La dernière frontière ["Le travail contre nature"]
04/04/2014
La conquête de la lune – enfin ce qui nous a paru un temps être tel – est un des symboles les plus manifestes du sentiment de puissance collective que peut faire naître en nous la maîtrise technique et le développement matériel . Elle en est l’acmé, les désillusions accourant depuis en masse, à mesure de la conscience universelle des menaces que notre développement fait peser sur notre planète ou des catastrophes qu’il met sous nos yeux.
21 juillet 1969, photographie prise depuis le lème. Source : NASA-JSC / Mosaïque et traitements (c) Olivier de Goursac, "Lune", Ed. Tallandier, 2009
Dans une philosophie de l’histoire inspirée de Hegel, l’Amérique serait un concept. Ce serait, au XVIII° siècle, celui de l’affranchissement de la monarchie et de la séparation de l’ancienne Europe, pour construire un nouveau monde de liberté et de conquête du bien-être. Il développerait ensuite son essence dans l’expression d’une volonté humaine, héroïque et tenace, d’atteindre de nouvelles frontières géographiques et techniques en vue de les dépasser : le Pacifique au XIX° siècle, puis l’espace au XX°.
Mais cette image est cruelle pour le mythe américain. Deux personnages rigides dans leur étoffe forment des petites tâches blanches au milieu d’un espace morne et gris. Seul le drapeau américain porte quelques flatteuses couleurs. Un soleil timide projette sur le sol une ombre en forme de pince, celle du véhicule lunaire. Ce qui semble ainsi les menacer est leur cordon ombilical, ce qui les rattache à la terre et à la vie, sinon absente.
Une image qui bruit du silence et de la magnifique solitude galactique dans lesquels nous nous affairons.
En 1969, des hommes ont réussi à atteindre la lune, y travailler et en revenir. L’événement fut diffusé sur toute la planète. Il a suscité une admiration universelle que résume bien la déclaration que fit Neil Armstrong lorsque son pied toucha le sol : « C’est un petit pas pour un homme ; un bond de géant pour l’humanité ». L’astronaute nous rappelait ainsi la longue chaine des connaissances pratiques qu’il a fallu que l’humanité découvre pour aboutir à ce résultat, et soulignait l’extraordinaire maîtrise technique à laquelle elle était parvenue. Mais si un enthousiasme compréhensible a pu saisir tous les contemporains de cette actualité inouïe, le recul que nous avons maintenant sur elle peut nous permettre de la voir autrement.
Elle fut vécue comme un exploit et la promesse d’autres progrès. Mais elle a aussi montré, sans que nous y soyons attentifs, que seule la nature terrienne pouvait nous accueillir. Aller sur la lune, c’est nécessairement apporter avec nous nos conditions de vie, les reproduire artificiellement : l’air que nous respirons, la température ou la gravité qui nous convient… Si des conditions identiques existent ailleurs que sur terre, nous ne savons pas où, et de toute façon, ce serait bien trop loin pour que nous puissions envisager une nouvelle colonisation.
Ce que nous avons aussi appris ce jour-là, c’est que nous ne pouvions pas faire fi de la nature car elle seule nous permet de vivre et que le monde matériel qui nous donne notre puissance nous la cache, ou encore qu’en allant sur la lune, nous étions peut-être dans la lune. Ce qui nous apparaissait comme une manifestation extraordinaire de puissance plaçait en même temps sous nos yeux la preuve de notre fragilité et de notre isolement galaxique.
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