Le chant du styrène d’Alain Resnais
14/05/2017
Ce mois-ci, je vous invite au cinéma pour vous faire découvrir un passionnant et intrigant court métrage sur la production industrielle. Il vous suffira d’ajouter un préfixe grec au complément de nom pour lever un coin du voile qui recouvre son titre énigmatique. En effet, le « polystyrène », composant de base de l’industrie plastique, est bien plus célèbre que son compagnon solitaire.
La beauté d’une miniature
L’homme se fait servir par l’aveugle matière.
Il pense, il cherche. Il crée. A son souffle vivant
Les germes dispersés dans la nature entière
Tremblent comme frissonne une forêt au vent
C’est sur ce quatrain de Victor Hugo [1] que s’ouvre le film. C’est lui qui en donne l’orientation et le questionnement, l’énigme à résoudre : qu’est-ce que ce pouvoir créateur de l’homme ? Quel est « ce souffle vivant » qui anime la matière et la met à son service ? Il lui donne aussi son rythme, son atmosphère. Le texte de Raymond Queneau qui accompagne les images est, comme lui, écrit en alexandrins ; il se prête avec une douce ironie, à la description d’une épopée, celle de la révolution industrielle, ce moment magique qui dure encore, où sous nos yeux éblouis, nous rendons la nature complice de nos rêves créateurs.
C’est aussi un film magnifiquement construit, une grande leçon de cinéma livrée sous forme miniature, le temps d’un court métrage. Alain Resnais s’est manifestement passionné pour cette œuvre de commande de la société Péchiney. Il aurait travaillé plus d’un an pour réaliser cette œuvre de quelques minutes. Pour rendre vivant et charmant le monde austère et rationnel de l’industrie chimique, il a fait feu de tout bois en mélangeant des ingrédients de qualité : un prologue animé de figures abstraites qui deviennent identifiables, le texte de Raymond Queneau, la voix de Pierre Dux, le sens du cadrage de Sacha Vierny, un rythme donné par la musique algorithmique de Pierre Barbaud, des travellings fouineurs et un montage nerveux. Ce film, dont Jean-Luc Godard fera l’éloge à sa sortie, c’est « une centaine de plans si harmonieusement soudés qu’ils donnent la fantastique sensation de n’être qu’un long plan-séquence, un seul et jupitérien travelling dont le phrasé prodigieux n’est pas sans évoquer les cantates de Jean-Sébastien Bach » [2].
Alain Resnais donne une ligne directrice à cette orchestration artistique, une idée qui la structure : « en partant de l’objet, retrouvons ses aïeux ». C’est un voyage à rebours auquel il nous invite, à une quête des origines.
Mais que dit ce film du travail ?
Cette usine n’est pas désertée. L’homme y est même très présent, mais sous forme discrète. Il apparait d’abord comme métonymie, douze fois de suite. Seules ses mains en effet apparaissent lors de l’ouverture des presses, pour détacher les objets plastiques de leurs moules.
C’est encore par partie qu’il apparait ensuite dans un beau mouvement typiquement cinématographique (3’37). Un ouvrier, caché par la plaque de polystyrène qu’il transporte, passe devant la caméra et découvre derrière lui, en s’éloignant, un opérateur assis devant un pupitre.
Un peu plus tard, après une série de plans sur les granules agités et colorés de polystyrène, le film remonte à l’étape précédente de la fabrication, lorsque le polystyrène prend la forme de joncs. Un ouvrier [3] apparait brutalement à l’écran, en train de surveiller la sortie de cordons bleus (5’16).
La caméra poursuit sa remontée vers la matière première. A l’issue d’un long travelling montant, apparaît un homme assis sur une citerne. Dans le plan suivant, une vue plongeante le montre en train de regarder le polystyrène dans son état initial : « regardez le bien, c’est la seule occasion pour vous d’apercevoir le liquide en question ».
Au total, si j’ai bien compté, on trouve une présence ouvrière dans 22 plans, sur la centaine que le film comporte. Ils sont d’ailleurs finalement nombreux à travailler dans l’usine comme le montre le traveling s’achevant en plan fixe sur leur sortie [4].
Néanmoins l’impression domine d’une absence humaine. Certains critiques d’ailleurs semblent n’avoir remarqué que l’insert d’un ouvrier vu de face (en 10’08) [5].
Cela tient à l’organisation qui prévaut dans l’industrie chimique : ce ne sont pas les hommes qui travaillent à la chaine, mais le produit qui circule en file indienne, passe par des tuyaux de toutes tailles, de lieux de stockage (silos, citernes…) en lieux de traitement (fours, machines…). Souvent, il ne devient visible qu’une fois fini. Il est alors transporté dans les entrepôts de l’usine d’où il sera expédié vers des plateformes de distribution. Les travailleurs, eux, sont bien visibles mais dispersés dans l’usine, pour suivre les différentes étapes de la production. On ne voit réunis ceux qui travaillent sur le même cycle horaire qu’à l’entrée et sortie de l’usine.
Mais pendant ce long procès, que font ces hommes [6] ? Quelle est leur contribution à la production ? Dans le film, on les voit exercer deux rôles différents : soient ils observent, contrôlent, surveillent (images 3 – opérateur à l’arrière-plan, 4, 5 et 7), soient ils manutentionnent (images 2 et 3 – opérateur du premier plan). Le premier rôle suppose, pour le tenir, une compétence que n’ont pas les machines ou les automates : résoudre en temps réel les problèmes ou les contradictions dès qu’ils apparaissent, voire les anticiper. Le deuxième suppose une dextérité et une adaptation à des formes et des situations variées que les robots ont bien du mal à reproduire. La rationalité des machines les rend aptes à traiter les régularités, fussent-elles complexes, mais pas les aléas, les erreurs, l’imprévisible, l’inattendu, l’informel qui est le propre du vivant.
Les hommes invisibles
Mais si les hommes, physiquement, sont discrètement présents dans l’usine, ils sont omniprésents par leurs œuvres.
Raymond Queneau parle ainsi du « chimiste » à qui vint « l’heureuse idée de rendre ces nuées solides et d’en faire d’innombrables objets utilitaires ». Il personnifie ainsi la longue chaine des scientifiques, des ingénieurs et des techniciens qui ont su créer, à partir de la nature elle-même, une matière inexistante à l’état naturel, le plastique, et mettre au point des processus industriels pour produire grâce à lui des objets aux formes les plus variées.
Ces hommes invisibles, ce sont aussi ceux qui ont bâti l’usine, cet édifice géométrique zébré de poutres, de tuyaux, de cuves, de citernes, de silos, formant des enchevêtrements complexes et savants.
Ce sont aussi ceux, employés dans les industries sidérurgiques et métallurgiques, qui leur ont fourni les matériaux nécessaires à ces constructions métalliques.
Alain Resnais dans son parcours régressif ne s’arrête pas là. Il sort sa caméra de l’usine à la recherche du pétrole et du charbon d’où sont extraits « ces produits essentiels, éthylène et benzène » d’où nait le styrène. Il va les trouver dans des raffineries, mais aussi dans des trains par lesquels ces minéraux transitent. On pourrait même remonter encore plus loin, jusqu’« à Bordeaux » ou « au cœur de l’Afrique », dans des mines de charbon ou des champs pétrolifères.
Étant remonté d’un produit fini, le bol en plastique, aux matières naturelles, le pétrole et le charbon, d’où il est finalement tiré, le voyage à rebours s’arrête là. Au-delà, en effet, ce sont les « obscures origines » sur lesquelles Resnais jette, dans ses derniers plans, des voiles de fumée.
Ce qui est au-delà de cet écran, ce n’est en effet plus le résultat du travail des hommes, mais l’œuvre de la nature, réalisée en des temps immémoriaux sur des centaines de millions d’années, bien loin de toute présence humaine. Le « chant du styrène » reste lui arrimé au champ clos du travail.
Arrivé au terme de ce parcours, il devient possible de lever plus complètement le voile sur l’énigme du titre qu’Alain Resnais a donné à son œuvre.
L’homme, maitre chanteur de la matière
Conformément au premier principe de l’analyse filmique, c’est dans le film qu’il faut d’abord aller chercher les réponses aux questions qu’il éveille en nous. Quelle histoire nous a t’il racontée ? Remis à l’endroit, c’est celle d’un mouvement créateur qui part d’une forme indifférenciée, un liquide à la consonance homérique, et s’achève dans la production de formes prosaïques et utilitaires. Ce mouvement, maitrisé de part en part par l’homme, ressemble au développement du vivant. C’est ainsi que peut s’interpréter le prologue animé. Des formes au départ abstraites se déploient comme peuvent le faire des crosses de fougères jusqu’à atteindre la perfection de leur forme finale. Ce ne serait donc pas tant un prologue [7] qu’une métaphore du film qui va suivre.
Mais pourquoi le « chant » du styrène ?
Ce titre fait évidemment référence à l’Odyssée et aux chants des Sirènes qu’affronte Ulysse. On peut donc penser que le jeu de mot fait du styrène et donc du plastique le vertige dans lequel la société de consommation tomberait. C’est l’interprétation que propose intelligemment Youri Deschamps, mais elle le renvoie à l’article « Plastique » des Mythologies de Roland Barthes [8] et non pas à Resnais. J’en préfère une autre plus intérieure au film et à ce qu’il montre :
Un liquide, fut-il « quelque peu explosif », lorsqu’il est inerte ne chante pas. Pour entendre sa voix, il faut le mettre en mouvement et qu’il se heurte à d’autres que lui, comme l’eau dans le lit d’une rivière. Le styrène est passif comme l'est un orgue ou un saxophone. Il ne chante que s’il trouve un maître qui en joue et l’anime. Ce maître chanteur, c’est l’homme. Le styrène est son instrument de musique et l’usine sa partition. Une déclaration de Raymond Queneau à propos du texte que lui avait commandé Alain Resnais étaye cette interprétation : « Le commentaire devait être une cantate. Je réussis à (le) convaincre de se contenter d’alexandrins. Mais il regrette toujours sa cantate ! » [9].
***
Post-scriptum cinéphilique
Je poursuis ici par deux observations faites pendant l’analyse du court-métrage, mais qui ne portaient pas sur le travail dans la pétrochimie, mais sur celui du metteur en scène.
Le chant du styrène est un documentaire, mais cela n’empêche pas Resnais de faire jouer certaines scènes. J’en trouve la trace par exemple dans le contrôle de la sortie des joncs (image 4) ou dans la descente de l’ouvrier à la tête blonde le long d’une rampe métallique et sa déambulation entre deux points de contrôle (de 9’47 à 9’58). Quant à l’ouvrier qui nous regarde de face (image 7), c’est Sacha Vierny, le photographe du court-métrage, qui l’incarne. Cet insert ressemble à un « private joke » avec renversement des rôles : tel est vu qui croyait voir, tel est pris qui croyait prendre. Le tout évidemment dans une salle de contrôle !
Je me suis par ailleurs demandé si en 9’38 (image 6), Resnais avait filmé une entrée ou une sortie d’usine. J’en suis arrivé à la conclusion qu’il s’agissait d’une sortie pour trois raisons esthétiques. On ne peut être un cinéaste sans avoir en tête les premières images de son art. La référence à la sortie de l’usine des Frères Lumière est donc possible, bien que cette dernière soit filmée de face. Ensuite, les ouvriers marchent de la gauche vers la droite ; ils vont donc dans le sens de la lecture que l’on rapproche logiquement à une sortie. Enfin, et c’est là l’indice le plus puissant, le plan est d’abord filmé à travers une grille, puis la caméra se déplace jusqu’à une vue plein cadre sans obstacle. C’est l’idée d’une libération qui est donc filmée. Cela renvoie à la représentation commune du travail salarié : c’est un asservissement temporaire qui heureusement à une fin.
Enfin, je profite de ces dernières lignes pour remercier Thibault, mon fils, qui m’a fait connaître cette belle œuvre. C’est à lui que je dédie cet article. A son attention et pour ceux qui sont intéressés par l’analyse filmique, je laisse ici en téléchargement les Notes sur Le Chant du styrène que j'ai rassemblées pour rédiger ce texte.
[1] Victor Hugo, « Ce siècle est grand et fort. Un noble instinct le mène », poème du recueil Les voix intérieures (1837)
[2] Jean-Luc Godard, article « Chacun son Tours » dans Les Cahiers du Cinéma, n°92 (février 1959)
[3] Voir la notice cinéphilique, en post-scriptum de l’article.
[4] Voir la notice cinéphilique, en post-scriptum de l’article.
[5] Jérémie Couston, par exemple, écrit qu’il a vu un « monde industriel déserté par l'homme (on aperçoit à peine un ouvrier) » (Critique parue dans le Télérama du 12/04/2008).
[6] L’industrie chimique se caractérise par un fort taux d’emploi de cadres, ingénieurs et techniciens. Ces travailleurs n’apparaissent pas dans le film car celui-ci est centré sur les opérations de fabrication.
[7] Le générique du film indique que Roland Pontoizeau était en charge des effets spéciaux. C’est donc à lui que l'on doit ce dessin animé.
[8] Youri Deschamps, article « Arpenteur de l'image lunaire » dans la revue Eclipses (2010). Voir les « Notes sur le chant du styrène », à télécharger en fin de cet article.
[9] Claire Vassé, article paru dans Bref n°48, février 2001, page 53. Bref est une revue éditée par l’Agence du court métrage.
Merci pour ce bel article sur une petite perle de Resnais!
Rédigé par : laura | 10/02/2018 à 15:42