Onzième lettre
07/05/2025
Rentré en France, je me suis dépêché d’achever cette lettre commencée en Chine, afin de ne pas perdre de motivation comme ça avait été le cas la dernière fois.
La voici. Je vous souhaite une bonne lecture.
Le Lac de l’Ouest et l’esthétique chinoise
Le Lac à l’Ouest de Hangzhou est célèbre en Chine depuis les dynasties Tang et Song (618-1279). De nombreux peintres et poètes renommés de ces époques l’ont pris comme thème. Sa célébrité a même franchi les frontières de la Chine et atteint la Corée et le Japon. De nombreux jardins ou parcs dans d’autres villes ou régions ont souvent cherché à reproduire ses paysages car ils étaient considérés comme une sorte d’aboutissement, de perfection à laquelle pouvait atteindre l’action conjointe de la nature et de l’homme [1]. Aujourd’hui, intégré au patrimoine culturel mondial, il est une destination très prisée.
On peut facilement en faire le tour à pied.
C’est ce que j’ai fait, sans vraiment comprendre pourquoi il bénéficiait d’une telle aura. J’ai pris beaucoup de plaisir à l’arpenter, mais comme j’en ai chaque fois que je me promène dans un parc public à m’amuser de la « vie légère » chinoise (voir « wan ou la vie légère » dans la sixième lettre).
J’en serai resté là, content de mon périple, si je n’avais pas, par curiosité, visiter le Musée du Lac de l’Ouest. J’ai en effet compris là quelque chose de l’esthétique chinoise qui m’avait jusqu’alors échappée.
Depuis la dynastie des Song du sud (960-1127), les peintres de cour ont souvent produit des peintures du Lac de l’Ouest en leur donnant des « noms poétiques en quatre caractères ». Parmi les nombreuses scènes ainsi peintes, dix ont été retenues par l’empereur comme les plus admirables. Cette approche a ensuite progressivement été appliquée aux autres paysages uniques de Chine qui prirent le nom de « Lieu pittoresque nommé poétiquement ».
En voici deux exemples tirés des Scènes du lac de l’Ouest réalisées sur feuilles de soie par Yǒng Róng 永瑢, un peintre calligraphe du XVIII° siècle.
Les bulldozers ont substantiellement modifié l’environnement du Lac de l’ouest. Sur plus d’un tiers de son parcours, de ses rivages on peut voir des bâtiments de grande hauteur dont l’élégance reste à démontrer.
En 1984, pour reprendre la tradition impériale, de nombreuses institutions de la région ont lancé un processus de consultation publique pour sélectionner « dix nouvelles vues du Lac de l’Ouest ». Cette démarche a été renouvelée et, en 2007, du fait des nombreuses opérations de protection du Lac engagées depuis son inscription sur la liste de l’UNESCO, une 3° sélection a été opérée que le musée présente. Je reproduis ci-dessous quelques uns de ces « sites pittoresques nommés poétiquement » que je n’ai pas su voir.
Ces traductions sont évidemment des trahisons. Elles ne rendent compte ni du caractère synthétique des expressions, impossible à restituer en quatre syllabes françaises, ni des références culturelles chinoises qui y sont associées.
Ce que ces images permettent toutefois de comprendre, c’est qu’un « lieu pittoresque nommé poétiquement » est l’union intime d’un lieu et d’un moment. C’est une expérience sensible qui mobilise tous les sens. C’est ce que j’ai compris aussi en regardant ces caméras tournés vers un coucher de soleil sur le lac Kunming du Palais d’été, pour le capturer.
C’est ce qu’Henri Cartier Bresson appelait l’ « instant décisif », auquel il n’associait toutefois pas d’expression poétique.
Me revient aussi à l’esprit, pour faire un second lien avec l’esthétique occidentale, cet auto-documentaire de Jean-Luc Godard. On y voit son équipe de tournage arrêté sur la bande d’urgence d’une autoroute en Suisse en train de filmer un coucher de soleil. Arrivent des policiers qui demandent à l’équipe de partir car on ne doit pas stationner sur les bandes d’urgence. Godard alors intervient pour leur expliquer que « justement, il y a urgence ! ».
Vœu pour une prochaine réincarnation
Le Jiāngxī 江西 est une des plus belles campagnes de Chine. Au Printemps, elle se couvre de fleurs de colza qui viennent colorer ses paysages. Je m’y suis rendu quelques jours pour en profiter.
Huánglǐng 篁岭 est un village réputé pour ses points de vue sur les champs jaunes qui dévalent de ses collines. Je pensais pouvoir admirer ces paysages. Mais quand je suis arrivé sur place, j’ai découvert deux choses : la première, que le site est classé 5A et donc très fréquenté ; la deuxième, que pour monter dans les hauteurs et s’arrêter aux différentes plateformes, il fallait emprunter un téléphérique, ce que le vertige m’empêchait d’oser faire (voir dixième lettre, « Deepseek, guide de la Chine rurale »).
Au guichet du site, je dis à la guichetière que je voulais monter à pied. Elle me répond, surprise, qu’il vaut mieux compte-tenu de mon âge que je prenne le téléphérique et que ça ne me couterait, en tant que sénior, que 65 yuans. J’insiste. Elle m’informe alors qu’il n’y a pas de chemin, mais seulement des pistes que les paysans empruntent pour aller dans leurs champs. Devant mon obstination, elle m’indique qu’il y en a qui partent juste derrière le bâtiment des téléphériques.
C’est là où je me suis donc rendu. J’ai commencé à gravir les pentes. Il n’y avait personne dans les champs, seulement des cabines qui passaient au-dessus de ma tête. Assez vite, je me suis rendu compte que je ne pourrais pas aller très loin comme ça, d’une part parce que les pistes partent dans toutes les directions et que je n’avais aucun moyen de savoir lesquelles emprunter, et d’autre part qu’elles étaient très étroites par endroit me confrontant à des vides inquiétants sous mes pieds. J’ai donc rebroussé chemin et me suis d’ailleurs un peu égaré au retour alors que je n’étais monté que de deux ou trois cents mètres.
Voici pris par d’autres ce que j’aurais pu voir.
J’étais évidemment déçu de moi-même. Sartre écrit quelque part que le vertige n’est pas la peur du vide, mais la peur de soi face au vide, la peur de s’y précipiter. C’est profondément juste, et injuste. Les phobies tombent sur nous un peu comme la pluie. Certains en ignorent l’existence et d’autres les subissent. Ceux qui n’ont pas celle-ci peuvent avoir celle-là, incompréhensible pour ceux qui ne l’éprouvent pas.
C’est décidé. Pour ma prochaine réincarnation, je veux être alpiniste pour pouvoir admirer tout ce dont m’a privé l’actuelle.
Tant pis si vous êtes sur le trajet du TGV…
Dans le Jiāngxī, plusieurs villages ont gardé leur habitat traditionnel. Lǐkēng 李坑, le premier que j’ai visité, n’était qu’à quelques kilomètres de mon hôtel. Lorsque je suis descendu du taxi à l’entrée du site, j’ai cru d’abord m’être trompé d’endroit. Le village est en effet assez loin de cette entrée et voilà ce que j’ai d’abord vu.
Passé ce moment d’étonnement, je me suis promené dans le village effectivement charmant, même si chaque maison sur la rue qui longe la rivière est un commerce pour touristes.
Par chance le viaduc est ferroviaire et à la pollution visuelle ne s’ajoute donc pas de pollution sonore. Dans l’après-midi je n’ai entendu que deux trains passés, toujours trop vite pour pouvoir les suivre des yeux.
La Chine a investi des sommes colossales pour développer les infrastructures de transport à travers tout le pays. C’est une des raisons de son succès économique. Les lignes de TGV sont de plus en plus nombreuses. La grande vitesse ferroviaire exigeant des lignes droites et de faibles pentes, j’imagine que les ingénieurs ont dû faire des tracés à la règle sur des plans, sans trop de préoccuper de ce qu’il y avait sur le chemin. En tout cas, un jour, les villageois de Lǐkēng ont découvert que la ligne passait chez eux. Ils ont peut-être protesté, mais cela n’a pas eu d’effet. Ils ont maintenant un solide pont bétonné très moderne qui s’ajoute au charme de l’ancien préservé du village…
Mais comme maintenant l’édifice est là, autant saisir les opportunités qu’il offre. L’espace entre deux de ses jambes ont permis ainsi d’y loger, bien à l’abri, un terrain où les jeunes de Lǐkēng peuvent s’entrainer à passer des paniers !
Apprendre de l’expérience. Le cas Wǔhàn ?
C’est en janvier 2020 que, pour la première fois, j’ai entendu parler de 武汉 Wǔhàn. Peut-être vous en souvenez-vous ? A l’époque, des reportages étaient diffusés sur le marché de gros de cette ville chinoise, qui semblait être le lieu d’origine de la transmission d’un nouveau virus d’une espèce animale vers l’homme : le covid. A coup sûr, vous vous souvenez de la suite…
Je n’avais pas prévu d’y passer. Mais en regardant comment je pouvais me rendre en train de Wuyuan à Pingyao, je me suis rendu compte que Wuhan était sur la ligne de TGV et ferait une excellente étape. Finalement, j’y suis resté 5 nuits.
Mon hôtel n’était qu’à un quart d’heure en vélo de ce marché. Par curiosité, je m’y suis rendu au petit matin pour voir ce qu’il était devenu et quel genre de « marchandises » on y trouvait désormais. Mais arrivé là, j’ai trouvé porte close. Il fallait montrer patte blanche devant une lucarne grillagée pour pouvoir entrer.
A côté, il y avait cette affiche.
Elle informait du déplacement du marché de gros qui est désormais implanté à 20 km au nord-est de la ville, dans ce qui est devenu « le plus grand centre commercial de distribution de produits agricoles du centre de la Chine », capable d’approvisionner en 3 heures, 70 % des grandes et moyennes villes de Chine. Sur une zone de construction de plus de 200 hectares, il rassemble cinq marchés professionnels : « les fruits internationaux, les fruits de mer et produits aquatiques, les légumes, les produits congelés et le centre de commerce des produits agricoles secondaires ».
Il n’est plus fait mention dans cette liste des produits carnés. Interrogé, mon robot conversationnel m’a d’abord confirmé que le marché de gros avait été fermé suite à l’épidémie de covid et que la commercialisation d’animaux sauvages était en Chine désormais interdite. C’est tout ce que j’ai eu le temps de lire car après avoir rédigé une longue réponse, très argumentée, il a tout effacé pour lui substituer sa réponse standard agaçante : « Désolé, cela dépasse mes compétences actuelles ». C’est évidemment faux. Il avait trouvé la réponse, mais s’est après coup ravisé en me demandant de « (parler) d’autre chose ». C’est bien dommage, car je ne vois rien de répréhensible dans le fait de corriger ses pratiques compte-tenu de l’expérience.
C’est d’ailleurs ce que la langue chinoise distingue très bien car elle dispose de deux mots pour parler de l’expérience. Il y a jīnglì 经历, une expérience qui est un simple vécu. Quelque chose qu’on a fait, dont on se souvient. Par exemple, je pourrais évoquer celle-ci : « J’ai essayé de monter sur les collines qui entourent Huánglǐng pour voir de beaux points de vue sur les champs de colza, mais je n’y suis pas arrivé ». Et puis, il y a jīngyàn 经验. C’est aussi une expérience, mais qui m’apprend quelque chose, dont je tire un enseignement, un savoir.
En français, le mot seul ne permet pas cette distinction. Il lui faut un contexte. Par exemple : « A t’il beaucoup d’expérience ? », s’inquiètera t’on au sujet du cardiologue qui va arrêter votre cœur le temps de vous faire un pontage…
Le yán zhí 颜值, score de beauté du visage
J’ai découvert récemment l’existence d’un concept d’usage commun en Chine, le yán zhí 颜值 que l’on peut traduire par « score de beauté du visage ». Connaissant le goût chinois pour les conversions des qualités en quantités, j’ai interrogé mon robot conversationnel pour savoir comment était construit ce score. Je m’attendais à voir rejeté ma requête comme il lui arrive de temps en temps de le faire. Au contraire, sur ce sujet, il était très loquace. Il finissait même ses explications en me suggérant de nouvelles investigations.
Voici, tiré du flot de ces informations, de quoi éclairer les représentations chinoises contemporaines sur la beauté.
Le score peut être attribué aussi bien aux femmes qu’aux hommes, certains critères leur étant communs, et d’autres spécifiques. Dans le commun, on trouvera la peau lisse et claire (l’idéal étant la "peau de porcelaine" 白净), la symétrie du visage (比例协调) ou des dents blanches et alignées. On attendra plus particulièrement des femmes, de grands yeux avec une "double paupière [2]" (双眼皮) et des pupilles claires, un nez fin et droit (高鼻梁), un visage ovale (鹅蛋脸) ou en cœur (瓜子脸), des lèvres pulpeuses mais naturelles… ; des hommes, des yeux profonds avec un regard "perçant" (眼神犀利), les paupières pouvant être indifféremment simples ou doubles, des sourcils épais et bien dessinés (剑眉, "sourcils en épée"), une mâchoire carrée mais pas trop (fāng liǎn 方脸 est un signe de masculinité)…
Le yán zhí privilégie le visage, mais ne s’y limite pas. Les femmes avec une silhouette en "lignes douces" (瘦但有曲线) et une taille fine[3] seront avantagées ; ce sont celles qui peuvent porter avec grâce le qípáo 旗袍.
Les hommes de grande taille (idéalement 1m80), un peu musclé mais sans excès, le seront également.
Ce découpage en tranche de la beauté permet sa quantification. Il suffit en effet d’accorder un poids à chaque critère utilisé puis une notation par critère. Le score s’exprime alors en pourcentage, selon une échelle d’après laquelle une beauté est au-dessus de la moyenne à partir de 70%, et devient très rare au-dessus de 90%.
Mon informateur m’a demandé plusieurs fois si je voulais connaître mon yán zhí et me proposait trois méthodes – il est scolairement structuré le bonhomme – : s’auto-évaluer sur la base des critères évoqués ou demander l’avis de gens autour de soi pour les deux premières. Mais c’est la troisième qui m’a surprise : utiliser une application chinoise de notation du visage. Il m’en a même fourni une liste alors que je ne lui avais rien demandé : Měitú 美图, Jīméng 激萌, Bǎidù AI 百度AI, Dǒuyīn 抖音 (le nom de TikTok en Chine). Il est allé jusqu’à m’expliquer comment procéder : prendre un selfie sans maquillage et sous une bonne lumière ; utiliser un filtre yánzhí jiǎncè 颜值检测 (détection de l’apparence) et sur cette base l’application « te fournira une réponse en pourcentage ».
Il est probable que le yán zhí sous cette forme quantitative soit d’apparition récente. Elle n’existait évidemment pas à l’époque de Mao Tsé-toung. Yán zhí gāo 颜值高, l’expression traditionnelle, signifie simplement « belle apparence ».
En revanche, à l’époque impériale, la beauté était un critère de choix des épouses et concubines. J’ai assisté à Píngyáo a un spectacle qui mettait en scène les surprenantes règles d’évaluation de la beauté féminine à l’époque de la dynastie Qing, la dernière dynastie régnante. Il n’y ait pas question de pourcentage, mais… Regardez !
Pour compléter ce que vous avez compris, voici un résumé de cette scène :
Au début, les autorités responsables de la sélection examinent en détail les caractéristiques physiques des candidates, telles que la taille de leurs pieds, la longueur de leurs ongles et les lignes de leur paume. Le premier critère est la taille des pieds. Ils doivent être de trois pouces d'or et donc pouvoir tenir dans le bol que l’on présente à chacune des candidates.
Les officiels passent ensuite en revue les jeunes filles qui sont issues de différentes familles : les Wang, les Liang, les Li… Ils portent une attention particulière aux traits de leur visage, aux yeux, au nez, au teint, recherchant une beauté naturelle sans artifice.
A l’issue de la troisième ronde de sélection, ils finissent par choisir la fille aînée de la famille Liu. Cette jeune fille de seize ans se distingue par son élégance et sa bonne éducation.
Zhao Yishuo fait alors part à la jeune femme de son souhait de l'épouser, espérant qu'elle portera l'héritage des Zhao. La jeune femme accepte cette proposition et s'engage à donner des descendants à la famille Zhao.
Le processus se conclut par une cérémonie de salut.
Dans Le palanquin des larmes [4] que je lisais à cette même époque, on trouve un témoignage sur ce même sujet, celui de Chow Ching Lie, une femme née en 1936 à Shanghai.
« On disait qu’il y avait trois beautés chez la femme » dit-elle « celle des yeux, celle du nez, celle de la bouche — et que la peau blanche valait à elle seule ces trois beautés » (…) Belle, il est vrai que je l’étais, avec un nez et des yeux plus grands que ne les ont habituellement les Chinoises, et cette peau blanche d’Européenne qui représentait alors un idéal envié ».
Cette beauté devait lui coûter cher. Elle fut mariée contre son gré, à 13 ans, au fils d’une des plus grandes fortunes de Chine. Quelques mois plus tard, la République Populaire interdisait tout mariage réalisé sans le consentement des époux…
Un supplice chinois
Dans la vieille ville de Píngyáo 平遥, j’ai visité le Yámén 衙门 qui est le nom donné aux Centres locaux de gouvernement sous l’Empire. C’est là notamment que se tenait la Cour de justice. La visite était assez banale dans sa première partie, et s’est nettement échauffé dans la seconde lorsque je suis passé devant les lieux d’emprisonnement qui présentaient les procédés et instruments de torture et d’exécution des peines dans la Chine ancienne [5]…
Je vous ai épargné ici les images les plus crues des sévices subis par les condamnés ainsi que les textes décrivant avec moult détails les « cinq châtiments » en vigueur dans l’Empire depuis les Han [6], hiérarchisés en fonction de la nature du crime.
J’étais assez surpris d’une telle exposition des horreurs faites à l’homme. Elle m’a rappelé le traumatisme qu’enfant j’avais subi en visitant avec mon père, tout jeune alors, à Clermont-Ferrand je crois, des salles consacrées à la résistance où étaient aussi exposées des photos des méthodes et instruments de torture SS.
L’expression de « supplice chinois » m’est alors venue à l’esprit et je me suis demandé d’où elle pouvait venir. J’ai interrogé Le Chat, le robot conversationnel français. Il m’a répondu qu’elle datait probablement du début du XX° siècle, et m’a renvoyé [7] sur une photo du « fonds Colbert » [8].
Voici le commentaire qui accompagne cette image sur le site EHNE où je l’ai trouvée : « Cette photographie, sans doute la plus violente du fonds Colbert, répond à cette idée répandue en particulier au début du XXe siècle selon laquelle les supplices seraient l’un des éléments culturels les plus inventifs, et de fait, attrayants de la Chine. Celui représenté ici questionne nécessairement l’authenticité de la scène, le supplicié est-il véritablement un condamné à mort ou bien la scène est-elle jouée pour la photographie ? Il conviendra de remarquer que l’image représentée sur cette plaque photographique est tronquée, bien plus étroite que les autres. Ce cadrage resserré vise à concentrer le regard sur l’épisode de torture plutôt que sur ses potentiels observateurs.
Le supplice en question est celui dit de la cage. Le condamné subit ici une mort lente : enfermé dans une cage en bois, il est contraint de se tenir debout, sa tête étant maintenue dans une cangue. Ses pieds doivent reposer sur un tas de pierre, que le bourreau retire peu à peu, et que la famille du condamné peut replacer contre une somme d’argent. Contraint de se tenir sur la pointe des pieds, les vertèbres cervicales se brisent jusqu’à la mort de l’individu ».
Brrrr, ça fait froid dans le dos…
Mais pourquoi avoir attribué à un peuple en particulier, ce qui malheureusement a existé à de nombreuses époques et dans de nombreuses civilisations, y compris la nôtre ? J’étais alors en pleine lecture d’un roman de Lao She, Messieurs Ma, père et fils et j’ai cru y trouver un début de réponse. Le roman se passe à Londres où les deux Ma ont émigré, peu après la première guerre mondiale. Lao She s’y exprime en termes très durs sur le racisme et le mépris britannique à l’égard des Chinois :
« S’il y avait vingt-cinq Chinois, on rapportait qu’il y en avait cinq mille. De plus, chacun de ces diables à face jaune fumait l’opium, s’adonnait au trafic d’armes, cachait sous son lit les victimes qu’il avait tuées, violait les femmes sans distinction d’âge et se livrait à mille autres méfaits passibles des plus cruels supplices (…) Tous les romans, toutes les pièces de théâtre, tous les films qui dépeignaient des Chinois étaient fondés sur des légendes et des rapports de ce genre. Ainsi, ces mythes s’incrustaient à jamais dans l’esprit de tous ceux qui lisaient ces romans ou voyaient ces films et ces pièces de théâtre (…) Les Chinois devenaient les plus sournois, les plus sales, les plus répugnants, les plus abjects de tous les bipèdes de la création. ».
Il en trouve la raison dans un fait simple : « Au XXe siècle, un homme valait ce que valait son pays : si son pays était fort, il méritait d’être appelé un « homme », s’il était faible, c’était un chien ! (Chinois), il est temps de relever la tête ! Sinon vous serez toujours des chiens ! ».
Le touriste chinois
Ayant appris d’une voisine Chinoise hébergée dans le même hôtel que moi à Píngyáo, qu’elle venait de faire six heures de route aller-retour, avec un petit groupe rassemblé par une Agence de tourisme, pour aller voir pendant une demie heure les chutes de Húkǒu 壶口 sur le fleuve jaune, je me moquais gentiment d’elle.
Fatiguée, mais très heureuse de son expédition, elle renchérit sur l’ironie, en me contant cette blague où des Chinois se moquent d’eux-mêmes :
中国式的旅游
上车睡觉
下车尿尿
到了景点就拍照
问去了哪里都不知道
Le tourisme à la chinoise
Ils montent dans le bus pour dormir
Ils en descendent pour faire pipi
Arrivés devant l'attraction, ils prennent des photos
Si vous leur demandez où ils sont allés, ils n'en savent rien
Le pavillon des pivoines
Je souhaitais profiter de ma dernière semaine à Pékin pour assister à un opéra chinois. Au théâtre Jíxiáng 吉祥, créé en 1904 et reconstruit sous sa forme première au septième étage d’un immeuble moderne, se jouait le Pavillon des pivoines (牡丹亭 Mǔdān tíng), une célèbre pièce du répertoire.
J’ai hésité quelque temps, en me demandant si ce n’était pas un peu téméraire, le spectacle n’étant donné qu’avec des surtitres en chinois. Puis je me suis dit que je pouvais toujours me préparer avant la séance en m’informant sur le contenu de la pièce et en en visionnant un extrait sur internet. J’ai finalement décidé d’acheter un billet.
Voici ce que je savais de l’intrigue en entrant dans la salle :
Acte 1 : Dù Lìniáng (杜丽娘), une jeune fille confinée dans le gynécée, se promène au printemps dans le jardin familial. Submergée par la beauté des pivoines, elle s'endort et rêve d'un jeune lettré qu’elle n’a jamais rencontré et qui se révèlera être Liǔ Mèngméi (柳梦梅). Elle en tombe éperdument amoureuse et meurt de mélancolie.
Acte 2 : Mèngméi, quelques années plus tard, séjourne dans ce jardin où est enterrée la jeune fille. L’esprit de Lìniáng y erre encore et ils s’y rencontrent. Sous l’influence d’une vision, il exhume son corps et elle ressuscite par la puissance de leur amour.
Acte 3 : Mèngméi vient annoncer à Dù bǎo 杜宝, le père de Lìniáng, que sa fille est revenue à la vie. Celui-ci est un haut fonctionnaire, rationaliste et rigide. Il refuse de croire aux fantômes et à la résurrection, même quand il est mis en présence de sa fille. Il pense que Mèngméi est un imposteur et le fait jeter en prison pour sorcellerie et profanation de tombe. L’empereur est informé de l’affaire avant que la sentence de mort ne soit exécutée. Eclairé par Pànguān 判官, le juge des enfers, qui confirme la résurrection de Lìniáng, il ordonne la libération de Mèngméi et légitime son mariage. Dù bǎo, contraint par le décret impérial, finit, à contre cœur, par accepter la situation.
Voici des extraits des deux premiers actes. Vous pouvez, si la durée de l’ensemble – onze minutes – vous effraie, allez directement à certains d’entre eux : Lìniáng et sa servante (début) ; chant de Lìniáng (1.59) ; le rêve de Lìniáng (2.40) ; la danse des pivoines (5.40) ; l’esprit de Lìniáng apparait à Mèngméi (6.40) ; Lìniáng ressuscitée (9.40) ; salutations (10.50)
J’ai été séduit par la beauté des habits de scène, par les mouvements savants des mains et des doigts des actrices, les maquillages, les expressions, les masques, les façons codées de marcher… Tout cela, je suis parfaitement capable de l’apprécier, d’y prendre plaisir. En revanche, la musique traditionnelle chinoise pourquoi est ce que je n’y arrive toujours pas ? Ce n’est pas faute d’insister, ni de volonté de m’acculturer.
Cela m’étonne d’autant plus que, dans l’autre sens, nombre de Chinois savent eux apprécier la musique classique européenne…
Acrobaties chinoises au Théâtre rouge
L’acrobatie, ça parle à tout le monde : de nos corps et de ce que certains sont capables de faire avec.
A Pékin, je suis aussi allé au Théâtre rouge, un lieu que beaucoup d’agences de voyage intègrent dans leur tour de la capitale car il s’y produit un spectacle d’acrobaties qui à l’avantage d’être court et de reposer les organismes de leurs clients, soumis à rude épreuve.
Mais il serait injuste de ne pas relever qu’il est aussi et d’abord de grande qualité. En voici quelques extraits autour de trois numéros, voltige acrobatique, fildefériste et vélo acrobatique.
En guise de conclusion (provisoire)
J’adore voyager, en couple ou avec mes enfants ou avec des amis. On partage beaucoup de choses et on fabrique des souvenirs communs qui vont durer. Mais ce ne sont pas les mêmes voyages que ceux qu’on fait seul.
Partir seul, c’est accepter sa vulnérabilité et c’est du fait de cette acceptation, permettre à ceux qu’on rencontre fortuitement et qui le souhaitent, d’entrer en relation avec nous, d’éventuellement nous aider. A plusieurs, nous sommes comme une forteresse, plus impénétrable, imprenable.
Ce ne sont pas les mêmes voyages… Il faut aimer les deux pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils apportent.
*****
C’est ici que s’achève cette Encre de Chine.
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A bientôt,
民心
[1] C’est par exemple le cas du lac Kunming qui borde le Palais d’été à Pékin. C’est un lac artificiel créé sur le modèle du Lac de l’Ouest par les empereurs Qing qui en étaient de grands admirateurs.
[2] J’ignorais l’existence de cette distinction avant de venir en Chine. La double paupière présente un pli visible qui la divise en deux parties distinctes ; les paupières simples sont d’un seul tenant. Les doubles paupières seraient légèrement majoritaires en Chine et plus fréquentes dans le nord que dans le sud.
[3] La "taille A4" (A4 腰) est valorisée : on peut la cacher derrière une feuille d’un format A4 !
[4] Chow Ching Lie, Le palanquin des larmes, récit recueilli par Georges Walter, Robert Laffont, 1975
[5] « La prison occupait un espace de 1700 m². Les pièces encore visibles aujourd'hui sont les salles des châtiments légers, la salle de visite et le temple de la prison. D'autres bâtiments, dont la salle des châtiments sévères et le cachot d'eau, ont été détruits. C’est la seule prison de la dynastie Qing encore existante ; elle a été utilisée jusqu'aux années 1960 » (Source : panneau introductif de la prison du Yámén)
[6] Marquage au fer, ablation du nez, amputation, castration, peine de mort
[7] Il est remarquable que ce robot cite ses sources sans qu’on le lui demande. Cette transparence est à l’honneur de ses concepteurs.
[8] Ce fonds est constitué de 1800 photos sur plaque de verre découvertes dans les réserves du lycée Colbert (Paris). Ces images, datant de la deuxième moitié du XIX° siècle, étaient utilisés à cette époque par les enseignants de ce lycée. Elles sont consultables sur le site EHNE (Encyclopédie Numérique de l’Histoire de l’Europe) de la Sorbonne Nouvelle.