Le travail pénitentiaire
18/12/2019
Grâce à Christine, une collègue de DireLeTravail, et avec elle, j’ai pu rencontrer des prévenus de Fleury-Merogis pour les faire parler du travail qu’ils réalisent au sein de la prison. Ce qui m’a le plus surpris alors, ce n’est pas tant ce qu’ils en ont dit – les travaux qu’ils y font sont classiques et ont largement leur équivalent en dehors de la prison – que les valeurs qu’ils lui accordaient. Leur témoignage dévoilait, par contraste avec ce qu’expriment couramment les travailleurs libres, combien leurs conditions particulières de vie et les modifications que l’activité de travail y introduit déterminaient leurs représentations… et leur attrait pour la chose.
Dans le bâtiment dans lequel nous étions, deux catégories de travaux étaient proposés aux prévenus [1]. Ils pouvaient assembler des pièces dans des ateliers. Dans ce cas, il s’agissait pour eux, selon les jours, de coller, avec du scotch à double face, des échantillons dans des magazines, de remplir des coffrets de naissance distribués dans les maternités, de monter des présentoirs publicitaires pour des pharmacies ou des magasins, de fabriquer des chemises ou des classeurs, etc. L’autre possibilité consistait à exécuter des travaux d’intendance en tant qu’auxiliaire en cuisine ou à la blanchisserie ou à assurer la distribution des repas aux prisonniers ou le nettoyage des locaux.
En relation avec les enseignants qui, pendant l’année scolaire, assurent des cours au sein de la prison, nous avons animé un atelier d’écriture avec une quinzaine de ces détenus-travailleurs et mené des entretiens plus approfondis avec quatre d’entre eux. Après validation des récits par leurs narrateurs respectifs, nous les avons rassemblés dans un livret intitulé « Dire Le Travail des Détenus » [2].
Travailler en prison quand on y est incarcéré, c’est s’en évader
N’ayant aucune connaissance de leurs conditions de vie en prison, ni du parcours qui les y avait conduit, nous sommes allés, dès les premiers échanges dans l’atelier d’écriture, d’étonnement en étonnement. Ainsi, nous avions envisagé de les faire parler du métier qu’ils pratiquaient avant d’aller en prison. Mais leur réponse fut sans appel : « Mais nous, monsieur, avant d’arriver en prison, on n’avait jamais travaillé ! ». L’un d’entre eux nous a encore plus surpris en rompant cette belle unanimité : « Moi, si. J’ai travaillé avant, mais c’est ce travail qui m’a conduit ici » ! Dans une ambiance qui a été conviviale, rieuse ou émouvante, nous découvrions ainsi une société comme Usbek et Rica la France dans les Lettres Persanes.
Notre étonnement s’est encore accru quand plusieurs des participants nous ont déclaré que s’ils travaillaient en prison, c’était pour avoir des RPS ! Alors qu’à l’extérieur, le Droit du travail incite toutes les entreprises à les prévenir, en prison on les chercherait ? Mais les enseignants nous ont vite éclairés : les RPS pour un détenu, ce ne sont pas des Risques Psycho Sociaux, mais des Remises de Peine Supplémentaire.
N’ayant aucune expérience du travail (légal) auparavant, cela ne semblait pas évident à plusieurs détenus que ça leur plaise : « Avant en Roumanie, je n’avais jamais travaillé. Aussi, quand je suis arrivé ici, pour moi, le travail c’était une aventure, un monde que je ne connaissais pas du tout ». Pour un autre : « Je n’avais jamais travaillé en France avant d’être en prison, sauf quelques fois comme vendeur à la sauvette. Je travaille ici depuis 17 mois. Je n’aurais jamais pensé tenir aussi longtemps ! ».
Les raisons données par les participants pour lesquelles ils se sont déclarés, auprès de l’administration pénitentiaire, volontaires pour travailler, puis s’y tenir, sont étonnamment convergentes. Elles sont bien résumées par l’un d’entre eux : « Le travail ici, en prison, ça me permet de passer le temps, de sortir de ma cellule, de partager des moments avec des gens, de connaître des personnes et aussi de gagner un peu d’argent pour cantiner [3]. L’ambiance est géniale, c’est un boulot facile, on peut s’asseoir, être debout, on peut même manger des trucs parfois. Entre nous on discute, on fait des blagues, on se partage le boulot. Ça aide aussi à avoir des RPS pour sortir plus vite ».
Un autre expliquera : « Pour chaque travail, je prépare un modèle du travail à faire pour tout le monde. Le modèle est chaque jour différent. C’est ça qui est bien : il y a des nouveaux trucs à faire tous les jours ».
D'autres diront : « le travail c'est nécessaire dans la vie, mais ici c'est indispensable pour s'évader un peu » ou « ça me permet de me vider la tête » ou « Je suis plus heureux quand je travaille qu’en restant dans ma cellule ».
Dans un témoignage oral émouvant, l’un d’entre eux nous expliquera qu’il est condamné à une longue peine et qu’il ne sait pas quoi dire à son enfant lorsqu’il le voit au parloir et lui demande quand il va sortir. Pour lui, travailler, c’est ne pas penser à son triste destin. « Il aide à survivre » dira même un autre.
De son expérience du travail, un prévenu tirera une conclusion qui me semble être sous-jacente à beaucoup des propos que j’ai entendus : « Je travaille pour gagner un peu ma vie, pour les RPS, mais même sans les RPS et sans argent, je travaillerais quand même pour sortir de la cellule ».
Dans le monde de la liberté, nombreux sont les syndicalistes et les chercheurs en science sociale qui appellent à une émancipation du travail car celui qui y est proposé est souvent plus petit que l’homme. Mais en prison, même ces petites tâches sont vécues comme une émancipation par ceux qui sont condamnés à vivre dans quelques mètres carrés. Ce qui est petit pour leur humanité, ce n’est pas leur travail, c’est leur cellule.
La violence au détour du travail quotidien
Si les valeurs que ces détenus attachaient à leur travail furent pour nous un étonnement et une découverte, certains récits révélaient également, au travers de la relation de commandement ou de service avec des détenus, une autre spécificité de l’univers pénitencier. Les prisonniers en effet forment une population atypique en ce qu’elle concentre, plus qu’ailleurs, des personnes ayant subi et commis des violences. Pour éviter les tensions ou les apaiser au plus vite, il faut donc une habileté, une diplomatie, des stratégies que plusieurs nous ont décrites dans leurs récits.
L’un en témoigne ainsi : « Ce travail de distribution des repas demande d’être très patient (car) ça génère beaucoup de discussions (…). Ça peut prendre la tête, car il y a des personnes agressives : il faut faire attention à la personne qui (a faim et) attend pour manger ! ». Il poursuit : « Mais ça se passe bien pour moi : j’explique que je ne peux pas répondre à (ceux qui me demandent autre chose que ce qui est prévu pour eux) car sinon il va en manquer pour les autres. Je leur promets que le lendemain, j’essaierai de leur apporter ce qu’ils veulent. Et le lendemain, c’est ce que je fais. Quand quelqu'un s’énerve, je lui parle calmement, j’explique que ce n’est pas moi qui décide et que je ne peux pas faire autrement ».
Il raconte une expérience récente : « La semaine dernière, un nouveau détenu m’a demandé ce qu’il y avait à manger. Je lui ai répondu : « il y a des spaghettis avec du poisson ». Il m’a dit « OK ». Je lui ai donné son assiette et lorsque l’on a refermé la porte, il s’est mis à taper, taper… Le surveillant lui a demandé « pourquoi tu tapes ? » Il a dit « C’est quoi ce mangé ! Je ne mange pas ça ! » Il lui demandait pourquoi mais il répondait toujours : « Je ne mange pas ça, je ne mange pas ça ». Le surveillant a dit « Tant pis. On continue de travailler » (…) A 13h, un autre surveillant est venu me voir dans ma cellule pour me demander qui avait préparé la gamelle de ce détenu. J’ai dit « c’est moi ». Il a dit « Viens avec moi ». Nous sommes allés le voir. Il avait sorti son assiette devant la porte. Je l’ai ramassée, je suis allé jusqu'au chariot, j’ai jeté son plat et je l’ai remplacé par le plat végétarien. Je suis retourné avec le surveillant voir le détenu dans sa cellule et il m’a dit : « Merci beaucoup pour ça ». Pourtant, c’était presque la même chose. Je me suis dit qu’il ne devait pas aimer le poisson. Mais aujourd’hui, il a demandé le couscous - poisson : « Mets en beaucoup, beaucoup ». Je lui ai dit : « Maintenant tu manges du poisson ? ». Il a rigolé… ».
Il conclut : « C’est souvent comme ça avec les nouveaux. Les jours suivants, ça se passe mieux. Ils me connaissent et je prends le temps de comprendre ce qu’ils veulent et pourquoi ils refusent. J’essaie de trouver une solution car il y a beaucoup de choses sur le chariot ».
La relation de management n’est pas forcément de tout repos non plus : « il faut être diplomate, savoir parler aux gens sans s’énerver. Parfois, on prend le temps d’expliquer le travail à une personne puis quand on revient sur 30 pièces réalisées, 20 sont à jeter ». Or le contrôleur doit aussi rendre des comptes à son patron : « Le chef va me demander qui a fait les pièces ratées et même si je désigne la bonne personne et qu’elle sait qu’elle a mal travaillé, elle s’énerve ». Alors que le chef peut décider de laisser en cellule celui qui ne fait pas correctement le travail sans que ça n’ait de conséquence pour lui, ce n’est pas le cas des contrôleurs : « Ça peut faire des histoires ou des bagarres en promenade. Certains contrôleurs ont arrêté à cause de menaces ». Mais si ça se passe bien pour ce prévenu-contrôleur, c’est qu’il déploie des stratégies adaptées aux personnes et aux situations : « Moi je veux bien prendre du temps pour montrer à nouveau le modèle à réaliser, je fais même quelques pièces de plus pour celui qui est en difficulté ». Mais cela peut se révéler inopérant pour « celui qui est de mauvaise foi, qui rate beaucoup de pièces et qui ne l’admet pas ou attend que je parte pour les placer dans le carton avec les pièces validées ». Aussi a-t-il mis au point un dispositif régulateur : « J’ai fait pour chacun un carton avec son nom écrit dessus. Il met ses pièces dedans. Comme cela il n’y a pas de souci sur le nombre de pièces qu’il a faites, ni quand des pièces sont trop mauvaises et que je ne peux pas les prendre. On sait qui a fait quoi ».
Le travail pénitentiaire, facteur d’intégration ?
Les quelques témoignages, parfois touchants, que nous avons recueillis, ne font évidemment pas preuve. Néanmoins, je suis gagné par l’idée que le fait de donner plus de travail en prison au plus grand nombre de détenus possibles favoriserait probablement leur retour dans la vie libre.
Certains nous l’ont d’ailleurs déclaré : « Je suis arrivé ici il y a trois ans et je n’avais jamais travaillé avant. Quand je sortirai, je veux retourner dans mon pays. Je suis certain que je vais y travailler, peut-être dans la cuisine. Le détenu avec qui je partage ma cellule trouve que je fais très bien à manger (…) Dehors, je pourrais essayer de travailler dans un restaurant. J’ai appris un peu les étapes (…) J’ai aussi appris le français. Ça aussi, ça pourra m’aider à travailler dans mon pays ».
Il y a toutefois des freins à une réintégration par le travail, notamment autour de la qualification et de sa reconnaissance : « Moi, j’ai un métier. Je suis coffreur – menuisier dans le bâtiment. Mais je n’ai pas les diplômes qu’il faut pour pouvoir travailler en France. Je pense qu’aucune agence d’intérim n’accepterait de me donner une mission. Aussi, quand je sortirai, je partirai chercher du travail dans un autre pays ».
Les travaux que les détenus exécutent en prison sont plutôt considérés à l’extérieur comme des petits boulots et ils ne sont pas non plus nécessairement faciles à trouver. Il faudrait probablement pouvoir leur proposer des formations professionnelles et des travaux plus variés pour que cela puisse avoir un effet positif, ainsi qu’un accompagnement en sortie pour qu’ils ne retombent pas rapidement, faute de mieux, dans les travers pour lesquels ils ont été incarcérés.
Mais c’est une autre histoire…
[1] A Fleury-Mérogis, le bâtiment D5 est réservé aux prévenus. Ceux-ci sont des prisonniers en instance de jugement. C’est dans ce bâtiment que l’atelier d’écriture et les entretiens se sont déroulés, avec des prévenus qui étaient tous étrangers et possédaient une maîtrise variable du français.
[2] Projet du centre scolaire D5 – juin 2019
[3] Cantiner, en prison, c’est faire à la cantine des achats qui permettent d’améliorer son ordinaire : du tabac, de la nourriture, du savon, de la lessive… Les détenus touchent de l’administration 20 € par mois pour ces achats. Les rémunérations obtenues par leur travail, notamment pour ceux qui ne reçoivent aucun colis de leur famille, permettent ainsi d’accroître leur confort de vie.
Cher Michel,
je lis ton texte avec grand intérêt...émouvant...belle expérience qui me ramène à ce que j'ai pu voir cet été, et l'été précédent, à Avignon pendant le festival. Olivier Py a fait travailler des prisonniers du centre pénitentiaire Avignon-Le Pontet..._ prisonniers qui ont joué, "Macbeth "*une adaptation de la pièce de Shakespeare dans une salle de ce magnifique lieu qu'est La Chartreuse de Villeneuve...Dans un débat j'ai entendu Olivier Py parler de cet extraordinaire travail...avec les comédiens mais aussi ce qu'il a fallu entreprendre de fastidieux sur le plan administratif.
A la dernière de la pièce, tout le monde pleurait, tant les spectateurs que les comédiens, que les gardiens, que les deux metteurs en scène (O.Py et Enzo Verdet). Je pense que tu peux trouver des infos sur le net.
* c'était la cinquième année, la cinquième pièce, après le "Prométhée enchainé", "Les Perses", "Hamlet", "Antigone"
L.
Rédigé par : L | 24/12/2019 à 22:16
Merci Michel de nous faire entendre des prisonniers au travail. Tu relèves les coordonnées singulières du travail, liées à la condition carcérale, mais ces témoignages font également entendre le caractère "humanisant" du travail. Le délit, et plus encore le crime, met "au ban de la société", le travail les réintègre. C'est d'ailleurs pour ça que l'insertion professionnelle après la peine est fondamentale mais souvent manquante.
Rédigé par : Isabelle A. | 06/01/2020 à 12:43