet d’une deuxième partie.
La réflexion s’engage en effet, dans une analyse de la notion physique de travail en vue de poser que, physiquement, une machine ne produit pas plus de travail qu’elle n’en reçoit d’un ouvrier. Pour l’économie politique, qualifiée de « conscience de soi du capitalisme », il y a comme une énigme de la prolifération des machines. La notion de « plus-value relative », telle qu’est conçue par Marx dans Le Capital [6], est précisément exposée afin de rendre compte de cette multiplication des machines, dans la mesure où les machines et leur renouvellement incessant diminuent le temps de travail nécessaire à la production. Le « système de la grande industrie » est alors explicitement présenté, la prolifération et le renouvellement des machines ayant un double corollaire : l’aliénation du travailleur et celle du consommateur.
Pourtant, cette prolifération ne signifie pas nécessairement la domination sans partage des machines sur le travail humain. La troisième partie s’efforce ainsi de parvenir à un « concept normatif » de machine, afin de nuancer l’acquis de la deuxième partie.
C’est tout d’abord une référence à Yves Schwartz et à Expérience et connaissance du travail, qui souligne que l’opposition entre travail vivant et travail mort, sans être fausse, n’est pas tout à fait adéquate. C’est le point de vue de l’expérience au travail qui importe : celui qui travaille n’est jamais complètement passif – on ne parle pas seulement ici du travail manuel – et l’intelligence n’est pas exclusivement accumulée dans les machines par les ingénieurs. Des passages de la correspondance de Simone Weil avec le mécanologue Jacques Laffitte viennent conforter l’idée d’un rapport non soumis du travailleur aux machines et d’une fierté inhérente à la compréhension de leur fonctionnement. Ainsi, après une présentation critique de la notion de « machine ouverte » forgée par Simondon dans Du Mode d'existence des objets techniques, le développement s’achève sur une lecture d’André Gorz et de Métamorphoses du travail. Les machines, dans leur variété, contiennent une telle quantité d’intelligence que « le royaume de la liberté » est enfin accessible au-delà du « royaume de la nécessité ».
« Accessible » mais non pas « donné ». Et c’est en ce sens qu’on dispose d’un concept normatif des machines : l’aliénation qui nous menace est aujourd’hui bien davantage celle de la consommation que celle de la production. Il faut donc envisager de déléguer le plus possible des tâches pénibles aux machines dans la sphère de la production, et se garder des machines qui nous asservissent dans la sphère privée, en accomplissant à notre place des tâches que nous pourrions avoir plaisir à accomplir par nous-mêmes. »
[1] Hegel, Principes de la philosophie du droit, §182. Traduction de JF Kervegan, PUF, Paris, 2013
[2] Ibidem, Addition au § 191, p 682
[3] Ibidem, § 194
[4] Ibidem, § 195
[5] L’anthropologie et la géographie sont, à ma connaissance, les deux seules autres « sciences humaines » qui prennent en compte le rapport des hommes à la nature.
[6] Livre I, 3ème section
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.