Onzième lettre

Titre Encre de Chine

 Rentré en France, je me suis dépêché d’achever cette lettre commencée en Chine, afin de ne pas perdre de motivation comme ça avait été le cas la dernière fois.

La voici. Je vous souhaite une bonne lecture.

Le Lac de l’Ouest et l’esthétique chinoise

Le Lac à l’Ouest de Hangzhou est célèbre en Chine depuis les dynasties Tang et Song (618-1279). De nombreux peintres et poètes renommés de ces époques l’ont pris comme thème. Sa célébrité a même franchi les frontières de la Chine et atteint la Corée et le Japon. De nombreux jardins ou parcs dans d’autres villes ou régions ont souvent cherché à reproduire ses paysages car ils étaient considérés comme une sorte d’aboutissement, de perfection à laquelle pouvait atteindre l’action conjointe de la nature et de l’homme [1]. Aujourd’hui, intégré au patrimoine culturel mondial, il est une destination très prisée.

On peut facilement en faire le tour à pied.

C’est ce que j’ai fait, sans vraiment comprendre pourquoi il bénéficiait d’une telle aura. J’ai pris beaucoup de plaisir à l’arpenter, mais comme j’en ai chaque fois que je me promène dans un parc public à m’amuser de la « vie légère » chinoise (voir « wan ou la vie légère » dans la sixième lettre).

J’en serai resté là, content de mon périple, si je n’avais pas, par curiosité, visiter le Musée du Lac de l’Ouest. J’ai en effet compris là quelque chose de l’esthétique chinoise qui m’avait jusqu’alors échappée.

Depuis la dynastie des Song du sud (960-1127), les peintres de cour ont souvent produit des peintures du Lac de l’Ouest en leur donnant des « noms poétiques en quatre caractères ». Parmi les nombreuses scènes ainsi peintes, dix ont été retenues par l’empereur comme les plus admirables. Cette approche a ensuite progressivement été appliquée aux autres paysages uniques de Chine qui prirent le nom de « Lieu pittoresque nommé poétiquement ».

En voici deux exemples tirés des Scènes du lac de l’Ouest réalisées sur feuilles de soie par Yǒng Róng 永瑢, un peintre calligraphe du XVIII° siècle.

1 Lac de l'ouest c
« Bananiers et rochers sur le son d’une cithare » Jiāo shí míng qín 蕉石鸣琴
1 Lac de l'ouest d
« Ceinture de jade arc-en-ciel sous un ciel clair » Yù dài qíng hóng 玉带晴虹

Les bulldozers ont substantiellement modifié l’environnement du Lac de l’ouest. Sur plus d’un tiers de son parcours, de ses rivages on peut voir des bâtiments de grande hauteur dont l’élégance reste à démontrer.

1 Lac de l'ouest f1
Lac de l'ouest. Vue aérienne

En 1984, pour reprendre la tradition impériale, de nombreuses institutions de la région ont lancé un processus de consultation publique pour sélectionner « dix nouvelles vues du Lac de l’Ouest ». Cette démarche a été renouvelée et, en 2007, du fait des nombreuses opérations de protection du Lac engagées depuis son inscription sur la liste de l’UNESCO, une 3° sélection a été opérée que le musée présente. Je reproduis ci-dessous quelques uns de ces « sites pittoresques nommés poétiquement » que je n’ai pas su voir.

1 Lac de l'ouest f2
« Lune d'Automne sur le Lac Paisible » píng hú qiū yuè 平湖秋月
1 Lac de l'ouest g
« Neige Résiduelle sur le Pont Brisé » duàn qiáo cán xuě 断桥残雪
1 Lac de l'ouest h
« Le Chant des Loriots dans les Saules » liǔ làng wén yīng 柳浪闻莺
1 Lac de l'ouest i
« Les Deux Pics perçant les Nuages » Shuāng fēng chā yún 双峰插云
1 Lac de l'ouest j
« Trois Étangs reflétant la Lune » sān tán yìn yuè 三潭印月

Ces traductions sont évidemment des trahisons. Elles ne rendent compte ni du caractère synthétique des expressions, impossible à restituer en quatre syllabes françaises, ni des références culturelles chinoises qui y sont associées.

Ce que ces images permettent toutefois de comprendre, c’est qu’un « lieu pittoresque nommé poétiquement » est l’union intime d’un lieu et d’un moment. C’est une expérience sensible qui mobilise tous les sens. C’est ce que j’ai compris aussi en regardant ces caméras tournés vers un coucher de soleil sur le lac Kunming du Palais d’été, pour le capturer.

1 Lac de l'ouest k
Attendre le coucher de soleil sur le lac Kunming (Palais d’été, Pékin)

C’est ce qu’Henri Cartier Bresson appelait l’ « instant décisif », auquel il n’associait toutefois pas d’expression poétique.

Me revient aussi à l’esprit, pour faire un second lien avec l’esthétique occidentale, cet auto-documentaire de Jean-Luc Godard. On y voit son équipe de tournage arrêté sur la bande d’urgence d’une autoroute en Suisse en train de filmer un coucher de soleil. Arrivent des policiers qui demandent à l’équipe de partir car on ne doit pas stationner sur les bandes d’urgence. Godard alors intervient pour leur expliquer que « justement, il y a urgence ! ».

Vœu pour une prochaine réincarnation

Le Jiāngxī  江西 est une des plus belles campagnes de Chine. Au Printemps, elle se couvre de fleurs de colza qui viennent colorer ses paysages. Je m’y suis rendu quelques jours pour en profiter.

Huánglǐng 篁岭 est un village réputé pour ses points de vue sur les champs jaunes qui dévalent de ses collines. Je pensais pouvoir admirer ces paysages. Mais quand je suis arrivé sur place, j’ai découvert deux choses : la première, que le site est classé 5A et donc très fréquenté ; la deuxième, que pour monter dans les hauteurs et s’arrêter aux différentes plateformes, il fallait emprunter un téléphérique, ce que le vertige m’empêchait d’oser faire (voir dixième lettre, « Deepseek, guide de la Chine rurale »).

Au guichet du site, je dis à la guichetière que je voulais monter à pied. Elle me répond, surprise, qu’il vaut mieux compte-tenu de mon âge que je prenne le téléphérique et que ça ne me couterait, en tant que sénior, que 65 yuans. J’insiste. Elle m’informe alors qu’il n’y a pas de chemin, mais seulement des pistes que les paysans empruntent pour aller dans leurs champs. Devant mon obstination, elle m’indique qu’il y en a qui partent juste derrière le bâtiment des téléphériques.

C’est là où je me suis donc rendu. J’ai commencé à gravir les pentes. Il n’y avait personne dans les champs, seulement des cabines qui passaient au-dessus de ma tête. Assez vite, je me suis rendu compte que je ne pourrais pas aller très loin comme ça, d’une part parce que les pistes partent dans toutes les directions et que je n’avais aucun moyen de savoir lesquelles emprunter, et d’autre part qu’elles étaient très étroites par endroit me confrontant à des vides inquiétants sous mes pieds. J’ai donc rebroussé chemin et me suis d’ailleurs un peu égaré au retour alors que je n’étais monté que de deux ou trois cents mètres.

Voici pris par d’autres ce que j’aurais pu voir.

 

J’étais évidemment déçu de moi-même. Sartre écrit quelque part que le vertige n’est pas la peur du vide, mais la peur de soi face au vide, la peur de s’y précipiter. C’est profondément juste, et injuste. Les phobies tombent sur nous un peu comme la pluie. Certains en ignorent l’existence et d’autres les subissent. Ceux qui n’ont pas celle-ci peuvent avoir celle-là, incompréhensible pour ceux qui ne l’éprouvent pas.

C’est décidé. Pour ma prochaine réincarnation, je veux être alpiniste pour pouvoir admirer tout ce dont m’a privé l’actuelle.

Tant pis si vous êtes sur le trajet du TGV…

Dans le Jiāngxī, plusieurs villages ont gardé leur habitat traditionnel. Lǐkēng 李坑, le premier que j’ai visité, n’était qu’à quelques kilomètres de mon hôtel. Lorsque je suis descendu du taxi à l’entrée du site, j’ai cru d’abord m’être trompé d’endroit. Le village est en effet assez loin de cette entrée et voilà ce que j’ai d’abord vu.

3 Likeng a
Viaduc ferroviaire à l’entrée de Lǐkēng

Passé ce moment d’étonnement, je me suis promené dans le village effectivement charmant, même si chaque maison sur la rue qui longe la rivière est un commerce pour touristes.

 

Par chance le viaduc est ferroviaire et à la pollution visuelle ne s’ajoute donc pas de pollution sonore. Dans l’après-midi je n’ai entendu que deux trains passés, toujours trop vite pour pouvoir les suivre des yeux.

La Chine a investi des sommes colossales pour développer les infrastructures de transport à travers tout le pays. C’est une des raisons de son succès économique. Les lignes de TGV sont de plus en plus nombreuses. La grande vitesse ferroviaire exigeant des lignes droites et de faibles pentes, j’imagine que les ingénieurs ont dû faire des tracés à la règle sur des plans, sans trop de préoccuper de ce qu’il y avait sur le chemin. En tout cas, un jour, les villageois de Lǐkēng ont découvert que la ligne passait chez eux. Ils ont peut-être protesté, mais cela n’a pas eu d’effet. Ils ont maintenant un solide pont bétonné très moderne qui s’ajoute au charme de l’ancien préservé du village…

Mais comme maintenant l’édifice est là, autant saisir les opportunités qu’il offre. L’espace entre deux de ses jambes ont permis ainsi d’y loger, bien à l’abri, un terrain où les jeunes de Lǐkēng peuvent s’entrainer à passer des paniers !

3 Likeng f
Lǐkēng, terrain de basket sous le viaduc

Apprendre de l’expérience. Le cas Wǔhàn ?

C’est en janvier 2020 que, pour la première fois, j’ai entendu parler de 武汉 Wǔhàn. Peut-être vous en souvenez-vous ? A l’époque, des reportages étaient diffusés sur le marché de gros de cette ville chinoise, qui semblait être le lieu d’origine de la transmission d’un nouveau virus d’une espèce animale vers l’homme : le covid. A coup sûr, vous vous souvenez de la suite…

Je n’avais pas prévu d’y passer. Mais en regardant comment je pouvais me rendre en train de Wuyuan à Pingyao, je me suis rendu compte que Wuhan était sur la ligne de TGV et ferait une excellente étape. Finalement, j’y suis resté 5 nuits.

Mon hôtel n’était qu’à un quart d’heure en vélo de ce marché. Par curiosité, je m’y suis rendu au petit matin pour voir ce qu’il était devenu et quel genre de « marchandises » on y trouvait désormais. Mais arrivé là, j’ai trouvé porte close. Il fallait montrer patte blanche devant une lucarne grillagée pour pouvoir entrer.

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La porte du marché de gros de Wǔhàn

A côté, il y avait cette affiche.

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Affiche annonçant l’ouverture du nouveau marché de gros de Wǔhàn

 Elle informait du déplacement du marché de gros qui est désormais implanté à 20 km au nord-est de la ville, dans ce qui est devenu « le plus grand centre commercial de distribution de produits agricoles du centre de la Chine », capable d’approvisionner en 3 heures, 70 % des grandes et moyennes villes de Chine. Sur une zone de construction de plus de 200 hectares, il rassemble cinq marchés professionnels : « les fruits internationaux, les fruits de mer et produits aquatiques, les légumes, les produits congelés et le centre de commerce des produits agricoles secondaires ».

Il n’est plus fait mention dans cette liste des produits carnés. Interrogé, mon robot conversationnel m’a d’abord confirmé que le marché de gros avait été fermé suite à l’épidémie de covid et que la commercialisation d’animaux sauvages était en Chine désormais interdite. C’est tout ce que j’ai eu le temps de lire car après avoir rédigé une longue réponse, très argumentée, il a tout effacé pour lui substituer sa réponse standard agaçante : « Désolé, cela dépasse mes compétences actuelles  ». C’est évidemment faux. Il avait trouvé la réponse, mais s’est après coup ravisé en me demandant de « (parler) d’autre chose ». C’est bien dommage, car je ne vois rien de répréhensible dans le fait de corriger ses pratiques compte-tenu de l’expérience.

C’est d’ailleurs ce que la langue chinoise distingue très bien car elle dispose de deux mots pour parler de l’expérience. Il y a  jīnglì 经历, une expérience qui est un simple vécu. Quelque chose qu’on a fait, dont on se souvient. Par exemple, je pourrais évoquer celle-ci : « J’ai essayé de monter sur les collines qui entourent Huánglǐng pour voir de beaux points de vue sur les champs de colza, mais je n’y suis pas arrivé ». Et puis, il y a jīngyàn 经验. C’est aussi une expérience, mais qui m’apprend quelque chose, dont je tire un enseignement, un savoir.

En français, le mot seul ne permet pas cette distinction. Il lui faut un contexte. Par exemple : « A t’il beaucoup d’expérience ? », s’inquiètera t’on au sujet du cardiologue qui va arrêter votre cœur le temps de vous faire un pontage…

Le yán zhí 颜值, score de beauté du visage

J’ai découvert récemment l’existence d’un concept d’usage commun en Chine, le yán zhí 颜值 que l’on peut traduire par « score de beauté du visage ». Connaissant le goût chinois pour les conversions des qualités en quantités, j’ai interrogé mon robot conversationnel pour savoir comment était construit ce score. Je m’attendais à voir rejeté ma requête comme il lui arrive de temps en temps de le faire. Au contraire, sur ce sujet, il était très loquace. Il finissait même ses explications en me suggérant de nouvelles investigations.

Voici, tiré du flot de ces informations, de quoi éclairer les représentations chinoises contemporaines sur la beauté.

Le score peut être attribué aussi bien aux femmes qu’aux hommes, certains critères leur étant communs, et d’autres spécifiques. Dans le commun, on trouvera la peau lisse et claire (l’idéal étant la "peau de porcelaine" 白净), la symétrie du visage (比例协调) ou des dents blanches et alignées. On attendra plus particulièrement des femmes, de grands yeux avec une "double paupière [2]" (双眼皮) et des pupilles claires, un nez fin et droit (高鼻梁), un visage ovale (鹅蛋脸) ou en cœur (瓜子脸), des lèvres pulpeuses mais naturelles… ; des hommes,  des yeux profonds avec un regard "perçant" (眼神犀利), les paupières pouvant être indifféremment simples ou doubles,  des sourcils épais et bien dessinés (剑眉, "sourcils en épée"), une mâchoire carrée mais pas trop (fāng liǎn 方脸 est un signe de masculinité)…

Le yán zhí privilégie le visage, mais ne s’y limite pas. Les femmes avec une silhouette en "lignes douces" (瘦但有曲线) et une taille fine[3] seront avantagées ; ce sont celles qui peuvent porter avec grâce le qípáo 旗袍.

5 Yan zhi a
Le qípáo des « années folles » à Shanghai

Les hommes de grande taille (idéalement 1m80), un peu musclé mais sans excès, le seront également.

Ce découpage en tranche de la beauté permet sa quantification. Il suffit en effet d’accorder un poids à chaque critère utilisé puis une notation par critère. Le score s’exprime alors en pourcentage, selon une échelle d’après laquelle une beauté est au-dessus de la moyenne à partir de 70%, et devient très rare au-dessus de 90%.

Mon informateur m’a demandé plusieurs fois si je voulais connaître mon yán zhí et me proposait trois méthodes – il est scolairement structuré le bonhomme – : s’auto-évaluer sur la base des critères évoqués ou  demander l’avis de gens autour de soi pour les deux premières. Mais c’est la troisième qui m’a surprise : utiliser une application chinoise de notation du visage. Il m’en a même fourni une liste alors que je ne lui avais rien demandé :  Měitú 美图, Jīméng 激萌, Bǎidù AI 百度AI, Dǒuyīn 抖音 (le nom de TikTok en Chine). Il est allé jusqu’à m’expliquer comment procéder : prendre un selfie sans maquillage et sous une bonne lumière ; utiliser un filtre yánzhí jiǎncè 颜值检测 (détection de l’apparence) et sur cette base l’application « te fournira une réponse en pourcentage ». 

Il est probable que le yán zhí sous cette forme quantitative soit d’apparition récente. Elle n’existait évidemment pas à l’époque de Mao Tsé-toung. Yán zhí gāo 颜值高, l’expression traditionnelle, signifie simplement « belle apparence ».

En revanche, à l’époque impériale, la beauté était un critère de choix des épouses et concubines. J’ai assisté à Píngyáo a un spectacle qui mettait en scène les surprenantes règles d’évaluation de la beauté féminine à l’époque de la dynastie Qing, la dernière dynastie régnante. Il n’y ait pas question de pourcentage, mais… Regardez !

Pour compléter ce que vous avez compris, voici un résumé de cette scène :

Au début, les autorités responsables de la sélection examinent en détail les caractéristiques physiques des candidates, telles que la taille de leurs pieds, la longueur de leurs ongles et les lignes de leur paume. Le premier critère est la taille des pieds. Ils doivent être de trois pouces d'or et donc pouvoir tenir dans le bol que l’on présente à chacune des candidates.

Les officiels passent ensuite en revue les jeunes filles qui sont issues de différentes familles : les Wang, les Liang, les Li… Ils portent une attention particulière aux traits de leur visage, aux yeux, au nez, au teint, recherchant une beauté naturelle sans artifice.

A l’issue de la troisième ronde de sélection, ils finissent par choisir la fille aînée de la famille Liu. Cette jeune fille de seize ans se distingue par son élégance et sa bonne éducation.

Zhao Yishuo fait alors part à la jeune femme de son souhait de l'épouser, espérant qu'elle portera l'héritage des Zhao. La jeune femme accepte cette proposition et s'engage à donner des descendants à la famille Zhao.

Le processus se conclut par une cérémonie de salut.

Dans Le palanquin des larmes [4] que je lisais à cette même époque, on trouve un témoignage sur ce même sujet, celui de Chow Ching Lie, une femme née en 1936 à Shanghai.

« On disait qu’il y avait trois beautés chez la femme » dit-elle « celle des yeux, celle du nez, celle de la bouche — et que la peau blanche valait à elle seule ces trois beautés » (…) Belle, il est vrai que je l’étais, avec un nez et des yeux plus grands que ne les ont habituellement les Chinoises, et cette peau blanche d’Européenne qui représentait alors un idéal envié ».

Cette beauté devait lui coûter cher. Elle fut mariée contre son gré, à 13 ans, au fils d’une des plus grandes fortunes de Chine. Quelques mois plus tard, la République Populaire interdisait tout mariage réalisé sans le consentement des époux…

Un supplice chinois

Dans la vieille ville de Píngyáo 平遥, j’ai visité le Yámén 衙门 qui est le nom donné aux Centres locaux de gouvernement sous l’Empire. C’est là notamment que se tenait la Cour de justice. La visite était assez banale dans sa première partie, et s’est nettement échauffé dans la seconde lorsque je suis passé devant les lieux d’emprisonnement qui présentaient les procédés et instruments de torture et d’exécution des peines dans la Chine ancienne [5]

Je vous ai épargné ici les images les plus crues des sévices subis par les condamnés ainsi que les textes décrivant avec moult détails les « cinq châtiments » en vigueur dans l’Empire depuis les Han [6], hiérarchisés en fonction de la nature du crime.

J’étais assez surpris d’une telle exposition des horreurs faites à l’homme. Elle m’a rappelé le traumatisme qu’enfant j’avais subi en visitant avec mon père, tout jeune alors, à Clermont-Ferrand je crois, des salles consacrées à la résistance où étaient aussi exposées des photos des méthodes et instruments de torture SS.

L’expression de « supplice chinois » m’est alors venue à l’esprit et je me suis demandé d’où elle pouvait venir. J’ai interrogé Le Chat, le robot conversationnel français. Il m’a répondu qu’elle datait probablement du début du XX° siècle, et m’a renvoyé [7] sur une photo du « fonds Colbert » [8].

6 Supplice chinois h
Le supplice de la cage

Voici le commentaire qui accompagne cette image sur le site EHNE où je l’ai trouvée : « Cette photographie, sans doute la plus violente du fonds Colbert, répond à cette idée répandue en particulier au début du XXe siècle selon laquelle les supplices seraient l’un des éléments culturels les plus inventifs, et de fait, attrayants de la Chine. Celui représenté ici questionne nécessairement l’authenticité de la scène, le supplicié est-il véritablement un condamné à mort ou bien la scène est-elle jouée pour la photographie ? Il conviendra de remarquer que l’image représentée sur cette plaque photographique est tronquée, bien plus étroite que les autres. Ce cadrage resserré vise à concentrer le regard sur l’épisode de torture plutôt que sur ses potentiels observateurs.

Le supplice en question est celui dit de la cage. Le condamné subit ici une mort lente : enfermé dans une cage en bois, il est contraint de se tenir debout, sa tête étant maintenue dans une cangue. Ses pieds doivent reposer sur un tas de pierre, que le bourreau retire peu à peu, et que la famille du condamné peut replacer contre une somme d’argent. Contraint de se tenir sur la pointe des pieds, les vertèbres cervicales se brisent jusqu’à la mort de l’individu ».

Brrrr, ça fait froid dans le dos…

Mais pourquoi avoir attribué à un peuple en particulier, ce qui malheureusement a existé à de nombreuses époques et dans de nombreuses civilisations, y compris la nôtre ? J’étais alors en pleine lecture d’un roman de Lao She, Messieurs Ma, père et fils et j’ai cru y trouver un début de réponse. Le roman se passe à Londres où les deux Ma ont émigré, peu après la première guerre mondiale. Lao She s’y exprime en termes très durs sur le racisme et le mépris britannique à l’égard des Chinois :

« S’il y avait vingt-cinq Chinois, on rapportait qu’il y en avait cinq mille. De plus, chacun de ces diables à face jaune fumait l’opium, s’adonnait au trafic d’armes, cachait sous son lit les victimes qu’il avait tuées, violait les femmes sans distinction d’âge et se livrait à mille autres méfaits passibles des plus cruels supplices (…) Tous les romans, toutes les pièces de théâtre, tous les films qui dépeignaient des Chinois étaient fondés sur des légendes et des rapports de ce genre. Ainsi, ces mythes s’incrustaient à jamais dans l’esprit de tous ceux qui lisaient ces romans ou voyaient ces films et ces pièces de théâtre (…) Les Chinois devenaient les plus sournois, les plus sales, les plus répugnants, les plus abjects de tous les bipèdes de la création. ».

Il en trouve la raison dans un fait simple : « Au XXe siècle, un homme valait ce que valait son pays : si son pays était fort, il méritait d’être appelé un « homme », s’il était faible, c’était un chien ! (Chinois), il est temps de relever la tête ! Sinon vous serez toujours des chiens ! ».

Le touriste chinois

Ayant appris d’une voisine Chinoise hébergée dans le même hôtel que moi à Píngyáo, qu’elle venait de faire six heures de route aller-retour, avec un petit groupe rassemblé par une Agence de tourisme, pour aller voir pendant une demie heure les chutes de Húkǒu 壶口 sur le fleuve jaune, je me moquais gentiment d’elle.

Fatiguée, mais très heureuse de son expédition, elle renchérit sur l’ironie, en me contant cette blague où des Chinois se moquent d’eux-mêmes :

中国式的旅游

上车睡觉

下车尿尿

到了景点就拍照

问去了哪里都不知道

Le tourisme à la chinoise
Ils montent dans le bus pour dormir
Ils en descendent pour faire pipi
Arrivés devant l'attraction, ils prennent des photos

Si vous leur demandez où ils sont allés, ils n'en savent rien

Le pavillon des pivoines

Je souhaitais profiter de ma dernière semaine à Pékin pour assister à un opéra chinois. Au théâtre  Jíxiáng 吉祥, créé en 1904 et reconstruit sous sa forme première au septième étage d’un immeuble moderne, se jouait le Pavillon des pivoines (牡丹亭 Mǔdān tíng), une célèbre pièce du répertoire.

8 Théâtre Jixiang
Théâtre Jíxiáng, vu depuis la scène

J’ai hésité quelque temps, en me demandant si ce n’était pas un peu téméraire, le spectacle n’étant donné qu’avec des surtitres en chinois. Puis je me suis dit que je pouvais toujours me préparer avant la séance en m’informant sur le contenu de la pièce et en en visionnant un extrait sur internet. J’ai finalement décidé d’acheter un billet.

Voici ce que je savais de l’intrigue en entrant dans la salle :

Acte 1 : Dù Lìniáng (杜丽娘), une jeune fille confinée dans le gynécée, se promène au printemps dans le jardin familial. Submergée par la beauté des pivoines, elle s'endort et rêve d'un jeune lettré qu’elle n’a jamais rencontré et qui se révèlera être Liǔ Mèngméi (柳梦梅). Elle en tombe éperdument amoureuse et meurt de mélancolie.

Acte 2 : Mèngméi, quelques années plus tard, séjourne dans ce jardin où est enterrée la jeune fille. L’esprit de Lìniáng y erre encore et ils s’y rencontrent. Sous l’influence d’une vision, il exhume son corps et elle ressuscite par la puissance de leur amour.

Acte 3 : Mèngméi vient annoncer à Dù bǎo 杜宝, le  père de Lìniáng, que sa fille est revenue à la vie. Celui-ci est un haut fonctionnaire, rationaliste et rigide. Il refuse de croire aux fantômes et à la résurrection, même quand il est mis en présence de sa fille. Il pense que Mèngméi est un imposteur et le fait jeter en prison pour sorcellerie et profanation de tombe. L’empereur est informé de l’affaire avant que la sentence de mort ne soit exécutée. Eclairé par Pànguān 判官, le juge des enfers, qui confirme la résurrection de Lìniáng, il ordonne la libération de Mèngméi et légitime son mariage. Dù bǎo, contraint par le décret impérial, finit, à contre cœur, par accepter la situation.

Voici des extraits des deux premiers actes. Vous pouvez, si la durée de l’ensemble – onze minutes – vous effraie, allez directement à certains d’entre eux : Lìniáng et sa servante (début) ; chant de Lìniáng (1.59) ; le rêve de Lìniáng (2.40) ; la danse des pivoines (5.40) ; l’esprit de Lìniáng apparait à Mèngméi (6.40) ; Lìniáng ressuscitée (9.40) ; salutations (10.50)

J’ai été séduit par la beauté des habits de scène, par les mouvements savants des mains et des doigts des actrices, les maquillages, les expressions, les masques, les façons codées de marcher… Tout cela, je suis parfaitement capable de l’apprécier, d’y prendre plaisir. En revanche, la musique traditionnelle chinoise pourquoi est ce que je n’y arrive toujours pas ? Ce n’est pas faute d’insister, ni de volonté de m’acculturer.

Cela m’étonne d’autant plus que, dans l’autre sens, nombre de Chinois savent eux apprécier la musique classique européenne…

Acrobaties chinoises au Théâtre rouge

L’acrobatie, ça parle à tout le monde : de nos corps et de ce que certains sont capables de faire avec.

A Pékin, je suis aussi allé au Théâtre rouge, un lieu que beaucoup d’agences de voyage intègrent dans leur tour de la capitale car il s’y produit un spectacle d’acrobaties qui à l’avantage d’être court et de reposer les organismes de leurs clients, soumis à rude épreuve.

9 Théâtre rouge
Sortie du théâtre rouge

Mais il serait injuste de ne pas relever qu’il est aussi et d’abord de grande qualité. En voici quelques extraits autour de trois numéros, voltige acrobatique, fildefériste et vélo acrobatique.

En guise de conclusion (provisoire)

J’adore voyager, en couple ou avec mes enfants ou avec des amis. On partage beaucoup de choses et on fabrique des souvenirs communs qui vont durer. Mais ce ne sont pas les mêmes voyages que ceux qu’on fait seul.

Partir seul, c’est accepter sa vulnérabilité et c’est du fait de cette acceptation, permettre à ceux qu’on rencontre fortuitement et qui le souhaitent, d’entrer en relation avec nous, d’éventuellement nous aider. A plusieurs, nous sommes comme une forteresse, plus impénétrable, imprenable.

Ce ne sont pas les mêmes voyages… Il faut aimer les deux pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils apportent.

*****

C’est ici que s’achève cette Encre de Chine.

N’hésitez pas à déposer un commentaire ou les lire s’il y en a. Il suffit de cliquer  sur la rubrique COMMENTAIRES qui figure sous les notes, pour en ajouter ou les consulter.

A bientôt,

民心

 

[1] C’est par exemple le cas du lac Kunming qui borde le Palais d’été à Pékin. C’est un lac artificiel créé sur le modèle du Lac de l’Ouest par les empereurs Qing qui en étaient de grands admirateurs.

[2] J’ignorais l’existence de cette distinction avant de venir en Chine. La double paupière présente un pli visible qui la divise en deux parties distinctes ; les paupières simples sont d’un seul tenant. Les doubles paupières seraient légèrement majoritaires  en Chine et plus fréquentes dans le nord que dans le sud.

[3] La "taille A4" (A4 腰) est valorisée : on peut la cacher derrière une feuille d’un format A4 !

[4] Chow Ching Lie, Le palanquin des larmes, récit recueilli par Georges Walter, Robert Laffont, 1975

[5] « La prison occupait un espace de 1700 m². Les pièces encore visibles aujourd'hui sont les salles des châtiments légers, la salle de visite et le temple de la prison. D'autres bâtiments, dont la salle des châtiments sévères et le cachot d'eau, ont été détruits. C’est la seule prison de la dynastie Qing encore existante ; elle a été utilisée jusqu'aux années 1960 » (Source : panneau introductif de la prison du Yámén)

[6] Marquage au fer, ablation du nez, amputation, castration, peine de mort

[7] Il est remarquable que ce robot cite ses sources sans qu’on le lui demande. Cette transparence est à l’honneur de ses concepteurs.

[8] Ce fonds est constitué de 1800 photos sur plaque de verre découvertes dans les réserves du lycée Colbert (Paris). Ces images, datant de la deuxième moitié du XIX° siècle, étaient utilisés à cette époque par les enseignants de ce lycée. Elles sont consultables sur le site EHNE (Encyclopédie Numérique de l’Histoire de l’Europe) de la Sorbonne Nouvelle.


Dixième lettre

Titre Encre de ChineVoici une dixième lettre, postée depuis Wuhan. Elle réunit des anecdotes et des réflexions issues des trois premières étapes de mon voyage : Kunming, Anting – Shanghai et Hangzhou.

A Carte de Chine 3° voyage
Troisième voyage en Chine (mars-avril 2025)

La conversion économique chinoise jusque dans les ascenseurs

Deng Xiaoping eut un mot célèbre pour justifier l’abandon de l’économie communiste avec laquelle la Chine faisait du surplace depuis 30 ans, au profit de méthodes occidentales bien plus efficaces : « peu importe qu’un chat soit noir ou blanc du moment qu’il attrape des souris ». Et depuis 40 ans, le chat chinois en attrape beaucoup !

Cette conversion s’est faite avec zèle au point de pénétrer des endroits qui restent en France, encore des lieux paisibles.

A Kunming, mon studio est au 15° étage. J’emprunte donc, plusieurs fois par jour l’ascenseur. J’y suis accompagné de messages commerciaux que j’avais bien envie de partager. Avec cette vidéo, je vous offre trois minutes de publicité chinoise, issues de 6 montées ou descentes, desquelles j’ai seulement supprimé les doublons. Lorsque les images ne suffisaient pas pour comprendre l’annonce, j’en ai traduit le texte ou l’esprit.

Instructif n’est-ce pas ? On y trouve les mêmes recettes mimétiques que chez nous : de belles femmes ou de beaux jeunes hommes pour attirer les chalands adultes et Nazha, l’enfant démon qui veut devenir un bienfaiteur et dont le dessin animé fait un tabac chez les jeunes, pour inciter les minots à se brosser les dents. On voit même surgir la contemporanéité, avec l’intelligence artificielle comme argument de vente de cours d’anglais en ligne, ou une voiture dotée d’un système de détection des obstacles au devant d’elle.

En voici une autre, prise à l’intérieur d’une rame de métro. Ce n’est pas tant le lieu qui cette fois-ci m’a attiré l’œil, mais le contenu de la publicité qui faisait écho aux troubles mondiaux les plus actuels.

B Publicité dans le métro
Kunming, dans le métro

Sur l’affiche du porte-avions, il est écrit d’un côté : « Avoir une défense nationale forte, c’est la garantie de la dignité nationale » et de l’autre « C'est un honneur de servir la patrie ».

Sur le panneau à gauche du garçon, il est indiqué que « la marine joue un rôle très important dans la sécurité nationale et le développement global » et qu’elle inclut « des forces sous-marines, des forces navales de surface, des forces aériennes, des forces de défense côtière, etc. ».

Tous les pays sont légitimement préoccupés de posséder une armée ou des alliés en capacité de les protéger contre des envahisseurs étrangers. La Chine a fait la douloureuse expérience des conséquences d’un siècle de faiblesse face aux puissances occidentales et japonaises. Elle en a tiré une farouche volonté d’accroitre sa puissance militaire, jusqu’à pouvoir un jour dépasser celle des Etats Unis.

Mais on peut aussi être légitiment inquiet que toutes ces bonnes raisons nationales conduisent à accroitre les budgets militaires partout dans le monde. Avec cet accroissement de dépenses pour se défendre, qui peut aussi servir à attaquer, une forme de folie mondiale humanocentrée ne serait elle pas en train de se propager ? Comme si, sur une planète que nous plions à notre usage, face aux défis écologiques qu’elle nous adresse en retour, seule comptait notre espèce et ses polémiques.

Des chinoiseries par nature

C’est parti d’un échange tout simple. J’écrivais à Françoise que je serai dimanche à Wuyuan, dans une pension, et que je lui dirai alors si on peut y faire une visio, sinon qu’on la ferait lorsque j’arriverai à Wuhan. Elle acquiesça et me demanda par curiosité « quelle est la différence entre les 2 suffixes "yuan" et "han" ? »

En français, les deux "wu" semblent en effet identiques, mais l’application Pleco, qui est un dictionnaire chinois, propose plus de 80 caractères différents pour cette seule syllabe. Le Wù 婺 (4° ton) de Wùyuán 婺源 n’est ainsi pas le même que le Wǔ 武 (3° ton) de Wǔhàn 武汉. "Yuán" et "hàn" ne sont donc pas les suffixes d’un radical commun.

Chaque syllabe ayant en chinois au moins une signification (souvent plusieurs) et le qualifiant précédant le qualifié, Wùyuán pourrait se traduire par « source de constellation » et Wǔhàn par « Chinois [1] martial ».

Toutefois pour Wǔhàn, cette traduction n’a pas de sens. C’est en effet une métropole issue de la fusion de trois villes mitoyennes : 汉口 Hànkǒu, 武昌 Wǔchāng et  汉阳 Hànyáng. Pour donner un nom à cet ensemble et ne pas faire de jaloux, les gouvernants de l’époque ont prélevé une syllabe du nom de chacune des trois villes, mais deux ont suffi car Hàn 汉 était commune à deux d’entre elles.

Vu de France, on pourrait appeler ça une chinoiserie…

Le chinois, une langue d’essence monosyllabique

La plupart des mots chinois sont composés de deux syllabes, sur fond d’une langue originellement monosyllabique. Cette origine se manifeste dans le fait, totalement étranger au français, que l’immense majorité de ses syllabes ont une signification. Voici quelques exemples : le verbe 看见 kànjiàn signifie « voir » ou « apercevoir », 看 kàn « regarder » et 见 jiàn « voir » ; le nom 眼睛 yǎnjīng signifie les « yeux », mais chacune de ses syllabes 眼 ou 睛 peut signifier « œil » ; l’adjectif 漂亮 piàoliang, « joli », est composé de 漂  « beau » et de 亮 « brillant, clair » ;l’adverbe 马上 mǎshàng, « immédiatement », réunit 马 un « cheval » et le verbe 上 « monter » – à cheval on va plus vite qu’à pied, n’est-ce pas –, etc. Dans certains contextes, encore aujourd’hui, une seule syllabe peut suffire à exprimer un mot qui en comporte normalement deux.

C’est un fait linguistique structurel qui a eu d’importantes conséquences, la plus extraordinaire étant qu’elle a conduit à la création d’une écriture idéographique unique au monde [2] : chaque syllabe y est en effet dotée d’un caractère spécifique ; deux syllabes homophones mais portant deux sens différents, sauf à de rares exceptions, seront écrites avec deux caractères différents. En fait, la langue écrite chinoise partage avec toutes les langues orales leur caractéristique bifide : elles sont la combinaison d’un signifiant et d’un signifié, le signifiant étant choisi arbitrairement. C’est ce fait qui a conduit le sinologue français Léon Vandermeersch à défendre l’idée que l’étude de la genèse de l’écriture  chinoise pouvait nous apprendre comment le langage avait pu progressivement se constituer chez les hominidés [3].

 Ces idéogrammes servent d’ailleurs parfois à lever une ambigüité ou une mauvaise audition entre deux interlocuteurs : l’un dessinera du doigt sur sa main un caractère afin de préciser à l’autre comment entendre la syllabe utilisée. On en a un équivalent en français avec « oh », « haut », « eau », « au » par exemple, que l’orthographe distingue mais pas le son.

Ce passage du mono au bisyllabisme permet aussi de belles compositions, basées sur des oppositions : 左右 zuǒyòu (gauche-droite) signifie « environ, approximativement »,东西 dōngxī (Est-Ouest) « chose », 大小 dàxiǎo (grand-petit) « taille, grandeur ». Ce sont des mots très communs. Aussi, lorsque les Chinois veulent traduire des concepts qui n’existent pas dans leur langue, ils n’hésitent pas à recourir à ce système. Ainsi, pour traduire les œuvres de Marx au début du XX° siècle, les lettrés ont inventé  矛盾  máodùn pour signifier le concept de contradiction. Máodùn, cela signifie « lance - bouclier » ; c’est finalement une heureuse invention, car elle transpose dans le registre guerrier, celui du faire, ce qu’étymologiquement, notre « contradiction » laisse dans l’ordre du dire.

Toutefois, si je comprends bien le génie de la langue chinoise, ces couples sont complémentaires autant qu’opposés. On ne saurait imaginer l’un sans son autre et leur position est relative, susceptible de renversement. Il suffit de se retourner par exemple pour que ce qui était à droite se retrouve à gauche. Alors que le Nord était historiquement le pôle du danger, celui d’où venaient les invasions, l’axe Est-Ouest est celui des échanges. C’est peut-être la raison pour laquelle 东西 dōngxī est utilisé pour dire qu’on va faire des courses. Mais le plus célèbre de ces couples, si important dans la pensée chinoise, c’est le yīn阴 et le yáng阳  (voir l’article « Éloge (mesurée) de la répétition » dans Impressions au soleil levant, lettre 4). En voici une belle évocation  par 曾海文 T'ang Haywen, un peintre Chinois devenu Parisien que j’ai découvert grâce à une exposition au musée Guimet [4] :

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T'ang Haywen, Yin et Yang, 1970

Surveillance médicale…

En Chine, dans les grandes villes du moins, on trouve toujours à proximité de là où l’on est, des toilettes gratuites et le plus souvent propres. C’est très pratique. Il y en a notamment dans toutes les stations de métro. C’est ainsi que je me suis retrouvé devant ce curieux dispositif qui m’a d’abord laissé perplexe. Regardez, je vous explique ensuite.

Avez-vous compris ? Il  s’agit d’un dispositif de surveillance de la santé installé dans un urinoir.

A gauche, on trouve les instructions : 1/ Urinez d'abord puis scannez le code 2/ Scannez à nouveau le QR code pour payer 3/ Recevez le rapport.

Au milieu, le QR code magique.

A droite figure le résultat de l’analyse, peut-être de quelqu’un passé avant moi, curieux de savoir où il en était. Apparemment, il avait raison de s’inquiéter.

On apprend aussi que ce dispositif est fourni par l’Assurance Pacifique et la Compagnie d’assurance du peuple de Chine, entreprises certifiées ISO 9001 de gestion de la qualité, et que « ce produit n'est pas un dispositif médical. Les résultats ne peuvent pas être utilisés comme base de diagnostic, mais uniquement comme référence pour la gestion de votre santé ».

Je n’ai pas été voir du côté des filles si elles bénéficiaient de la même sollicitude, ni sous quelle forme…

Le Code des usagers de la route

Il y a deux Codes de la route en Chine, un qui est officiel et qui sert en cas de litige ou d’accident, et un autre, celui des usagers. Je ne connais que ce dernier, celui des villes. Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai car dans le Code des usagers est intégré la partie structurante du Code de la route : tout le monde roule à droite, par exemple et respecte les injonctions des feux tricolores.

Commençons par eux d’ailleurs. J’ai mis un certain temps à comprendre comment ça marchait. Les feux sont placés de l’autre côté de l’embranchement. Le reste, je vous le laisse deviner avec ce petit film…

En le visionnant pour le monter, je l’ai trouvé amusant. Il m’a fait penser à un plan de Godard dans un de ses films expérimentaux. Il avait procédé de même : la caméra ne bouge pas, c’est se qui passe devant elle qui nourrit l’intérêt. Lorsqu’on arrive à un carrefour chacun s’occupe de soi-même. On n’a pas vraiment l’occasion de voir ce que chaque décision individuelle plus ou moins coordonnée fait à l’ensemble.

Récapitulons : ceux qui veulent continuer tout droit attendent que le feu rouge central devienne vert ; ceux qui veulent tourner à droite peuvent le faire quand ils le veulent, à charge pour eux de ne pas percuter les voitures qui viennent sur leur gauche, ni d’écraser les vélos et scooters qu’ils ont sur leur droite ; enfin ceux qui veulent tourner à gauche avance d’abord dans le carrefour quand la signalisation l’autorise, puis peuvent tourner lorsque leur feu passe au vert. Pas très compliqué une fois qu’on a compris le système, mais un peu stressant quand on est en vélo, entouré de toutes parts d’automobilistes et de cyclistes pressés.

En revanche, sur les avenues entre deux croisements, c’est beaucoup plus complexe car il y règne une loi de la jungle ne connaissant qu’un interdit : l’accident. Le positionnement des voitures sur la voie qu’elles empruntent, bien matérialisée au sol par des lignes blanches discontinues, est flottant. Le changement de voie pour profiter d’un écart de vitesse entre deux ou trois d’entre elles est largement pratiqué, le clignotant étant le plus souvent rangé du côté des accessoires inutiles. Au point que je ne saurais dire si la priorité est à droite, car en fait elle se gagne toujours de haute lutte.

Mais il n’y a pas que sur les routes que les priorités disparaissent. C’est aussi le cas dans les transports en commun. Il y règne la même pagaille qu’en France : ceux qui montent n’attendent pas que ceux qui sortent soient descendus. Lorsque j’étais à Taiwan, peuplé des mêmes Han qu’en Chine continentale, j’avais été impressionné par la civilité qu’il régnait dès qu’il s’agissait de faire la queue (voir « Faire la queue, tout simplement », Impressions au Soleil levant, lettre 2). Est-ce la gouvernance japonaise sur Taïwan (1895 – 1945) qui, en  50 ans, aurait réussi à modifier les comportements collectifs ?

Āntíng, la Cité de l’automobile

J’ignorais tout d’Āntíng 安亭, le « Pavillon de la paix », et n’avais absolument pas prévu d’y aller, mais...

J’avais rencontré Susan lors de mon premier voyage (voir « Marga ou le hasard d’une rencontre », sixième lettre), puis nous nous étions retrouvés à Pékin lors de mon deuxième. Elle m’avait alors fait rencontrer sa tante, qui avait fait partie dans sa jeunesse de l’équipe nationale Chinoise de natation. Après sa retraite sportive, elle était devenue professeure de plongeon artistique à Qinghua, une célèbre Université de Pékin.

J’avais averti Susan de mon troisième voyage. Elle était alors dans une banlieue de Shanghai et moi à Kunming, où elle avait prévu de se rendre alors que j’en serai parti. Pour qu’on puisse se voir, elle a décalé son départ pour le Yunnan de trois jours et m’a proposé de prendre une chambre dans un hôtel de ses amis où elle organise des Cérémonies du thé.

C’est ainsi que je suis arrivé à Āntíng.

Susan me propose l’après-midi une promenade dans une rue de l’ancien village (reconstruite évidemment, la vraie ayant d’abord été engloutie sous la modernisation).  En cheminant, on passe devant une salle d’exposition. On y entre et y découvrons des sculptures réalisées à partir de pièces usinées ainsi qu’une collection de petites voitures.

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Anting - Salle d’exposition d’art industriel

Je m’étonne. Susan m’explique que la ville accueille des usines et des centres de recherche automobile et me cite Volkswagen [5].

C’est ainsi par la bande et progressivement que j’ai découvert le rôle industriel de cette ville.

En me promenant le lendemain matin aux alentours de l’hôtel, je passe dans une rue où je découvre ce bus :

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Anting - Bus sans chauffeur

Puis, cette pancarte :

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Anting – Route d’essai de véhicules connectés

Un peu plus loin, je me retrouve face à deux voitures-balai sans chauffeur.

De retour à l’hôtel, Susan m’invite à pique niquer avec ses amis dans le Parc du Musée de l’automobile.

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Anting - Parc du musée de l’automobile

C’est à ce moment là que j’ai appris l’existence de ce musée. C’était son jour de fermeture quand nous sommes passés devant, mais j’y suis retourné le mardi matin, avec l’envie de découvrir comment il présentait cette industrie et surtout son avenir.

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Anting – Musée de l’automobile

C’est un musée flambant neuf, organisé autour d’une pente hélicoïdale. Y sont notamment exposées des voitures toutes plus rutilantes les unes que les autres ; on pourrait croire qu’elles viennent juste de sortir de leur usine. En voici quelques unes, classées par ordre historique d’apparition (voir en note [6] leur identité).

 

Mais d’avenir, il n’en était pas question, peut-être parce que le dernier étage n’était pas encore ouvert. En revanche, l’avenir, on peut le voir en dehors du musée, par exemple avec ces tests de véhicules sans chauffeurs. Ou peut-être comme ce qu’en découvrirons les archéologues du futur et qui trônait ironiquement dans le Parc du Musée où nous avions pique-niqué.

Anting Parc du musée de l'automobile
Anting – Archéologie du futur avec deux Homo sapiens en bon état de conservation

*****

Deepseek, mon informateur chinois francophone, me précise qu’« Āntíng a été désignée en 2001 comme "Cité de l’automobile (Qìchē Chéng 汽车城)" dans le cadre du plan de développement économique de Shanghai (qui prévoyait) des investissements massifs pour en faire un cluster automobile intégré (production, logistique, services) ». Il conclut patriotiquement : « Āntíng incarne la puissance de l'industrie automobile chinoise, alliant production de masse, innovation et culture automobile, ce qui justifie pleinement son surnom ».

Deepseek, guide de la Chine rurale

Deepseek est une application chinoise d’intelligence artificielle conversationnelle, un concurrent récent de ChatGPT, en moins énergivore. Je l’avais téléchargé en France mais ne m’en servais pas. Zhū 朱, un biologiste, Professeur à l’Université de Californie, ami de Susan, qui nous avait invités à diner à Anting, me l’a remis en mémoire.

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Diner à Anting

Il s’en est en effet servi pour me montrer comment traduire le chinois en français. Il m’a par la même occasion assuré que les problèmes de communication entre gens ne parlant pas la même langue allaient être résolus grâce à des oreillettes qu’il suffira de porter pour assurer les traductions… Elles seront « très bientôt disponibles » a-t’il précisé.

Ne circulant que de ville en ville, j’avais décidé, pour changer d’horizons, de passer quelques jours dans la campagne chinoise. On m’avait conseillé le Jiāngxī 江西, pour ses paysages ruraux préservés. Mais aucun guide touristique en français ou en anglais n’en parlait. J’avais décidé de m’installer à Wùyuán 婺源, car c’est une ville à laquelle je pouvais accéder directement en train depuis Hangzhou. Un site de location y proposait une chambre d’hôte qui avait l’air bien sympathique. J’ai donc pris les réservations sans avoir d’idée précise sur ce que j’allais y faire.

J’ai alors interrogé Deepseek lui demandant ce qu’il me conseillait de visiter [7]. Il m’a répondu que la région était « réputée pour ses paysages pittoresques, ses villages anciens et ses champs de colza au printemps ». Puis, il m’a proposé « quelques sites intéressants à visiter dans un rayon de 50 km autour de Wùyuán », classés en différentes catégories : les villages anciens, les paysages naturels, les sites culturels… Il m’a ensuite fourni quelques conseils pratiques : « Le printemps est idéal pour les champs de colza, mais l'automne offre également de magnifiques couleurs (…) Les villages sont accessibles en bus local ou en taxi. Louer un vélo ou une voiture peut être une bonne option pour explorer la région ». Enfin il a conclu en bonne Agence de voyage : « Profitez de votre séjour à Wùyuán, une région qui combine nature, culture et histoire de manière unique ! ».

Encouragé par ce premier échange, je lui confiais que j’avais le vertige et lui demandais si cela risquait de m’interdire certaines visites. Il s’est voulu rassurant : « Si vous avez le vertige, pas de panique ! La région de Wùyuán est principalement composée de collines douces et de vallées, plutôt que de falaises abruptes ou de sommets vertigineux. Cependant, voici quelques conseils pour éviter les lieux qui pourraient vous causer des sensations désagréables (…) Les champs de colza en terrasses de Jiangling me dit-il « offrent des vues magnifiques, mais certains points de vue sont en altitude et peuvent donner une sensation de hauteur. Si vous vous approchez du bord des terrasses, cela pourrait être inconfortable ». Aussi me conseilla t’il de « rester à distance des bords et de profiter des vues depuis des zones plus sécurisantes ». Quant au Pont Arc-en-ciel (cǎihóng qiáo 彩虹桥), il me précisa que « ce pont ancien en bois est assez large et stable, mais il traverse une rivière et peut sembler un peu haut pour certaines personnes sensibles au vertige ». Aussi me suggéra t’il de « le traverser lentement et de (me) concentrer sur le milieu du pont ». Une vraie nounou, ce robot ! Certes, il n’a pas l’humour, ni ne fournit les anecdotes des bons guides en papier, mais ses avis sont appropriés, rédigés dans un français correct et, grand avantage quand on voyage par soi-même en Chine, il donne les noms des lieux et leur adresse en pinyin et en caractères chinois si on les lui demande…

Un temple protégé des Gardes rouges par la peur du blasphème

A propos d’anecdote, en voici une fournie par le Guide du routard qui m’a plongé dans un abime de perplexité.

Le temple du Bouddha de Jade, à Shanghai, abrite aujourd’hui une communauté d’une centaine de moines bouddhistes zen. C’est un lieu très populaire, où on peut prier devant de multiple bouddhas ou boddhisattva, et notamment devant les élégants bouddha de jade venus de Birmanie.

 Shanghai – Temple du bouddha de jade

Ce temple a été fermé de 1949, date de la fondation de la République Populaire, jusqu’en 1980. Lors de la révolution culturelle, les temples étaient menacés de destructions par les Gardes rouges, car les croyances qu’ils propageaient appartenaient aux « vieilleries » qu’il fallait éradiquer. Mais le supérieur de la communauté eut l’idée de couvrir les portes du temple de portraits de Mao. Aucun Garde rouge n’a osé violer l’image du Grand timonier et le temple a été préservé. Ainsi vont les croyances. On pense les renverser, on ne fait que les remplacer par d’autres.

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Shanghai – Portes du temple du bouddha de jade

A cette même époque, la plupart des lettres circulaient avec des timbres portant l’effigie de Mao. Il fut d’abord interdit de les oblitérer, puis autorisé lorsque la Poste se rendit compte que les timbres immaculés circulaient de nombreuses fois. Elle donna toutefois comme instruction à ses facteurs que le tampon jamais ne devait être posé sur le visage du Dieu vivant, mais dans un coin du timbre.

Timbre effigie Mao
Le Président Mao avec les peuples du monde, octobre 1967

Le blasphème pour des mécréants est une faute bénigne, voire incompréhensible, mais un sacrilège pour des serviteurs zélés de l’idole qui peut les conduire aux pires violences contre ceux qui les commettent.

Ce temps est ici révolu. Le temple du bouddha de jade prospère aujourd’hui sur une double mission : le culte zen et la vente de bondieuseries, sans incarnation divine en colère pour chasser les marchands.

 Shanghai – Temple du bouddha de jade

 

Ce qu’ont vu les dirigeants du G20 à Hangzhou

Mon guide en papier l’annonçait d’entrée de jeu : ce spectacle a été conçu pour les dirigeants du G20 que la Chine accueillait pour la première fois. C’était en septembre 2016. Les dirigeants chinois de l’époque avaient confié à une valeur sûre, Zhāng Yìmóu [8] 张艺谋, la conception du spectacle Impressions sur le lac de l’Ouest qui, depuis cette date inaugurale, est présenté tous les soirs au bord du lac.

Je me suis dit qu’il serait plaisant, pour une fois, de s’asseoir sur un banc à côté de ces grands chefs à plume. Voici ce que j’ai pu voir avec eux (un film d’un quart d’heure que je vous conseille de regarder jusqu’au bout, même si j’ai filmé ça avec les moyens du bord, sans pied, avec une mise au point qui traine un peu lors des changements de focale …).

L’idée d’un spectacle sur les eaux du Lac de l’Ouest était originale ; celle d’honorer l’occident et la Chine en faisant place aux deux cultures musicales et chorégraphiques, politiquement correcte. Mais je n’ai vu que du spectaculaire frisant parfois le ridicule, là où j’espérais de la grâce et de la finesse. Dans cet espace trop vaste, il fallait faire hurler la bande son, multiplier les effets visuels – je vous ai épargné le pire –, plonger dans le répertoire le plus classique… A l’entrée, ils nous remettaient même un arceau à porter autour du cou, piloté à distance, pour des chorégraphies lumineuses intégrant le public au décor…

Tous les goûts sont dans la nature dit-on et j’en ai eu la preuve peu de temps après. J’avais rencontré dans un café un touriste français venu à Hangzhou avec sa femme chinoise et son beau-fils. Je lui avais parlé de ce spectacle. Deux jours plus tard, il m’avait retrouvé dans ce même café et était venu me remercier car sans moi, il n’aurait jamais vu ce spectacle « extraordinaire ». Lui et toute la famille chinoise de sa femme avaient « adoré »…

Allée de la pluie

A Hangzhou, j’avais l’humeur en berne, sans raison bien claire. L’hôtel où je logeais était bien, la ville moche. Après mes séjours à Kunming, Anting et Shanghai, tout ici me paraissait fade. La température, montée plusieurs jours de suite à 30°, était brutalement descendue à 10° et il s’était mis à pleuvoir.

Chaque fois que je prenais l’ascenseur de l’hôtel, j’étais fasciné par l’ambiance de ces deux photos qui le tapissaient. J’aimais leur parfum triste qui semblait s’accorder à mon état d’âme.

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G Hangzhou ascenceur hôtel2J’ai cru qu’elles provenaient d’un film chinois que je ne connaissais pas. Les hôtesses de l’accueil m’ont détrompé. Elles m’ont expliqué qu’elles illustraient un poème très connu en Chine de Dài Wàngshū [9] 戴望舒, intitulé 雨巷 Yǔ xiàng, Allée de la pluie [10].

Sous la première photo, on pouvait lire ces vers :

H Allée de la pluie (1)A la verticale, dans le coin droit de la deuxième, on pouvait lire ceux-là :

H Allée de la pluie (2)

*****

C’est ici que s’achève cet Encre de Chine.

N’hésitez pas à déposer un commentaire ou les lire s’il y en a. Il suffit de cliquer  sur la rubrique COMMENTAIRES qui figure sous les notes, pour en ajouter ou les consulter.

A bientôt,

民心

 

[1] Hàn est le nom de l'ethnie majoritaire en Chine. Ils représentent plus de 90 % de la population totale (recensement 2020). Les Zhuàng  壮, la minorité ethnique la plus nombreuse avec plus de 16 millions d’habitants dépasse à peine 1% du total…

[2] L’égyptien antique utilisait aussi des idéogrammes, mais ceux-ci appartenaient à trois catégories différentes : des logogrammes (symboles représentant des mots), des phonogrammes (symboles représentant des sons) et des déterminatifs (indicateurs sémantiques). Les caractères chinois sont tous des logogrammes.

[3] Léon Vandermeersch, Ce que la Chine nous apprend sur le langage, la société, l’existence, NRF Gallimard, 2019

[4] T'ang Haywen, Un peintre chinois à Paris (1927-1991). Exposition du Musée Guimet,  mai - juin 2024

[5] La joint venture SAIC-Volkswagen a été fondée en 1985. L’usine a été implantée à Āntíng car la ville est une banlieue de Shanghai qui bénéficie de solides connexions logistiques (source : Deepseek).

[6] Benz, 1886. Le cartel présentant ce véhicule motorisé à 3 roues précisait que Benz l’avait fait breveter en Allemagne et que pour cette raison, il est considéré comme la première automobile / Peugeot 39, 1902 / Ford T, 1913 / Volkswagen Coccinelle, 1951 / Citroën 2 chevaux, 1959 / Hongqi CA72, 1959. Le cartel indiquait que c’était « la première voiture technologiquement avancée de Chine (…). (Elle) s’inspirait de la technologie américaine, mais intégrait des éléments internes et de décoration externe chinois » / Lamborghini Countach, 1989

[7] J’avais procédé de même à San Francisco, mais à l’époque avec ChatGPT (cf. « Visiter San Francisco avec une intelligence artificielle comme guide », Lettre d’Amérique).

[8] Zhāng Yìmóu, cinéaste Chinois, a réalisé de beaux films comme Le Sorgho rouge, Épouses et Concubines, Le Secret des poignards volants ou encore, celui que je trouve le plus réussi, Vivre ! C’est à lui que fut confiée la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin en 2008.

[9] Dài Wàngshū (1905 – 1950) est né à Hangzhou.  Il publia ce poème en 1927. Devenu francophone, il traduisit des œuvres de nombreux romanciers et poètes français en chinois.

[10] J’ai trouvé sur internet une traduction de l’intégralité de ce poème. Vous pouvez le lire en cliquant sur ce lien.


Neuvième lettre

Titre Encre de Chine Il y a deux semaines, je suis arrivé à Kunming pour un troisième voyage en Chine. C’est une ville où j’ai plaisir à revenir. Elle est comme un sas tempérée d’acclimatation à la Chine, 中国 Zhōngguó, le Pays du Milieu : j’y possède quelques repères ; y dérouille mes compétences linguistiques. Elle me donne finalement l’énergie métissée nécessaire aux explorations ultérieures.

Cette neuvième Encre de Chine réunit des textes que j’avais commencé à rédiger en France après mon deuxième voyage. Je ne les avais alors pas publiés, faute de motivation pour les parfaire. Replongés dans un bain chinois, je me suis retrouvé dans un climat propice à leur insuffler la vigueur qui leur manquait.

Voyage en Chine août-oct 2024 a
Deuxième voyage en Chine (août – octobre 2024)

Avec le temps, la curiosité se déplace. Vous vous en rendrez compte à la lecture de cette lettre, qui j’espère continuera de vous intéresser.

L’œil du Consul

Dans la lettre précédente, j’avais publié quelques photos réalisées par Auguste François, Consul représentant la France au Yunnan de 1900 à 1904 (voir « Quand la Chine s’éveillera, vu par un Consul de France en Chine, au début du XX° siècle » dans la huitième lettre). Il avait été notamment chargé par le gouvernement français de négocier l’obtention des concessions de terrains permettant la pose du chemin de fer sur la partie chinoise de son tracé (voir « Une histoire française qui a laissé des traces »dans la cinquième lettre).

En rentrant de ce voyage, je me suis procuré L’œil du consul, un ouvrage qui rassemble des photos, et des textes qu’il adressait de Chine à ses proches [1].

Oeil du consul 1J’ai ainsi découvert un personnage original et un esprit libre qui portait sur les Chinois et les Français qu’il côtoyait un regard amusé et curieux. Si dans ses lettres ses descriptions sont souvent longues et besogneuses, en revanche il avait un réel talent de portraitiste.

Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer quelques perles qui renvoient d’une manière très vivante à une époque révolue et pas si lointaine.

Le maréchal Sou

Sou Yuen-Tchouan était le haut commissaire désigné par le gouvernement impérial en charge de provinces du Sud Ouest Chinois, dont le Yunnan. A ce titre, il était l’interlocuteur le plus éminent du Consul.

Oeil du consul 2
Auguste François et le maréchal Sou

Leur relation fut, au dire d’Auguste François, cordiale et empreinte d’estime, chacun jouant son rôle officiel sans en être dupe. Voici ce qu’il écrit à son sujet :

« À cette époque, Sou était à l'apogée de sa faveur à Pékin et à Hanoï, et de sa gloire (…) La frontière se pacifiait et quand de petites difficultés se présentaient, il les résolvait avec une dextérité dont voici un exemple.

Il lui fallait souvent ménager !a chèvre et le chou et satisfaire aux réclamations françaises sans heurter les sentiments de ses administrés. Un jour, nos autorités de Lang-Son exigeaient qu'il en finit avec un chef de bande qui avait une influence assez grande dans la région et qui, après plusieurs soumissions, recommençait ses incursions sur notre territoire. Sou, obligé de le ménager, avait fermé les yeux mais cette fois nous nous fâchions et notre commandement voulait la tête de l'individu. Sou le fit arrêter et comparaître devant lui, en présence de ses sous-ordres qui lui auraient tenu rancune de la condamnation d'un de leurs amis. Il lui tint ce discours : Tu es un affreux bandit et j'aurais sujet de t'infliger le dernier châtiment, car tu exerces tes méfaits même en Chine. J'étais même décidé à te supprimer, mais les Français réclament ta tête et c'est ce qui te sauve. Bien que tu sois un abominable gredin, je la leur refuse. Cependant, pour te donner un avant-goût de ce qui pourrait t'arriver, tu figureras dans la première exécution qui aura lieu, comme si tu étais condamné et tu verras de près comment cela se passerait si tu recommençais.

A la première fournée, le personnage prit donc, avec assurance sa place au poteau ; il fit tous les gestes imposés aux patients et vit voler la tête de ses voisins ; arrivé à lui, le bourreau fit aussi voler la sienne. Une négligence de Sou avait laissé l'exécuteur sans ordre de surseoir. Sou feignit une grande colère, mais il put d’une part annoncer aux Français qu'ils avaient satisfaction et vis-à-vis de ses gens laisser croire qu'un fâcheux accident l'avait seul empêché de manifester son indépendance à l'égard des Yang-Kouei (diables d'Occident). »

Le père Bailly

« Parmi les missionnaires du Yunnan, où les personnalités originales n'étaient point exceptionnelles, le père Bailly était ce que nous nommions irrévérencieusement un « numéro ». C'est un sujet d'observation très curieux que celui de la transformation et de l'absorption par la Chine d'hommes de nos provinces de France, provenant presque uniformément du même milieu social, rustique et fruste, et formés à la même école du séminaire de la rue du Bac.

C'était un bon gros gaillard du Jura, fils de paysans qui l'avaient sans doute dirigé vers la prêtrise pour l'honneur de la famille. Il avait dû entrer au séminaire comme il serait entré dans l'épicerie. Comment, de là, fut-il amené à une mission évangélique ? Pour le certain, pas par vocation spéciale ; probablement fut-il jugé, avec son esprit lourd, bon pour l'exportation.

Pour les agents de la France en Chine, c'était un missionnaire de tout repos ; pas de danger d'un excès de zèle de sa part ; pas de menace de ces histoires désagréables soulevées souvent par ses confrères avec les mandarins. Partout où il se trouvait, il se contentait d'y vivre et il pouvait vivre n'importe où, pourvu qu'il n'y fit rien. Le Seigneur l'avait doué d'une bonne humeur sereine, d'une santé à toute épreuve et d'une paresse aussi sans égale. Après quelques épreuves de ces qualités spéciales, son évêque l'avait expédié à Tsin-Gay, dans un coin perdu en dehors de toute route, où un essai de chrétienté, abandonné depuis quelque temps, avait laissé moins d'une demi-douzaine de chrétiens d'une qualité telle que l'activité du père Bailly était encore plus que suffisante. Le brave homme vivait là dans un béat farniente (…)

Quand la tourmente des Boxers nous atteignit, je fis rallier le père Bailly à Yunnanfou [2] (Kunming). Sa sérénité ne parut pas s'affecter beaucoup de notre situation. Il prenait sa garde très placidement à l'un de nos points stratégiques ; mais il ne se cachait pas d'avouer qu'il ne se sentait pas le moindre goût pour le martyre et, s'il s'en remettait complètement à Dieu, c'était bien avec le vif espoir qu'il le tirerait de là.

Jusque-là, nous ne souffrions pas de la famine, nos menus étaient variés et même choisis grâce à un tout récent ravitaillement. Son évêque qui les partageait n'avait plus à lui limiter les invitations. Le père Bailly se résignait donc à son sort ».

Oeil du consul 3
Le père Bailly

Le veilleur de nuit

 « J’ai un veilleur de nuit. (Il) a pour mission d’arpenter, durant les quatre veilles, les cours et les couloirs de mon enclos, plongeant dans tous les recoins les rayons de sa lanterne de papier. Le matériel que je lui fournis se compose (…) d’un morceau de bois creux qui affecte la forme d’un poisson et d’une baguette de bois dur ; cette dernière, battant en cadence le poisson vide pendu à son cou, produit le vacarme par lequel mon veilleur m’empêche de dormir tout d’abord – car pour mieux montrer son zèle, c’est généralement sous mes fenêtres qu’il exécute son tintamarre -, ensuite cela avertit les voleurs de la marche de mon veilleur.

Oeil du consul 4
L’éveilleur de nuit

Notez bien, n’est-ce pas, que nous sommes en Chine, c'est-à-dire un pays où tout se fait à l’envers de chez nous et au rebours de ce que vous croyez naïvement être la logique. Vos gardes ont pour but de surprendre et pincer les malfaiteurs et ils y réussissent rarement. En Chine, ils préviennent les filous et ils y réussissent toujours. ; Donc voyez la supériorité du système. J’appelle mon homme surtout un éveilleur de nuit ».

Des intuitions politiques prémonitoires

Auguste François fut aussi un observateur politique avisé et ses prédictions en la matière se sont souvent réalisées quelques dizaines d’années plus tard. J’avais cité dans la huitième lettre, un de ses avertissements sur le danger qu’il y avait à « détruire un état social sans danger (celui de la Chine impériale) et en substituer un qui ne fera dans l’avenir qu’aggraver (le nôtre) » [3].

Bien qu’il fut mandaté au Yunnan pour préparer la construction d’un chemin de fer reliant l’Indochine à cette province chinoise, il n’a cessé de penser et de dire à ses supérieurs que c’était une mauvaise idée car c’était entrer dans une des provinces les moins peuplées et les plus déshéritées de Chine : « seuls les singes se meuvent avec aisance (dans les crevasses et gorges de la future voie ferrée). Il n’y aura guère qu’eux à prendre le train » [4].

Mais des milieux financiers et politiques en France et en Indochine, notamment Paul Doumer alors gouverneur de cette colonie, envisageaient la construction de cette voie comme la première étape d’une future conquête. Pour Auguste François, c’est l’inverse qui risquait de se produire : c’était fournir « une voie ferrée, à nos frais, (à) l’envahisseur possible et même probable de notre Indochine » [5]. A l’époque, cela paraissait inenvisageable tant la puissance était du côté occidental, mais la roue tourne toujours en ce domaine, et sa prédiction advint. La ligne servit en effet à la Chine communiste à partir de 1950, à apporter au Vietminh du matériel, des armements et des vivres. Ce soutien logistique fut une des raisons de la défaite française de Diên Biên Phu qui conduisit à la partition et à l’indépendance du Viêt-Nam.

La Chine sous Mao, éclairée par des affiches

Lors de mon premier voyage, j’avais passé une semaine à Shanghai. J’y avais alors visité un musée privé qui exposait les affiches de propagande produites sous la gouvernance de Mao Tse-toung. J’en ai tiré un article que je viens de publier en deux livraisons sur mon autre bloc-notes : « La Chine sous Mao ou le travail pris dans les filets de l’idéologie ». Si le sujet vous intéresse, vous pouvez le consulter en cliquant ici.

Les jardins de Sūzhōu

La plupart des villes chinoises se ressemblent. Elles ont toutes  – à peu près au même moment –  été défigurées par la destruction des maisons traditionnelles et leur remplacement par des immeubles et tours de grande hauteur sans originalité architecturale. Généralement moches, il y a néanmoins des exceptions. Parmi celles-ci, je compte Lìjiāng (voir « L’air neuf de l’ancien » dans la sixième lettre) et Sūzhōu 苏州 .

Sūzhōu est une ville ancienne, bien plus que Shanghai, sa voisine, qui n’était jusqu’au XIX° siècle qu’un village de pécheurs. Sa prospérité a été assurée grâce à l’allongement du Grand Canal vers le sud, ce qui lui permit d’expédier en quantité vers le nord la soie dont elle était un centre de production majeur.

Quand j’y suis arrivé, j’y ai retrouvé Jean, une anglaise que j’avais connue en essayant d’apprendre le chinois à Kunming et avec qui j’avais sympathisé malgré son anglais trop relevé pour moi : j’ai dû essayer de la comprendre à demi-mot. Elle m’a fait connaitre la ville moderne, construite autour d’un lac, là où elle avait choisi de vivre et travailler, ainsi que quelques uns de ses anciens élèves, devenus amis.

Suzhou 1
Sūzhōu, autour du lac Jinji
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Déjeuner à Sūzhōu, avec Jean et ses amis


Mais ma préférence va à la ville ancienne, parcourue de canaux qui lui donnent un petit air vénitien.

Ce que j’ai préféré toutefois, ce sont les jardins.

J’avais pourtant mal choisi mes dates. C’est pendant la semaine de congé accordé à tous les Chinois autour de leur fête nationale que je les ai visités. Les jardins sont petits et les Chinois nombreux… Il fallait pas mal de patience pour ne pas les avoir tous en même temps dans son champ de vision. Impossible aussi de s’asseoir pour contempler en silence ces chefs d’œuvre de nature arrangée…

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Sūzhōu, Jardin de la forêt du lion
Suzhou 8
Sūzhōu, Jardin de la retraite du couple

 

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Sūzhōu, Jardin de l’humble administrateur

 

Suzhou 10
Sūzhōu, Jardin de la forêt du lion

On y fait de belles rencontres.

Et voici pour finir, un festival de fenêtres…

Les résidences de Pearl Buck

Lors de mes voyages, en France comme à l’étranger, j’aime rendre visite dans leurs lieux de vie, chaque fois que c’est possible, aux auteurs dont j’ai admiré l’œuvre. Une manière d’entrer dans leur intimité.

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Pearl Buck en 1938

Séjournant à Nankin, je n’étais qu’à une demi-heure en train de Zhènjiāng 镇江, la ville où Pearl Buck avait passé son enfance. J’avais vu sur internet que la maison où elle avait vécu était ouverte au public. Je n’avais pas d’autre information, pas de jour ni d’horaires d’ouverture, juste une adresse, mais je décidai néanmoins d’y faire un saut, pour voir.

J’arrive ainsi sur une place au milieu de laquelle se trouvait une statue de l’écrivaine.

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Zhènjiāng, Place du Parc culturel Pearl Buck


Je m’adresse alors à des gens qui étaient en train de discuter sur un pas de porte, en leur demandant où se trouvait la maison et le musée de 賽珍珠 Sài Zhēnzhū [6]. Surpris, ils échangent entre eux puis l’un d’eux me montre un chemin montant sur une colline.

Le musée et la résidence était fermés. J’en fait le tour, prend quelques photos…

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Ancienne résidence de Pearl Buck à Zhènjiāng

Je m’apprêtais à partir lorsqu’un des hommes auxquels je m’étais adressé, m’appelle et me conduit jusqu’à la porte du musée… qu’il m’ouvre et en allume les salles !

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Musée Pearl Buck à Zhènjiāng

C’était un bel endroit, fort bien conçu et entretenu, mais rarement visité comme j’ai pu le constater en feuilletant le livre d’or du musée. Il y avait probablement plusieurs jours que le gardien n’avait pas eus besoin d’ouvrir ses portes…

Le père de Pearl Buck, Absalom Sydenstricker, était un pasteur presbytérien américain. Après un premier séjour en Chine, il y retourna en 1892 avec sa femme pour reprendre sa  mission d’évangélisation. Sa fille, née aux États-Unis, n’avait alors que cinq mois. Elle écrira dans ses mémoires : « Je vivais avec les Chinois et j’ai parlé leur langue avant de parler la mienne ; leurs enfants furent mes premiers amis » [7]. En 1896, sa famille s’installe à Zhènjiāng qui était à cette époque un port de traité [8] britannique. Pearl Buck y vécut 18 ans.

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Absalom Sydenstricker, sa femme Carie, Pearl à gauche, Clyde sa petite sœur et Wang, leur gouvernante en 1901

En 1917, elle se marie avec un ingénieur agronome, John Lossing Buck qui lui a donné son nom de famille et probablement fournit quelques savants éclairages sur la vie paysanne chinoise. Ils s’installèrent en 1920 à Nankin où John Buck enseigna l’économie rurale jusqu’en 1944. Ils habitaient alors dans une maison sise au milieu de l’Université qui peut aussi se visiter. Quand je m’y suis rendu, la porte d’entrée en était fermée, comme à Zhènjiāng. J’ai pu toutefois y pénétrer en poussant une porte à l’arrière qui donnait sur un bureau où se tenait la gardienne, également surprise de me voir…

John et Pearl Buck se séparèrent en 1934. Pearl est alors rentrée définitivement aux États-Unis.

En 1972, des médias lui proposèrent d’accompagner le voyage de Nixon en Chine pour en rendre compte, mais sa demande de visa fut rejetée. Un panneau dans sa maison de Nankin évoque ce refus, le qualifiant pudiquement d’« incompréhensible ». Personnage indésirable à l’époque de la Chine de Mao [9], elle est maintenant là-bas considérée comme une autrice Chinoise, ce qui fait écho à son discours de réception du Prix Nobel [10] dans lequel elle avait tenue a signifier la dette qu’elle devait à la culture chinoise : « Je suis américaine par ma naissance et mes ancêtres (…). Mais ce sont les romans chinois et non pas américains qui ont façonné mon écriture. Mes premières connaissances sur la manière de raconter des histoires me sont venues de Chine ».

Le grand Canal

La muraille de Chine est probablement l’œuvre chinoise la plus originale, la plus célèbre, la plus impressionnante aussi dès qu’on imagine l’énergie humaine qu’il a fallu déployer pour l’édifier et la garder sur toute sa longueur face à des envahisseurs potentiels. Elle est en outre franchement photogénique.

1 Muraille de Chine Badaling
La muraille de Chine à Badaling, février 2024

Mais le coup de crayon du Grand Canal (大运河 Dà Yùnhé), tracé sur 1800 kilomètres pour relier le nord de la Chine à son sud, est ignoré du plus grand nombre, y compris en Chine, alors qu’il a nécessité autant, si ce n’est plus de sueur humaine pour le réaliser et l’entretenir.

Grand Canal 2
Tracé contemporain du Grand Canal

Les premiers tronçons en ont été creusés au V° siècle avant l’ère commune, et complétés sous différentes dynasties, jusqu’à relier le nord au sud, Pékin à Hangzhou. Du XIV° siècle au milieu du XIX°, ce fut l’artère principale d’approvisionnement en céréales de Pékin, capitale de l’Empire. Le développement du transport maritime et l'ouverture de voies de chemin de fer réduisirent son utilité. Faute d’entretien, de nombreuses parties se sont alors envasées. Des travaux ont été toutefois entrepris à partir de 1949 pour lui redonner une fonction économique. Il est ainsi redevenu navigable de Hangzhou à Jining.

Grand canal 3
Une belle vue aérienne du Grand canal que je n’ai pas prise…
Grand canal 4
Le Grand canal, lors de la visite d’inspection du sud de l’empereur Qianlong (XVIII° siècle)

Le canal traverse le fleuve Bleu (扬子江 Yángzǐjiāng, ou 长江 Chángjiāng) à la hauteur de Zhènjiāng. Après avoir visité la maison d’enfance de Pearl Buck dans cette ville, j’en ai profité pour faire un saut jusqu’au Canal. Le taxi qui m’y a emmené était surpris : « mais il n’y a rien à voir là-bas ! ». C’est un peu vrai. Je l’ai néanmoins remonté à pied sur deux kilomètres pour faire connaissance, mais sans réussir à rejoindre le fleuve du fait d’obstacles infranchissables sur le chemin. Je n’ai vu que de loin les péniches qui le descendaient. Voici quelques traces de cette rencontre éphémère.

 

Au loin, le Yang Tse-kiang, parcouru par des péniches

Une agence matrimoniale parentale qui perdure

Je savais que ça existait, mais ne savais pas où elles se trouvaient. En me promenant dans le parc Lǔ Xùn 鲁迅 à Shanghai, voici ce que j’ai découvert.

Approchons-nous de ces feuilles posées à même le sol.

Coin des mariages 4En voici la traduction.

Coin des mariages 5Ce sont les parents qui investissent ainsi le Coin des mariages, pour le compte de leur enfant – le plus souvent une fille. Il y aurait évidemment une étude sociologique à mener sur ces annonces : dans cet exemple, des femmes qui ont plus de la trentaine, qui affichent leur métier et leur salaire (dans les deux cas où ils sont donnés, ils sont élevés), leur taille et souhaitent des hommes plus grands qu’elles et plus âgés, mais pas trop. Être membre du Parti est un atout, de même qu’être fille unique et avoir des parents qui possèdent une maison neuve dans le sud de la province, une des régions les plus riches de Chine.

Les mariages arrangés étaient la règle dans la Chine ancienne, jusqu’à l’époque de Mao Tsé-toung. Le choix n’était pas laissé aux enfants ; la question de l’attirance mutuelle n’entrait pas en ligne de compte. La politique de réforme et d’ouverture au monde (改革与开放 Gǎigé yǔ kāifàng) lancée par Deng Xiaoping a eu des effets aussi sur le plan des mœurs. Les mariages libres sont devenus progressivement majoritaires [11].

Ces coins du mariage largement fréquentés montrent toutefois que, si le rôle des parents a décliné, il n’a pas disparu…

Voir également, au sujet du mariage, « Pression familiale autour du mariage des enfants » dans la huitième lettre et « Des hommes et des femmes » dans la cinquième lettre.

Commerce ambulant automatisé

Si, pendant plusieurs centaines d’années, la Chine a accusé un retard technologique vis-à-vis de l’Occident qui lui a coûté cher, elle l’a aujourd’hui comblé, et dans certains domaines, l’a dépassé.

Cela se manifeste dans des usages qui ne font pas encore partis de notre quotidien. J’ai déjà évoqué ceux de l’ordiphone (voir « Des applications vraiment pratiques si on sait les utiliser… » et « La techno-dépendance » dans la deuxième lettre) ou les voitures électriques (voir « Des voitures… » dans la deuxième lettre et  « Une circulation dense et (relativement) silencieuse » dans la troisième).

Maintenant, allons à la rencontre des automates.

Mon hôtel, à Xi’an, partageait avec le Mercure le même ascenseur. C’est ainsi que j’ai rencontré ce robot hôtelier. Il était assez bavard, autonome et déterminé. Je ne sais pas à quoi il servait : apporter dans les chambres les petits déjeuners, étonner les clients ou amuser leurs enfants ?…

 

Une vaste usine électronique désaffectée est devenue un quartier branché de Pékin, dédié à l’art contemporain, aux bars, aux fripes… : Dàshānzǐ 798 (大山子798艺术区, Dàshānzǐ 798 yìshù qū).

Dans ce lieu bigarré circulent des commerces ambulants automatisés, comme celui-ci qui vendait des glaces, ou cet autre du pain et des viennoiseries…

Le secteur de l’intelligence artificielle n’est pas en reste. Une jeune pousse chinoise, DeepSeek, vient récemment de faire une annonce qui ferait « vaciller la Silicon Valley » ; elle a en effet rendu disponible « DeepSeek-R1, un modèle aussi performant que ceux des leaders américains comme OpenAI ou Google, mais utilisant moins de ressources et en open source » [12].

******

C’est ici que s’achève cette neuvième Encre de Chine.

N’hésitez pas à déposer un commentaire ou les lire s’il y en a. Il suffit de cliquer  sur la rubrique COMMENTAIRES qui figure sous les notes, pour en ajouter ou les consulter.

A bientôt,

民心

 

[1] L’œil du Consul. Auguste François en Chine (1896-1904), présenté par Dominique Liabeuf et Jorge Svartzman, Edition Chêne – Musée Guimet, 1989.

[2] « Tsin-Gay n'est qu'à deux jours de marche de Yunnanfou ; c'est le poste de missionnaire le plus rapproché de la capitale »

[3] L’œil du Consul, p 215

[4] L’œil du Consul, p 134

[5] L’œil du Consul, p 31

[6] Son nom répond à la logique chinoise : Sài est la reprise de la première syllabe de son nom de famille (Sydenstricker ) et Zhēnzhū, « perle », la traduction de son prénom en chinois. Voir à ce sujet « 丰民心 Fēng Mínxīn, un nom sésame ? » dans la deuxième lettre.

[7] Pearl Buck, My several worlds

[8] « port de traité » est le nom donné aux ports de Chine qui furent ouverts au commerce international par les traités inégaux signés par l’Empire Chinois avec les puissances occidentales à partir de la première guerre de l’opium.

[9] Un autre panneau dans la même résidence indique que Zhou Enlai n’était pas du même avis, puisqu’il aurait déclaré : « Pearl Buck est une célèbre romancière qui éprouvait des sentiments profonds envers le peuple chinois ; elle a soutenu la Chine dans sa guerre de résistance contre l’agression Japonaise. C’est une amie du peuple chinois » (« Aujourd’hui dans l’histoire de la diplomatie chinoise », Ministère Chinois des Affaires Étrangères).

[10] Elle fut, en 1938, la première femme à recevoir le Prix Nobel de littérature.

[11] Alice Ekman, « En Chine, le mariage arrangé disparaît progressivement », Le Monde, 05/09/2011

[12] Article « La start-up chinoise DeepSeek bouleverse le secteur de l’intelligence artificielle », Le Monde, 27/01/2025


Huitième lettre

Titre Encre de ChineVoici la deuxième lettre de ce deuxième voyage. Elle rassemble des observations ou des anecdotes vécues pour l’essentiel dans le Yúnnán, que j’ai quitté fin septembre. En octobre, j’ai poursuivi mon voyage, en séjournant à Sūzhōu, puis Nankin puis Pékin, d’où je vais partir dans trois jours pour rentrer en France.

Je vous souhaite une bonne lecture.

Pression familiale autour du mariage des enfants

La troupe « Une personne, un récit », à la fin de leur répétition (voir Lettre 7), m’avait invité à venir assister au spectacle qu’ils organisaient la semaine suivante. Je m’y suis rendu avec Dioni.

Si Dioni m’a dit avoir compris à peu près la moitié de ce qui se disait, ce fut loin d’être mon cas. En revanche, grâce aux explications en anglais d’un des acteurs et de la cheffe de la troupe, j’ai parfaitement compris le dispositif, original et intéressant.

Avant que le spectacle ne commence – les acteurs attendant, sagement assis sur un banc –, l’animatrice de la troupe a présenté le thème du spectacle et demandé aux spectateurs si cela faisait écho à leur propre vie. C’était le cas de beaucoup.

8-1B Mariage des enfants
Dialogue de la metteuse en scène avec le public

 8-1a Mariage des enfants

La troupe, en attendant

Après un quart d’heure d’échanges avec la salle, les acteurs sont entrés en scène.

L’intrigue était la suivante : deux parents et deux grands parents, installés autour d’une table discutent de leur volonté commune de marier leur fille / petite fille. Elle travaille à Shanghai toute l’année et revient pour les fêtes dans sa famille. Ils veulent en profiter pour la convaincre de passer aux actes et lui proposer un mari.

La jeune femme arrive et des échanges avec ses parents – auxquels je ne comprends rien – s’engagent puis s’achèvent. Le spectacle étant terminé – du moins le croyais-je –, l’animatrice réapparait et interpelle la salle. Beaucoup de spectateurs prennent la parole. Des femmes lèvent la main. Ce n’est qu’après coup que j’ai compris pourquoi. Elles étaient volontaires pour jouer le rôle de la jeune femme, non pas pour trouver une solution à une situation qui n’en a pas, mais pour montrer comment elles, elles s’y seraient pris.

8-1C Mariage des enfants
La grand-mère (à droite) discute avec sa petite fille

Une après l’autre, quatre spectatrices se sont ainsi succédé, se passant les lunettes noires de la première jeune femme pour matérialiser la substitution et jouer leur partition.

Ces nouveaux dialogues étaient totalement improvisés. Ils ont souvent fait réagir la salle qui a beaucoup ri, et ont donné l’occasion de belles prestations d’acteurs.

A la fin de la séance, l’animatrice de la troupe est venue me voir pour me demander ce que je pensais du spectacle. Je lui ai répondu que malheureusement, je n’avais rien compris aux échanges. Lors de la répétition de la semaine précédente, les acteurs bougeaient, lui dis-je. Il y avait un langage des corps que je pouvais m’approprier. Mais là, tous étaient assis à une table et seule la parole portait le sens. En revanche, j’avais très bien compris le dispositif et le trouvais particulièrement ingénieux ; il permet un véritable engagement des spectateurs dans le spectacle et autour de questions de société ; des questions dans lesquelles tout le monde se retrouve, sans que personne ne cherche à donner de leçons. J’ai conclu en lui disant que j’étais très admiratif de ce procédé que je ne connaissais pas et lui ai demandé comment l’idée lui en était venue. Elle m’a répondu que lorsqu’elle avait créé la troupe il y a 5 ans, elle avait fait venir de Taïwan un professeur de théâtre. C’est lui qui avait proposé ce scénario.

Les valeurs "socialistes" de la Chine

Elles étaient déjà là lors de mon premier voyage, mais j’étais passé à côté sans les voir. Maintenant, je sais les repérer et je constate que je les croise souvent. Les voici, par exemple telles qu’affichées dans le Centre culturel de Kūnmíng, dans un métro avec la collaboration de Jean Claude Decaux ou encore sur un site touristique.

Ces « valeurs socialistes fondamentales » (社会主义核心价值观 Shèhuì zhǔyì héxīn jiàzhíguān) ont été définies en 2012, lors d’un Congrès du Parti Communiste Chinois. En 2018, elles ont fait leur entrée dans la Constitution qui précise désormais que « l’État doit défendre les valeurs fondamentales du socialisme, prôner les vertus civiques que sont l’amour de la patrie, du peuple, du travail, de la science et du socialisme » [1]. Ces valeurs sont donc d’apparition récente. Officiellement toutefois, « elles sont enracinées dans l'histoire vieille de 5000 ans de la civilisation chinoise et dans l'esprit de la Chine d’aujourd’hui (et elles doivent) favoriser le développement de la puissance spirituelle de la nation chinoise » [2] .

Elles s’expriment toutes en deux syllabes et sont réparties par groupe de quatre, relevant de trois niveaux différents : le premier rassemble celles qui concernent le pays, le deuxième la société et le troisième les citoyens. Leur traduction n’a toutefois rien d’évident, car derrière des mots qui nous sont communs peuvent se cacher des contenus différents.

Voici un tableau qui récapitule ces valeurs, avec une traduction usuelle.

  

Au niveau du pays 国家 guójiā

富强 fùqiáng

Richesse et puissance

民主 mínzhǔ

Démocratie

文明 wénmíng

Civilité

和谐 héxié

Harmonie

 

Au niveau de la société 社会 shèhuì

自由 zìyóu

Liberté

平等 píngděng

Egalité

公正 gōngzhèng

Justice

法治 fǎzhì

Etat de droit

 

Au niveau du citoyen 公民 gōngmín

爱国 àiguó

Patriotisme

敬业 jìngyè

Dévouement

诚信 chéngxìn

Intégrité

友善 yǒushàn

Amitié

En tant que telles, on ne peut que les regarder avec bienveillance. On y retrouve même la trilogie de nos frontons d’école : liberté, égalité, fraternité. Le même article du Quotidien du peuple toutefois souligne une différence rendue invisible par ces traductions. Il se conclut en effet sur une distinction entre « les soi-disant « valeurs universelles » créées par l'Occident et les concepts que la Chine respectent », relevant que « l’imposition forcée de certaines valeurs occidentales conduit à des réactions de rejet qui sont source d’instabilité » [3].

Prenons quelques exemples. D’abord 文明 wénmíng. On le traduit souvent par « civilisation ». En fait, il a ici un sens beaucoup plus étroit et prosaïque. Il vise les civilités, les bonnes manières que doivent avoir les Chinois entre eux et avec les étrangers. Ils sont souvent affichés dans les sites touristiques. Vous trouverez un exemple de ces prescriptions en (re) lisant « Education civique gouvernementale » dans la lettre précédente.

Autre illustration. Dans la version en français du Quotidien du peuple, 敬业 jìngyè est traduit par « dévouement », mais Zhōu  me l’avait spontanément traduit par « aimer travailler ». 业 yè renvoie en effet à différents types d’occupation : métier, industrie, affaire, étude… Le dictionnaire Pleco  propose « se consacrer à » ou « respecter son travail ou ses études ». Il est vrai qu’il faut parfois beaucoup de dévouement pour aimer son travail…

Mais c’est autour de 民主 mínzhǔ, la démocratie que la différence se fait la plus grande. Lorsque j’ai interrogé Zhōu  sur le sens qu’avait pour elle ce mot, elle m’a répondu que cela signifiait que tout le monde avait le droit de donner son avis sur ce qui serait bien pour le pays, à charge au gouvernement d’en faire la synthèse. Historiquement, la démocratie chinoise prend sa source dans la tradition léniniste du centralisme démocratique, en vigueur au sein des Partis Communistes qui ont été créés à la suite de la révolution soviétique : liberté de discussion en amont des décisions et unité d’action, sans contestation interne possible, une fois la décision adoptée.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce même mot, chez nous, ne recouvre pas du tout les mêmes pratiques…

Vade-mecum pour construire un site touristique en Chine

J’ai suivi une semaine de cours décentralisé à 腾冲,Téngchōng, une commune limitrophe de la Birmanie. A quelques kilomètres de là se trouve une zone touristique récemment ouverte, le Parc des volcans (火山公园, huǒshān gōngyuán). Je m’y suis rendu un matin tôt, avec 周 Zhōu, ma professeure, pour monter, sans être harassé par le soleil, au sommet du volcan principal, le Mont du Grand Vide [4] (大空山, Dàkōng Shān).

La suite de l’histoire pourrait s’écrire sous forme de recette à l’attention de promoteurs touristiques néophytes :

En Chine les sites historiques ou naturels sont classés de 1A, les plus modestes, à 5A, les plus éblouissants. Dans cette dernière catégorie, on trouve la Grande Muraille, l’Armée enterrée, les sites karstiques de 石林 Shílín ou 桂林 Guìlín … Rien que du beau monde.

Règle 1 : pour attirer le maximum de touristes chinois, il faut viser le 5A

La zone de volcans éteints proche de la Birmanie peut parfaitement faire l’affaire. Elle n’est pas connue des Chinois, mais elle le mériterait. Dans cette zone, chercher un volcan formant un beau cône, régulier, pas trop haut, avec un beau cratère intérieur, se détachant nettement du plateau sur lequel il est installé. Bref, un volcan inoffensif archétypal. 大空山, Dàkōng Shān répond parfaitement à ces critères.

8-3A Volcans
Le Parc de volcans de Téngchōng

Règle 2 : aménager les alentours pour faciliter une circulation humaine massive

Dans une zone 5A, il faut s’attendre à des foules arrivant aux mêmes dates. Il faut donc dimensionner les espaces environnants sur les pics de fréquentation : parking, routes, navettes, chemins, restauration, boutiques de souvenirs (inoubliables)...

Si possible privilégier la ligne droite. Dans le cas du volcan, ne pas mégoter : deux escaliers aux 600 marches régulières, l’un pour la montée, l’autre pour la descente, avec deux paliers équidistants pour faire étape, souffler un peu et bénéficier de points de vue progressifs. Une escalade possible en un quart d’heure si on ne s’arrête pas.

8-3B Volcans
Le volcan Dàkōng
8-3C Volcans
Les escaliers du Dàkōng

 Règle 3 : enrichir la proposition principale

Pour retenir le touriste plus d’une heure trente – le temps qu’il faut depuis l’entrée du site pour arriver au sommet, faire le tour du cratère et revenir au point de départ –, il faut agrémenter la visite vedette d’annexes. Dans le cas du Parc de volcans : une montée à cheval du Grand Vide plutôt qu’à pied ; un deuxième volcan, le Petit Vide, pour ceux qui craindrait le vertige ou la grande fatigue, ou pour qui le Grand n’aurait pas suffit ; des montgolfières pour ajouter des touches insolites de couleurs au paysage ; une piste d’ULM ; deux musées volcanologiques, un pédagogique sur la géologie volcanique, un second expérientiel, permettant d’éprouver des sensations d’irruptions…

En revenant de cette visite, j’ai fait part de mon étonnement à Zhōu : « des escaliers permettant de monter en ligne droite jusqu’au sommet d’un volcan, il n’y a qu’ici que j’ai vu ça ». Elle avance une hypothèse : les Chinois n’ont pas beaucoup de vacances, ni beaucoup de temps. Il faut leur faciliter la vie et ne pas retenir trop longtemps ceux qui dans une journée veulent faire plusieurs visites.

Certes, me dis-je, le précepte taoïste du non-agir était déjà marginalisé dans la Chine impériale au profit de l’activisme et de la morale confucéenne, mais il s’est probablement encore plus éloigné des consciences dans la Chine contemporaine, engagée dans une course économique et technologique effrénée pour rattraper puis dépasser l’occident.

Est-ce pour cela que la divinité taoïste qui, à Sūzhōu, nous accueille dans son temple « mystérieux » (玄妙寺 Xuánmiào sì), a l’air si courroucé ?

8-3I Volcans
 Xuánmiào sì, le temple taoïste de Sūzhōu

Scène de ménage en plein air

Lors de ma conférence sur la Chine à la médiathèque de Reims, j’avais été questionné sur la gestuelle des relations. Voici la réponse prudente et empêchée que j’avais alors donnée.

J’ai été cette fois-ci plus attentif  à ce qui se passait autour de moi dans ce domaine. Lors d’une visite aux sources chaudes de la région de Téngchōng, j’ai ainsi été intéressé – mais j’ai rapidement découvert que Zhōu qui m’accompagnait l’était tout autant – par une petite brouille entre amants.

热海 Rèhǎi, la Mer Chaude, est un site classé 5A. Un chemin en boucle y est tracé qui passe par tous les points d’intérêt du parcours. Il y a de fortes chances dans ce genre de configuration que vous vous retrouviez sans cesse, parfois devant, parfois derrière, ceux qui ont commencé en même temps que vous la visite. C’était le cas d’un couple que j’ai assez spontanément classé dans la catégorie des amants. Elle, petite femme pétillante et bondissante dans une trentaine finissante, lui, bonhomme tout en rondeur dans la cinquantaine commençante.

Au  début tout allait bien. Ils se tenaient par la main ou elle le rejoignait en glissant son bras sous le sien. Elle était tout sourire, heureuse de la promenade ; lui était moins expansif, mais il avait l’air d’y trouver son compte.

On s’est ensuite un peu perdu de vue. Finalement on les retrouve devant une cascade qui est une invitation à se faire prendre en photo devant. C’était ce qu’ils étaient en train de faire. Lui était en hauteur, ordiphone à la hauteur des yeux, elle en contrebas devant la cascade, souriante et montrant son profil le plus avantageux.

Peu après, nous quittons cet endroit et nous retrouvons justes derrière eux. Il avait dû se passer quelque chose entretemps car elle lui parlait d’un ton vif ; elle était si courroucée qu’elle lui tapa sur le bras.

8-4 Scène de ménage b
Caricature envoyée par Zhōu accompagnée d'un vocabulaire chinois des relations amoureuses

Il réagissait mollement, attendant peut-être la fin de l’orage. Ils se sont alors arrêtés sur le chemin. On en a profité pour passer entre eux. Ce fut une sorte de médiation-interposition car ils ont fait silence en nous regardant passer, mais éphémère car ils ont repris aussitôt après leur chamaillerie.

Amusé, je me tourne vers Zhōu. Elle me demande si j’ai compris la raison de leur conflit. Malheureusement non. « En fait, elle lui reproche de ne pas savoir prendre de belles photos d’elle ». Evidemment !

Nous avons continué notre promenade, sans jamais trop nous éloigner de l’amour en déshérence. Nous arrivons sur une plateforme où des artisans présentent à la vente leurs œuvres. Lui s’assoit à une table et discute avec quelqu’un qu’il ne connait pas pendant qu’elle, de son côté, à bonne distance, tourne autour de stands de bijoux. La crise semble à son apogée [5] !

Nous arrivons au clou de la promenade : 大滚锅 dàgǔnguō, la Grande Marmite Bouillonnante, une vasque d’où sort une eau voisine de 90°. C’est évidemment là qu’il faut se faire prendre en photo, avec derrière le nom du site en majesté afin d’assurer auprès de ses amis l’authenticité de la visite. C’est ce que Zhōu a proposé de faire pour moi.

8-4 Scène de ménage eJe me suis ensuite assis quelque temps sur un banc non loin de là pour changer la batterie de mon appareil photo. Quand je me suis relevé, j’ai vu qu’une chance de réconciliation était en train d’être offerte à nos amants…

8-4 Scène de ménage fMalheureusement, nous ne connaissons pas la fin de l’histoire car nous sommes allés en contrebas prendre un bain dans un établissement de sources chaudes, ce qu’eux n’ont pas fait. Mais en matière de relation amoureuse, les différences culturelles ne semblent pas si déterminantes. Chacun donc peut imaginer l'histoire qui lui convient…

La rêverie trop-boscopique de Téngchōng

Lors d’un Coin anglais consacré à la musique, un des participants avait fait l’éloge d’un spectacle musical qu’il avait vu à Téngchōng. Comme je m’y rendais dès le lendemain pour une semaine, je lui en ai demandé le nom : 梦幻腾冲 Mènghuàn Téngchōng, « Rêverie à Téngchōng ». Nous y sommes allés un soir avec Zhōu.

Je fus moins enthousiaste que mon informateur : trop de couleurs, d’effets spéciaux, de projections stroboscopiques, de brumes, de multiplications de scènes sur le plateau…, à l’image de ce que j’avais vu à Lijiang (« Sòngchéng ou le divertissement à grande échelle », cinquième lettre).

Le spectaculaire, en éparpillant le regard, tue le spectacle. Les musiciens / danseurs / chanteurs étaient pourtant largement à la hauteur de leur tâche ; ils n’avaient pas besoin d’être noyés sous un déluge d’artifices.

Voici toutefois un moment de grâce prélevé dans ce maelstrom, sous-titré grâce à Zhōu. Téngchōng est la dernière étape chinoise de la route du thé qui va en Birmanie, puis  en Inde. Toute l’année, des caravanes empruntaient ce chemin dans un sens puis dans l’autre. C’est l’épreuve de vie de ces caravaniers que ce couple chante.

Quand la Chine s’éveillera, vu par un consul de France en Chine, au début du XX° siècle

建水 Jiànshuǐ est une jolie cité située à 300 km au sud de Kūnmíng. C’est là que j’ai passé ma dernière semaine dans le Yúnnán. Je logeais dans la vieille ville, près de la Tour Face au soleil. Au 1° et 2° étage de cette Tour étaient exposées des photographies du début du XX° siècle, prises par Auguste François, Consul de France à 云南府  Yúnnánfǔ, l’ancien nom de Kūnmíng.

8-6a Yunnan en 1900
Portrait d’Auguste François, Consul de France, en dignitaire Chinois

Je m’y suis intéressé pour deux raisons. La première, c’est qu’il existe fort peu de photographies du Yúnnán de cette époque. Celles exposées provenaient d’ailleurs de collections françaises. Mais aussi parce que j’avais découvert, quelques mois avant cette visite, une citation de ce même Consul que je trouvais d’une grande lucidité.

Commençons par quelques unes de ces photos qui dessinent le portrait d’un pays radicalement différent de celui d’aujourd’hui.

8-6b Yunnan en 1900
Les trois premiers de  l’examen impérial du Yunnan de 1903 : Li Kun (à gauche), Shi Ruqing (au centre) et Yuan Jiagu (à droite)

 8-6c Yunnan en 1900

Attelage de transport postal (1900)

 

8-6d Yunnan en 1900
Fumerie d’opium
P84 Guirlande de têtes sur les murailles ra
Exposition des têtes de chefs rebelles du soulèvement de Zhōu  Yunxiang (1903)

 

P192 Le maréchal Sou ra
Maréchal Sou, gouverneur du Yunnan


 

8-6g Yunnan en 1900
Transport fluvial sur la rivière Rouge (1900)

 

Et pour conclure, voici cette surprenante citation :

"Et, malgré ce qu'on en pense, le pays si vieux vivrait encore avec ses vieilles coutumes, ses vieilles idées, sa vieille administration qui, lorsqu'on la voit fonctionner, montre des rouages solides et un mouvement parfaitement réglé. L'Europe vient de mettre brutalement la main dans ce système ; à celui de la famille, il va substituer celui de la caserne ; elle a démontré à ces amoureux de la paix les nécessités de repousser la guerre ; pour le placement par la force du produit de ses machines, elle va détruire ici un état social sans danger et en substituer un qui ne fera, dans l'avenir qu'aggraver le sien propre." [6]

A cette époque, la France était une puissance qui n’hésitait pas à utiliser la force pour servir ses intérêts coloniaux. Ma note « Une histoire française qui a laissé des traces » dans la cinquième lettre en donne une illustration.

Je trouve rassurant qu’un serviteur de l’Etat, en poste à ce moment là, ait pu avoir un jugement indépendant des rôles qu’on lui demandait de jouer et auxquels il ne pouvait échapper, sauf à se démettre. Les « rouages solides » allaient s’effondrer quelques années plus tard et faire entrer la Chine dans des troubles dont elle ne sortira qu’après la mort de Mao.

Il est possible que son jugement reste prémonitoire. L’avenir nous le dira.

Mendicité

C’était mon premier jour à 苏州 Sūzhōu. Il faisait très chaud cet après-midi là aussi avais-je prévu de visiter un Musée pour être plus au frais. Je sortais de mon hôtel pour m’y rendre quand une femme surgit derrière moi et m’accoste. Au début, surpris, je ne comprenais pas ce qu’elle me voulait, puis mon esprit s’est désembrumé ; elle me demandait 10 yuans (1,30 €), pour pouvoir s’acheter à manger. C’est la première fois qu’en Chine je suis ainsi abordé. Dans mon séjour précédent, j’avais bien, une fois, rencontré un mendiant. Amputé des jambes, il montait un marché de rue en forte pente en se faisant glisser sur une planche. Installé au milieu de la voie, il ne s’adressait à personne, ayant posé à ses côtés une sébile dans laquelle les passants pouvaient laisser leur écot.

J’ai répondu à cette femme que je ne voulais pas lui donner d’argent, mais elle a continué de me solliciter. J’ai changé de direction, marché plus vite, Rien n’y faisait. Quand elle m’a retenu par l’épaule, je me suis mis en colère en lui criant en français : « ça suffit maintenant ». ça a coupé net ses sollicitations et je ne l’ai plus revu.

Je ne suis pas à l’aise avec ces situations. Parfois je donne, parfois je ne donne pas. Mais pour qu’elle s’accroche ainsi, acceptant une forme d’indignité, c’est qu’elle en avait besoin de cet argent. Moi, pas.

Un ange venu du ciel ?

J’ai acquis une certaine expertise pour utiliser les applications chinoises. Dans la plupart des cas, ça marche. Mais il est des situations dans lesquelles j’atteins les limites de mes compétences. Je vois bien qu’il y a un problème, mais ne sais pas le résoudre. C’est notamment le cas lorsque je veux commander avec une application dédiée un taxi en sortant d’une gare ou d’un aéroport. Les lieux où cela est possible sont toujours bien fléchés. Mais on arrive généralement sur de vastes esplanades avec beaucoup de personnes, beaucoup de véhicules, beaucoup d’embranchements, beaucoup de chauffeurs qui vous hèlent pour vous proposer leur service, toujours plus cher.

Arrivé à la gare de Sūzhōu, sur un de ces lieux de la complexité, je commande donc mon taxi. L’application m’en trouve un, mais je me rends compte assez vite qu’il va m’attendre sur la sortie sud de la gare alors que je suis sur la sortie nord. Je n’avais aucune envie de traverser les 500 mètres (eh oui, en Chine les équipements publics sont dimensionnés à l’échelle du pays et des foules qui le parcourt) qui me séparaient du sud avec ma valise et mon sac à dos. Plongés sur mon ordiphone, je n’avais pas vu un homme qui me regardait faire. Il me dit « Non, il ne faut pas faire comme ça ».  Je m’en doutais bien un peu. Il me prend alors mon téléphone. Je le regarde faire à mon tour, mais il allait trop vite pour moi. Il a annulé ma commande, donné un motif à cette annulation, puis il a changé d’application. Il est allé sur Wechat, est passé rapidement d’une page à une autre, y a fait pour moi une commande pour un taxi 滴滴 Dīdī (l’Uber chinois). Il en trouve un. Il l’appelle et lui dit où il doit se rendre. Il cherche des yeux sa plaque d’immatriculation, la trouve et me montre la voiture du doigt. Une minute et demie après son intervention, je déposais mes bagages dans le coffre du taxi…

J’étais un peu éberlué. J’ai remercié mon sauveur et j’ai mesuré en même temps tout ce qui séparait son savoir faire du mien…

Bon appétit

A 建水 Jiànshuǐ, pour aller déjeuner ou diner, je passais toujours devant cette échoppe, et à chaque fois je m’arrêtais longuement devant pour regarder les nouveaux arrivages.

8-9 Bon appétit
Un restaurant spécialisé à Jiànshuǐ

J’ai montré cette photo à 杨 Yáng, ma professeure et je lui ai demandé si elle mangeait de ces insectes. Elle m’a dit non en faisant la moue, puis m’a montré cette vidéo qu’elle est allée chercher sur 百度 Bǎidù (le Google chinois).

Si j’avais été capable de discuter avec la patronne du restaurant comme l’a fait cette jeune femme avec le commerçant, peut-être aurais-je essayé ? ça n’a pas été le cas. Devant tant de choix possibles,  je n’ai pas eu le courage de l’exploration culinaire.

*****

Ce sera tout pour aujourd’hui.

N’hésitez pas à déposer un commentaire ou les lire s’il y en a. Il suffit de cliquer  sur la rubrique COMMENTAIRES qui figure sous les notes, pour en ajouter ou les consulter. Sous la septième lettre, par exemple, il y en a deux.

A bientôt,

民心

 

[1] Source : Antoine Bondaz, « Chine. Des valeurs au service du Parti », revue Inflexions, n° 48, 2021 /3

[2] Source : « Les valeurs sociales de Chine en 12 mots, lesquelles ? », Le Quotidien du Peuple - 2 Mars 2016

[3] Source : « Les valeurs sociales de Chine en 12 mots, lesquelles ? »

[4] 空  kōng peut signifier vide ou ciel. J’avais opté pour Ciel, mais Zhōu pense qu’il vaut mieux traduire par vide, car le mot décrit probablement le cratère intérieur du volcan.

[5] J’avais demandé à Eliot l’animateur du Coin anglais quelle application il utilisait pour changer le visage des personnes. Je l’ai téléchargé, mais elle était trop complexe ; je ne suis pas arrivé à la faire fonctionner. J’ai donc utilisé l’outil Gomme sur un logiciel de traitement d’image. Désolé : le résultat est moins amusant.

[6] Lettre du 16 septembre 1901 adressée à Mme de B., extraite de L’œil du consul - Auguste François en Chine (1896-1904), Le Chêne - Musée Guimet, Paris, 1989


Quatrième lettre

Encre de Chine titreVoici une quatrième et dernière lettre écrite depuis Kunming. Je termine en effet ici mes trois mois d’apprentissage du chinois. D’ici mon retour en France à la fin février, j’ai prévu quelques étapes de découverte en solo de la Chine : Chengdu, Guilin, Shanghai, Xi’an et Pékin. Si ces visites m’en laissent le loisir, j’essaierai de poster une dernière lettre avant mon départ de Chine.

4-0 Dernier mois en Chine Bonne lecture ! 

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Troisième lettre

Encre de Chine titreVoici une troisième lettre, écrite depuis Kunming.

 Bonne lecture ! 

 

La paix ! La paix ! La paix !

Le nouvel an, c’est la période des vœux, alors autant commencé par celui-ci !

Il n’y a pas de bonheur privé possible sous les bombes et les atrocités de la guerre. Nous en sommes heureusement épargnés en France, mais elle est à nos portes : en Ukraine depuis bientôt deux ans [1], les massacres en Israël puis l’effondrement de Gaza en représailles cette année. En 2022, 56 États connaissaient un conflit armé sur leur territoire [2]. Quel gâchis ! Quel déploiement de violence ! Comment imaginer relever les défis du changement climatique et renouer un rapport raisonnable à la nature si au lieu de nous soucier du monde qui nous entoure et nous permet de vivre, nous cultivons la haine et l’esprit de revanche au sein de notre espèce ?

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