La tapisserie de Bayeux – Faire la guerre, est-ce travailler ?

Nous avons dans l’article précédent examiné la manière dont la tapisserie de Bayeux rendait compte des préparatifs de la guerre de succession d’Angleterre (voir La tapisserie de Bayeux ou la victoire de la logistique). Nous voilà maintenant à Hastings, au petit matin du 14 octobre 1066...

Faire la guerre

21 Tapisserie Bayeux Soldats montent au combat
Tapisserie de Bayeux, « et (les soldats) allèrent au combat contre le roi Harold », scène 48

Le récit de la bataille s’ouvre comme une parade militaire. Dix cavaliers sont sur la même ligne ; leurs chevaux aux crinières soigneusement peignées marchent au pas et semblent piaffer d’impatience, prêts à forcer l’allure. Leurs maîtres sont équipés de cottes de maille, de lances et de boucliers. Puis on voit les cavaliers s’élancer, lance dressée vers l’avant. C’est une démonstration de force qui allie la vaillance des cavaliers et la puissance de leurs montures, toutes différentes.

Je reviendrais plus tard sur le rôle des frises dans la broderie, mais il est Impossible ici de ne pas relever les deux scènes érotiques qui surplombent la « parade ». Ce n’est pas la première fois qu’on en voit. Une autre a précédé celles-ci dans la frise inférieure de la scène 13, qui également accompagne une cavalerie. Les artistes ne sont plus là pour donner leurs raisons. Mais que font-elles là, à ce moment du récit ? Au moyen-âge, les bordures ont souvent été des lieux d’expression libre voire canaille ; elles peuvent jouer un rôle d’illustration, d’égaiement, de contrepoint ou de commentaire à visée morale du récit principal.

22 Tapisserie Bayeux Scènes érotiques
Tapisserie de Bayeux, frise supérieure de la scène 48, scènes érotiques

La lecture des deux scènes n’est pas évidente. Dans un cas comme dans l’autre, elle met en jeu un homme et une femme qui se font face, dans des positions toutefois inversées, et nourrissent un dialogue imagé avec leurs bras, qu’ils avancent l’un vers l’autre. Dans la première, l’homme tient une hache presque aussi grande que lui ; à ce stade du récit, il est plus logique d’y voir l’arme d’un guerrier que l’outil d’un bucheron ; il tend à la femme un objet en tissu que sa main traverse ; ce pourrait donc être un vêtement qui se chausse et qui pourrait être chargé de couvrir la nudité féminine, une ceinture par exemple ? A la guerre, les hommes mariés peuvent craindre l’infidélité de leur épouse restée à la maison. Cette scène ironise t’elle sur ce qui pourrait attendre ces vaillants combattants : la mort évidemment, mais aussi, s’ils en réchappent, la cocufication ? Le deuxième couple a ses attributs sexuels bien visibles, pénis gorgé pour l’homme et touffe pour la femme, ce qui n’est pas le cas du premier. Si les deux scènes doivent se lire ensemble, alors l’historiette se poursuit en montrant ce qu’il peut advenir à ceux qui préfèrent le combat : leurs femmes en leur absence peuvent fort bien succomber, sans vergogne, à la tentation… L’homme en outre avec laquelle celle-ci va s’accoupler est doté d’une belle moustache, or c’est, dans la broderie, un signe distinctif des Anglais. Ils vont donc perdre une bataille, mais peut être en gagner une autre…

Dans les frises, on voit des animaux isolés par des séparations fleuries. Ils jouent un rôle de décor sur lequel nous reviendrons. Mais lorsqu’ils sont d’une espèce différente, côte à côte, la probabilité devient forte qu’il s’agisse de la représentation d’une fable [1]. Ici, en bas à droite, ce pourrait être « le lièvre et la perdrix » [2] de Phèdre.

23 Tapisserie Bayeux Fable le lièvre et l'épervier
Tapisserie de Bayeux, frise inférieure de la scène 48, Le lièvre et l’épervier

Une perdrix se moque d’un lièvre qui vient mourir en son gite après avoir été coursé par une meute : « tu t’es vanté d’être si vite, qu’as-tu fait de tes pieds ? » [3]. C’est alors qu’un oiseau de proie fond sur elle et s’en saisit alors qu’elle croyait que, grâce à ses ailes, elle pourrait échapper à tout prédateur. Une manière de rappeler, alors qu’un combat se profile, que nul n’est assuré, quelle que soit la qualité de ses armes, d’en sortir indemne ou vainqueur ?

24 Tapisserie Bayeux Espionnage
Tapisserie de Bayeux, « Ici le duc Guillaume demande à Vital s’il a vu l’armée d’Harold », scène 49 et « Celui-ci informe le roi Harold à propos de l’armée du duc Guillaume », scène 50

Ces deux scènes se répondent. Dans la première, Guillaume cherche à savoir où est l’armée d’Harold et dans la seconde, Harold s’informe sur le mouvement des troupes de Guillaume. L’heure de la confrontation approche et l’espionnage est une partie intégrante de sa préparation. Il y a un avantage tactique certain à connaître les positions de l’ennemi, la nature et le nombre de ses soldats, de son armement... La seconde séquence rend mieux compte de la situation que la première ; elle pourrait se comprendre même sans son commentaire. On y voit en effet un guetteur sur une butte regarder au loin et un autre courir vers Harold pour lui rendre compte des observations du guetteur.

Dans la bordure sous les cavaliers Normands en reconnaissance, on trouve une scène qui renvoie peut-être à une fable, mais celle-ci n’a pas été identifiée. On y voit un âne qui broute, guetté par un animal tacheté, caché derrière un buisson. Mais peut-être n’est-ce simplement qu’une transposition dans le monde animal de ce qui est recherché par les protagonistes de la scène centrale : il est plus facile de se saisir d’une proie lorsque celle-ci ne s’y attend pas…

25 Tapisserie Bayeux Fable ane et quadrupède tacheté.
Tapisserie de Bayeux, frise inférieure de la scène 49, détail

 

26 Tapisserie Bayeux Guillaume harangue ses troupes
Tapisserie de Bayeux, « Ici le duc Guillaume harangue ses soldats pour qu’ils se préparent courageusement et avec sagesse au combat… », scène 51

Dans cette séquence, c’est un des rôles majeurs d’un chef militaire qui est mis en exergue : l’adresse à ses troupes avant le combat, pour les mobiliser et les rassurer. Guillaume est à l’arrière de la troupe qu’il pointe du doigt pour montrer qu’il leur parle, celui qui le précède se tournant vers lui pour montrer qu’il l’écoute. Le texte de sa harangue souligne deux vertus essentielles du soldat, le courage et la sagesse, qu’il place toutefois ici non pas au cœur de la lutte, mais avant. La première invitation n’est pas surprenante ; la peur du combat et de la mort à laquelle il peut conduire ne saurait que croitre au fur et à mesure qu’il s’approche. Si elle domine la troupe avant même que la bataille s’engage, elle est déjà en partie perdue. La seconde est moins attendue. Qu’est ce que se préparer avec sagesse au combat ? Conserver la tête froide ? Raisonner sa peur ? Trouver des mots simples et rassurants dans les échanges avec ses camarades ? Probablement un peu de tout ça. Certains avancent que cette sagesse serait une référence non pas à la préparation du combat mais au moment où Guillaume et ses lieutenants avaient feint de battre en retraite afin d’amener l’ennemi à quitter la position de force qu’il occupait dans les hauteurs et à s’exposer ainsi en terrain plus favorable [4].

Dans la frise inférieure, on voit un animal aller à la rencontre de quatre têtes qui sortent d’une tanière. Cette scène pourrait illustrer « La chienne mettant bas », une fable de Phèdre dont voici le texte :

« Une chienne, près de mettre bas, demanda à une de ses compagnes de lui prêter sa cabane pour y faire ses petits ; elle l'obtint facilement. Puis, l'autre réclamant son asile, notre chienne la supplia de lui accorder un court délai jusqu'à ce qu'elle pût emmener ses petits, devenus plus forts. Ce temps encore écoulé, l'autre redemande son lit avec plus d'insistance. « Si tu peux », lui dit-elle, « me tenir tête à moi et toute ma bande, je te céderai la place » » [5]

Cette fable est bien placée à cet endroit mais elle pourrait s’appliquer à toute l’entreprise de Guillaume : il ne supplie pas Harold, ni ne plaide son droit devant lui ; il a simplement décidé de se donner les moyens de lui reprendre par la force ce qu’il considère comme sien.

27 Tapisserie Bayeux Armée anglaise encerclée
Tapisserie de Bayeux, « … contre l’armée des Anglais », scène 51

Le combat maintenant fait rage. Des fantassins Anglais semblent encerclés par la cavalerie Normande ; des flèches volent au-dessus des combattants. S’ils n’étaient à pied et les Normands à cheval, on ne saurait par leurs seuls armements distinguer les belligérants, pas plus que ce n’est possible pour tous les morts qui gisent dans la bordure inférieure.

Curieusement, les fantassins de droite sont plus petits que ceux de gauche. S’agit-il d’indiquer visuellement qu’ils sont en train de céder face à leurs assaillants pendant que l’autre groupe tiendrait mieux sa position ? L’archer anglais qui se tient derrière les premiers fantassins est encore plus petit. Serait-ce pour signifier que, n’étant pas protégé comme ses frères d’arme par une cotte de maille et un bouclier, il était plus exposé qu’eux ?

La mort maintenant est partout présente. Elle est métaphorisée dans la frise inférieure par un oiseau qui tombe à la renverse ; le fracas des armes lui-même l’est par d’autres oiseaux qui au-dessus du combat ont la tête penchée sur lui, le bec largement ouvert ; On les entend crier ! Les auteurs de la broderie ont créé de multiples artifices plastiques pour rendre compte de l’horreur de la guerre. Nous en verrons d’autres plus loin.

28 Tapisserie Bayeux Anglais et Français tombent au combat
Tapisserie de Bayeux, « Ici Anglais et Français tombèrent ensemble au combat », scène 53

La mort frappe de tous côtés. C’est ce qui est souligné par le texte et visible dans l’image. Elle ne touche pas que les hommes mais aussi les chevaux qui tombent à la renverse ou gisent dans la bordure mortuaire. L’étalon noir est comme planté au sol, à la verticale, au-dessus d’une tête démembrée. Les fantassins Anglais sur une hauteur sont cette fois-ci identifiés par leurs moustaches et l’un d’eux par un collier. Le contraste est saisissant entre le mouvement de la vie du récit central qui cherche à donner la mort ou à l’éviter et ses conséquences désormais inertes qui en tapissent le sol.

29 Tapisserie Bayeux Mort d'Harold
Tapisserie de Bayeux, « Ici le roi Harold fut tué », scène 57

Selon les chroniqueurs médiévaux, Harold serait mort à la nuit tombante. Alors que le texte de la broderie ne souffre pas d’ambigüité, l’image est elle plus difficile à décrypter. Lequel parmi ces fantassins est Harold ? Dans plusieurs versions médiévales de sa mort, une flèche lui aurait faire perdre un œil puis un cavalier l’aurait achevé d’un coup d’épée sur les cuisses. Les deux épisodes pourraient donc être présents ici : Harold, entre le O et le L de son nom, essaie de retirer la flèche qui s’est fichée dans son œil, puis on le voit, avec des chausses différentes, s’effondrer sous le coup qu’un cavalier lui assène sur les jambes.

Dans la frise inférieure, le combat a pris fin et le pillage commence. Des hommes récupèrent les cottes de maille ou des armes, et laissent les cadavres nus à même le sol ; deux d’entre eux se battent pour récupérer un bouclier.

30 Tapisserie Bayeux Fuite des Anglais
Tapisserie de Bayeux, « et les Anglais prirent la fuite », scène 58

C’est ici que se termine aujourd’hui la broderie : des cavaliers Normands poursuivent des Anglais que l’on voit s’enfuir en bon ordre, portant encore leur bâton de combat. Ils sont présentés sur deux registres, séparés de leurs poursuivants par un bosquet. Cette toute dernière partie a subi trop de profondes retouches pour être assuré de son authenticité.

Dans la frise inférieure le pillage se poursuit et les corps nus apparaissent démembrés. Guillaume aurait pris la décision d’interdire aux Anglais d’enterrer leurs morts, ce qu’il aurait ensuite regrettée [6]. Mais la broderie ne s’arrêtait pas là. Il serait en effet surprenant qu’elle ne se conclue pas par le couronnement de Guillaume qui était le but même de toute cette entreprise. Cette scène finale devait ainsi répondre à la scène d’ouverture qui présente Édouard dans son palais, tenant un grand sceptre et portant une couronne à trois trèfles. La longueur perdue serait de 2.80 m ce qui permettait de placer 3 ou 4 scènes dont celle du sacre royal. La seule hypothèse sur le contenu de cette partie manquante repose sur un poème de Baudri de Bourgueil dans lequel celui-ci décrit la toile brodée qui entourait le lit d’Adèle, fille de Guillaume. Cette toile aurait pu être une copie luxueuse de la broderie de Bayeux car elle en reprend ses scènes principales. Dans le texte de Baudri, deux scènes suivent la fuite des Anglais : l’attaque d’une ville à qui le Duc propose la paix et qui s’ouvre à lui, puis le couronnement royal [7].

Des actions humaines qui s’insèrent dans un monde naturel et spirituel

Mais si se termine ainsi le récit imagé de la conquête de l’Angleterre, la broderie nous a livré tout du long de sa lecture un message subliminal sur la manière dont au moyen-âge on se représentait la place de l’homme dans le monde.

En effet, les frises qui courent tout le long de la tapisserie ne jouent pas qu’un rôle décoratif et esthétique. C’est un lieu marginal où les auteurs peuvent plus librement s’exprimer que dans le récit principal et qu’ils utilisent souvent pour interagir avec lui. Ils s’en servent ainsi pour le commenter, en renforcer la signification, ironiser sur la situation, montrer des conséquences qu’elle implique, délivrer un jugement moral ou un enseignement sapiental… On l’a vu par exemple avec les scènes érotiques qui surplombent le début des combats, avec la fable sous-jacente à la scène d’espionnage, avec les cris des oiseaux qui se superposent au fracas des armes, avec les morts qui jonchent le sol et le pillage qui s’en suit…

Certaines images peuvent aussi avoir été utilisées pour scander la chronologie des évènements comme les scènes agricoles de Printemps (scène 10) ou la Comète de Halley (scène 33).

31 Tapisserie Bayeux Le labour
Tapisserie de Bayeux, le labourage, frise inférieure scène 10

 

32 Tapisserie Bayeux Semis et hersage
Tapisserie de Bayeux, le semis et le hersage, frise inférieure scène 10

Mais ces bordures inférieures et supérieures qui courent tout le long de l’histoire forment en fait un cadre dans lequel elle s’insère. En effet, comme on le voit dans la première scène ci-dessous, une bordure verticale décorative précède le début de l’histoire et se prolonge en haut et en bas par les deux frises horizontales qui vont se déployer jusqu’à son terme. Bien que la fin de la broderie ait disparu, il est très probable qu’elle se concluait comme elle a commencé, par une bordure verticale, dessinant ainsi un espace clos au sein duquel la narration s’est déployée.

33 Tapisserie Bayeux Début de la broderie
Tapisserie de Bayeux, « Le roi Édouard », scène 1

L’histoire de la succession d’Édouard s’inscrivait donc dans un cadre imagé essentiellement composé d’éléments naturels : des végétaux, des arbres, des animaux, sauvages ou domestiques, parfois exotiques, souvent en couple. On y rencontrait aussi des hommes occupés à leurs activités quotidiennes (l’agriculture, la chasse, les relations sexuelles…) ainsi que des animaux fabuleux (centaure, griffon, dragon…) et des contes. Ce qui encadre le récit, c’est donc le monde du vivant, dont l’homme est partie prenante, un monde qui ne se limite pas au monde visible mais inclut les créations de l’esprit et de l’imagination. C’est le lieu dans lequel tout le reste peut avoir lieu et sans lequel rien ne saurait avoir lieu.

Faire la guerre est-ce travailler ?

Nous pouvons maintenant, ayant attentivement suivi la manière dont des artisans brodeurs du moyen âge ont raconté la conquête de l’Angleterre par le Duc de Normandie, reprendre, sous cet éclairage, notre question initiale : faire la guerre, est-ce travailler ?

Cette question est évidemment anachronique. Il n’existe au moyen âge aucun mot pour couvrir des activités productives différentes dont chacune dispose d’une identité propre. Si elle n’est donc pas historiquement pertinente, en revanche elle permet d’éclairer en retour notre histoire et ce qu’est pour nous le travail.

A notre question donc, nous pouvons répondre par l’affirmative pour beaucoup d’activité de préparation de la guerre. On ne saurait gagner une guerre sans s’en donner les moyens matériels et psychiques. Faire la guerre, c’est passer beaucoup plus de temps à la préparer qu’à se battre. C’est ce que montre avec d’amples détails la tapisserie : construction de bateaux, chargement de vivres, traversée de la Manche, construction d’une motte… Entre le sacre d’Harold le 6 janvier 1066 et la bataille d’Hastings, le 14 octobre, il y a eu une journée de combat et 8 ou 9 mois de travaux préparatoires. Pour ceux-ci, il a fallu mobiliser des métiers et des compétences spécifiques qu’aujourd’hui on classe sans hésiter du côté du travail : bucherons, charpentiers, portefaix, matelots, cuisiniers, serveurs, terrassiers…

En revanche, il est des activités que l’on pourrait répugner à classer du côté du travail : brûler des maisons par exemple ou donner la mort. C’est l’orientation même du travail qui diffèrerait de celle de la guerre : il vise le bien des hommes par la création de biens ou de services qui leur soient utile et non pas leur mort et il ne les discrimine pas selon les catégories de l’allié ou de l’ennemi. Il est tourné vers la vie humaine et son développement et non sa destruction partielle. Des productions humaines peuvent évidemment aussi être nocives ou toxiques, les procès eux-mêmes peuvent être dangereux, mais ces effets ne sont pas voulus pour eux-mêmes. Même si dans la vie d’un soldat, le combat contre l’ennemi n’en est souvent qu’un court moment, il en est le cœur et la raison même. Notre réponse pourrait donc être précisée ainsi : combattre n’est pas travailler, c’est rechercher la mort de l’adversaire ou sa neutralisation, c'est-à-dire son incapacité à combattre. Dès qu’un but productif ou un service est identifié, toutes les activités qui y conduisent sont qualifiées de travail. Sur la base du même principe appliqué par régression, toute l’activité du soldat sortirait du champ du travail, même si les tâches qu’il exécute en dehors du combat, dans une autre perspective seraient désignées comme tel. En revanche aujourd’hui, être soldat c’est avoir un emploi et un métier, un emploi parce qu’il est rémunéré et un métier parce qu’il s’apprend. Voilà à quoi peut mener ces tentatives de délimitation des activités humaines : on pourrait être rémunéré sans travailler, simplement parce qu’il faudrait donner un autre nom – mais est-ce nécessaire ? – à l’activité du soldat.

Mais ceci n’est pas un pamphlet antimilitariste. L’histoire montre à l’envi l’utilité d’une armée en capacité d’empêcher un ennemi de dominer et exploiter une nation ou un peuple. C’est en se plaçant à cette hauteur que son utilité sociale pourrait réapparaitre. Si maintenant on décide de voir chaque combattant ou résistant comme un ouvrier au service d’un bien supérieur, celui de la nation et du peuple, alors il redeviendrait un travailleur !

Ainsi va le charme de la langue et les multiples subtilités qu’elle secrète…

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Pour que chacun puisse admirer la tapisserie dans tous ses détails, le Musée de Bayeux la présente sur son site en haute définition. Je ne saurai que vous inciter, après avoir lu ces deux articles, à la regarder dans son ensemble : La tapisserie de Bayeux en haute définition

 

[1] Pour la lecture des frises et leur interprétation, je m’appuie sur Michel Parisse, La tapisserie de Bayeux, un documentaire du XI° siècle, Denoël, 1983

[2] Xavier Barral i Altet et David Bates, La tapisserie de Bayeux, Citadelle et Mazenod, 2020, p 214

[3] Fables de Phèdre affranchi d’Auguste en latin et en français, livre I, fable 9, chez Marc Michel Rey, Amsterdam, 1769. Les fables de Phèdre étaient très connues au moyen âge.

[4] Xavier Barral i Altet et David Bates, 2020, p 224

[5] Traduction par M. E. Panckoucke, 1864

[6] Xavier Barral i Altet et David Bates, 2020, p 241

[7] Michel Parisse, La tapisserie de Bayeux. Un documentaire du XI° siècle, Denoël, 1983


La tapisserie de Bayeux ou la victoire de la logistique

Faire la guerre, est-ce travailler ? A cette question, il m’est apparu que la tapisserie de Bayeux que j’ai pu admirer récemment apportait une réponse bien mieux documentée que les récits guerriers que l’on peut voir aujourd’hui au cinéma ou dans les séries télévisées. La raison tient probablement au fait qu’au moyen-âge, les populations – et donc les mécènes et les artisans – étaient beaucoup plus attentives aux conditions concrètes, matérielles, de la réussite humaine. Aussi est-ce elle qui va me servir de conducteur de la réflexion.

La tapisserie de Bayeux [1] est une bande dessinée qui raconte l’histoire de la conquête de l’Angleterre en 1066 par Guillaume, Duc de Normandie. Elle aurait été commandée par Odon, évêque de Bayeux, pour être accrochée sur les piliers de sa cathédrale en cours de reconstruction et célébrer la victoire de son demi-frère. Elle aurait été réalisée quelques années après l’évènement, autour de 1070-1075, vraisemblablement dans un atelier anglais.

Cette histoire est composée de scènes qui se succèdent chronologiquement [2], chacune étant surmontée d’un commentaire en latin. Elles s’articulent autour de trois moments d’inégales longueurs. Dans le premier, Harold se rend en Normandie pour confirmer à Guillaume que le roi d’Angleterre, Édouard le confesseur, le désigne comme son successeur ; dans le deuxième, à la suite du décès du roi, Harold, avec le soutien des seigneurs anglo-saxons, monte sur le trône d’Angleterre. Dans le troisième, Guillaume refuse cet état de fait et décide d’aller combattre Harold en Angleterre pour le chasser du trône. Une quatrième séquence, disparue, devait probablement montrer le couronnement de Guillaume.

Décider de faire la guerre

Faire la guerre, c’est d’abord la décider. C’est évidemment une prérogative des puissants. Mais comme elle n’implique pas qu’eux, elle suppose de la justifier afin d’attirer autour d’elle les soutiens les plus larges. C’est à cela que les deux premières parties de la broderie sont consacrées.

Dans la première, on voit Harold se rendre en Normandie à la demande d’Édouard le confesseur. Arrivé au Ponthieu [3], il y est fait prisonnier par Guy, le Comte du lieu, puis libéré par Guillaume. Le dessin clé de cette partie est surmonté de ce commentaire [4] : « Ubi Harold sacramentum fecit Willelmo duci » « Où Harold prête serment au Duc Guillaume ».

1 Tapisserie Bayeux Serment d'Harold
Tapisserie de Bayeux, « Où Harold prête serment au Duc Guillaume », scène 23

Le texte ne dit rien du contenu de ce serment, mais l’image lui donne la plus grande solennité. En effet, Harold, debout entre deux reliquaires, pose une main sur l’un et touche le second avec l’index et le majeur de son autre main ; il apparait comme écartelé et doublement engagé. Guillaume, assis en majesté au-dessus de lui, désigne du doigt l’action en train de se dérouler. Derrière le Duc, deux personnages témoins de l’évènement, commentent la scène qu’ils montrent également.

La tapisserie est une œuvre de propagande qui adopte le point de vue de celui en l’honneur de qui elle a été faite. Aussi, si elle ne dit rien du serment, elle illustre nécessairement la thèse du parjure invoqué par Guillaume. Alors qu’Harold est venu sur ses terres pour lui annoncer que le roi d’Angleterre le désigne comme son successeur et qu’on le voit même, ici, lui jurer solennellement fidélité, le couronnement ultérieur d’Harold ne pourra apparaitre que comme une félonie qui justifie moralement le refus de Guillaume de l’accepter.

C’est d’ailleurs ce que souligne aussi la scène ci-dessous, sobrement intitulée « Harold ».

2 Tapisserie Bayeux Harold
Tapisserie de Bayeux, « Harold », scène 33

Elle vient clore la séquence du retour d’Harold en Angleterre : Édouard le Confesseur est mort et enterré (scènes 26 à 28) ; des nobles anglo-saxons sont venus remettre à Harold la couronne de roi (scène 29) et on le voit sur son trône entouré de deux chevaliers et de l’archevêque de Cantorbéry (scènes 30-31).

L’image ci-dessus, elle, ne décrit plus des faits, mais livre une sorte de jugement sur ce qui vient de se passer. En effet, Harold siège certes sur un trône mais dans une posture qui ne dit rien de sa majesté. Il apparaît tordu, peut-être même pas assis, les bras en zigzag, la tête penchée, les yeux hagards. Il tient une lance annonciatrice d’une guerre à venir et non plus les signes de pouvoir que sont le sceptre et l’orbe. Le palais lui-même apparait de guingois. Il écoute le serviteur venu à sa droite lui apporter un message qu’on n’entend évidemment pas mais qui est vraisemblablement la cause de son désarroi. Est-il en train de l’avertir de l’apparition de la Comète de Halley, que l’on voit dans la frise supérieure, et de l’interpréter comme un mauvais présage ? La frise inférieure n’apporte pas plus de sérénité à la scène. Au contraire, ces coquilles vides, simples traits sans voile, n’ont rien des navires richement dessinés qui avaient conduit Harold en Normandie. Elles sont plus inquiétantes que rassurantes. Que font-elles là ? Qu’annoncent-elles ? Un désarmement ? Une future défaite ?

Le contraste avec la scène de gouvernance dans laquelle est présentée ensuite Guillaume est saisissant :

3 Tapisserie Bayeux Guillaume ordonne construction bateaux
Tapisserie de Bayeux, « Ici le Duc Guillaume ordonna qu’on construise des bateaux », scène 35

Dans l’enceinte d’un Palais, le Duc de Normandie, assis sur un trône, est en train d’écouter un proche conseiller assis à ses côtés, légèrement en retrait. Il pointe de sa main gauche un autre personnage, un messager, qui vient probablement de l’informer de ce qui vient de se passer en Angleterre. Ce qui serait ici représenté, ce serait donc le moment de la décision politique, mais le texte qui surmonte la scène ne met pas l’accent sur elle mais sur ce qu’elle va immédiatement impliquer, la construction d’une flotte permettant aux troupes françaises de traverser la Manche. C’est ce qui rend cette image particulièrement intéressante. En effet, un ouvrier placé derrière le conseiller tient une doloire, cette hache à fer long et un seul tranchant qui sert aux charpentiers à aplanir, dresser et unir les pièces de bois. Il symbolise ici tous les artisans qu’il va falloir mettre au travail pour construire les navires dont Guillaume a besoin pour mener à bien son projet. L’artisan est présent auprès du conseiller et du Duc, comme s’il fallait montrer qu’il est une partie intégrante, nécessaire, de la décision. Se donner en effet un objectif politique, militaire, ne suffit pas, il faut aussi se donner les moyens de l’atteindre. C’est le rôle du Génie dans les armées d’assurer les conditions matérielles et logistiques d’une guerre qui permettent de l’emporter.

Finalement, les deux premières parties de la Tapisserie peuvent donc aussi être vues comme l’exposition de deux des dimensions du « travail » politique : d’un côté, ce qu’on pourrait appeler le combat idéologique nourri des représentations et des arguments qui préparent l’action et la justifient, et d’un autre, le moment de la décision qui suppose de s’entourer de conseils avisés afin d’en évaluer les conséquences et prévoir toutes les décisions filles qui assurent les conditions de sa réussite.

La préparer

La scène 35 qui indique que Guillaume ordonne la construction des bateaux se poursuit par l’illustration de l’exécution de cet ordre. Trois des étapes de la fabrication sont décrites l’une derrière l’autre :

4 Tapisserie Bayeux Construction des navires
Tapisserie de Bayeux, la construction des bateaux, scène 35

Dans une forêt, trois bucherons abattent des arbres à la hache. Un charpentier ensuite débite une planche dont il a arrimé une extrémité à un arbre et qu’il retient entre ses jambes. Derrière lui, deux séries de planches sont stockées sur le sol, prêtes à être utilisées. Un peu plus loin, des ouvriers assurent la finition de deux navires, chacun d’eux portant un outil différent pour les distinguer dans leurs œuvres.

La description des préparatifs de l’invasion de l’Angleterre ne s’arrête pas là. Elle se poursuit dans les scènes suivantes.

5 Tapisserie Bayeux Navires tirés en mer
Tapisserie de Bayeux, « Ici ils tirent les bateaux jusqu’à la mer », scène 36

Les navires produits par le chantier naval sont ensuite tirés par des cordes jusqu’à la mer et sont amarrés à un poteau planté dans l’eau. Les matelots pénètrent jambes nues dans l’eau, le corps curieusement inclinés vers l’arrière, une posture inverse à celle qu’on adopte lorsqu’on tire une charge.

6 Tapisserie Bayeux Chargement des navires
Tapisserie de Bayeux, « Ceux-ci portent des armes vers les bateaux et ici tirent un chariot avec du vin et des armes », scène 37

Une fois les bateaux mis à l’eau, encore faut-il les charger de ce dont l’armée aura besoin et ne trouvera pas sur place, pendant la campagne militaire : des armes et des boissons. Les cottes de mailles devaient être bien précieuses pour que chacune, enfilée sur des bâtons, consomme deux portefaix : de peur de les endommager ou pour les exhiber aux yeux de ceux qui contemplaient la broderie comme dans une parade ? Ces hommes portent en même temps des armes offensives : des épées, des casques, des haches, mais aussi un casque. Deux autres tiennent à l’épaule l’un un tonneau, l’autre une outre. Un homme courbé par l’effort, peut-être aidé par le compagnon qui lui tient l’épaule, tire un char qui porte un tonneau aux lames de bois colorés. Le commentaire placé juste au dessus indique que c’est du vin, un chargement qui devait être aussi bien précieux pour être ainsi mis en valeur. Des casques et des lances sont également posés sur le char.

Aucune nourriture, pourtant aussi nécessaire à la vie des armées, n’est en revanche chargée. Cela laisse entendre qu’elle sera trouvée sur les terres d’Angleterre, ce qu’une scène ultérieure confirmera (scène 40).

7 Tapisserie Bayeux La traversée
Tapisserie de Bayeux, « … traversa et vint à Pevensey », scène 38

La broderie montre ensuite de belles séquences de la traversée de la Manche par l’armée. Les navires sont remplis de soldats et de chevaux. Les ouvriers maintenant qui sont à la manœuvre, ce sont les matelots : un timonier surveille en même temps la voilure, un marin tient le mat, une vigie surveille le large, un marin harangue ses compagnons…

8 Tapisserie Bayeux Descente des chevaux
Tapisserie de Bayeux, « Ici les chevaux sortent des bateaux », scène 39

D’origine viking, les embarcations utilisées par Guillaume pour la traversée des troupes peuvent arriver sur une plage sans avoir besoin d’infrastructure portuaire.

Après une nuit passée en mer, les matelots assurent le débarquement sur les côtes anglaises. On voit un palefrenier tirer par leurs brides deux chevaux pour qu’ils sortent du navire. Le sens pratique et le souci du détail vériste des concepteurs de la broderie se manifestent ici : le cheval a encore sa patte arrière gauche dans le bateau et l’homme qui le conduit marche pieds nus dans l’eau. Pendant qu’à l’arrière le timonier assure la stabilité du navire à l’aide d’une longue perche, les marins restés à bord abaissent les voiles et le mat, une opération délicate qui nécessite toute leur attention. Vidés de leur contenu, les bateaux seront ensuite tirés sur la plage. On en voit quelques uns qui y sont déjà entreposés.

Dans la frise inférieure deux dragons crachent du feu : annoncent-ils la bataille à venir maintenant que la rencontre des armées sur une même terre est devenue possible ?

9 Tapisserie Bayeux Recherche de vivres
Tapisserie de Bayeux, « Et ici les soldats se hâtèrent vers Hastings pour s’emparer de vivres », scène 40

Si en Normandie les bateaux n’étaient pas chargés de nourriture, il fallait bien se la procurer sur place. Le pillage organisé sur la terre anglaise est clairement affiché, le verbe « rapere » utilisé dans le commentaire latin signifiant « saisir, voler ». Ce vol ne devait pas contrevenir à la morale de l’époque – du moins celle des vainqueurs – pour ne pas avoir discrètement omis d’en rendre compte. Des traces écrites des exactions commises par l’armée de Guillaume nous sont parvenues. Ces agissements auraient été délibérément dévastateurs pour obliger Harold à venir dans le sud protéger ses sujets [5].

Cette série de scènes ne montre toutefois aucune violence, ni de combat avec les paysans détroussés. On ne voit que leurs maisons.

Des soldats se saisissent d’animaux. Curieusement, l’un des pillards brandit une hache tournée vers lui. Peut-être a-t-il abattu le bœuf étendu derrière lui ? Un autre retient de la main un mouton pendant qu’un autre porte un porc à l’épaule. Un homme vêtu de noir tient autour de sa tête un objet circulaire dont on ne sait pas aujourd’hui quelle pouvait être la fonction. Ces chapardages, on les voit un peu plus loin cuisinés (scène 42).

10 Tapisserie Bayeux Cuisson et repas
Tapisserie de Bayeux, « Ici on cuit la viande et les serviteurs servirent. Ici ils prirent le repas », scène 42

Après les bucherons, les charpentiers de la marine, les portefaix, les matelots et les voleurs de victuailles, c’est maintenant au tour des cuisiniers d’entrer en scène. L’espace est divisé en deux avec d’un côté la préparation du repas et de l’autre sa consommation par les soldats ; des serviteurs placés devant une porte monumentale assurent la transition de l’un à l’autre en apportant aux convives les brochettes qui viennent d’être grillées. Du côté de la cuisine en plein air, un chaudron léché par des flammes est suspendu sur un portique fourchu tenu fermement par deux hommes vêtus de noir ; à côté (au-dessus) sont stockées des brochettes. Celles-ci sont grillées sur un four, en même temps que des pains ; un homme barbu à la moustache et au collier bien dessiné les retire à l’aide d’une pince quand ils sont cuits puis les posent sur un plateau.

Manifestement, on ne part pas à la guerre le ventre creux ! C’est le moins que puisse faire un seigneur s’il veut que ses soldats combattent avec vigueur. Il lui appartient de bien les traiter, avant et après la bataille.

11 Tapisserie Bayeux Construction d'une fortification
Tapisserie de Bayeux, « Celui-ci ordonna de creuser (pour édifier) une fortification à Hastings », scène 45

Mais la broderie n’oublie pas qu’une bataille se gagne aussi par une préparation du terrain qui protège son camp. C’est ce que montre ici cette vignette. Dans celle qui précède (scène 44) un conciliabule a rassemblé les chefs Normands, Guillaume et ses deux demi-frères Odon et Robert, pour décider de l’organisation de la campagne. Robert, le beau-frère de Guillaume, dont on voit l’épée, à l’extrême gauche de l’image, pointée vers un intendant qui porte un étendard, est celui qui ordonna les travaux de fortifications. C’est la même logique que dans la scène 35 qui est à l’œuvre ici : ce qui est montré après une réunion décisionnelle, ce sont ses implications directes et concrètes. L’intendant relaie l’ordre ducal et organise le chantier en s’adressant aux terrassiers, le premier l’écoutant ostensiblement. Deux d’entre eux semblent se disputer violemment ou jouer à la guerre avec leurs pelles. Un intermède ludique, fréquent semble-t-il dans l’art roman [6]. Un peu plus loin, un autre intendant surveille les travaux de terrassement. Cinq ouvriers sont en train de construire une motte, signalée par des bandes colorées évoquant probablement les couches de terre successives sur lesquelles seront assises les fortifications. La motte achevée est surmontée d’un « ceastra », un camp qui permettra d’accueillir le commandement et le ravitaillement, mais aussi servira à l’armée de retranchement en cas de difficulté.

12 Tapisserie Bayeux Maison incendiée
Tapisserie de Bayeux, « Ici une maison est brûlée », scène 47

Mais la préparation du terrain n’est pas que construction, elle est aussi destruction comme le montre cette vignette, afin d’éliminer tout ce qui pourrait gêner ou freiner les mouvements des troupes. L’image est juste et terrible : elle nous rappelle que la guerre est une entreprise qui crée des veuves et des orphelins, même quand ça n’en est pas le but.

Alors que deux soldats incendient une maison, ceux qui l’habitaient s’en trouvent chassés. La différence de taille des protagonistes est démonstrative : face à la force et la violence organisée, la femme et son enfant sont des nains qui n’ont d’autre pouvoir que la parole, comme semble le signifier le geste de la mère.

L’image anticipe et annonce les destructions à venir. Tout est prêt désormais. L’armée d’Harold, après avoir vaincu fin septembre celle d’un autre prétendant au trône d’Angleterre débarqué dans le nord de l’Angleterre, s’approche d’Hastings. Le 14 octobre 1066 au matin la bataille va commencer…

A suivre…

 

[1] Elle est aujourd’hui si connue sous le nom de « tapisserie » qu’il n’est plus possible de la débaptiser et la désigner pour ce qu’elle est, c'est-à-dire une « broderie » filée sur une toile de lin. Sur cette toile longue de 68 mètres, le récit, entouré de deux frises de 7 à 8 cm de large, occupe une bande centrale de 33 cm environ.

[2] Le récit ne connait qu’une entorse à la chronologie. Curieusement, l’enterrement d’Édouard le confesseur précède la scène de son décès.

[3] Le Ponthieu était un Comté situé à l’embouchure de la vallée de la Somme, limitrophe du Duché de Normandie ; sa capitale était Abbeville.

[4] Pour identifier les images que je reproduis dans cet article, j’ai retenu la numérotation en 58 scènes dessinée à l’encre noire sur la toile, probablement au XVIII° siècle.

[5] Source : Xavier Barral i Altet et David Bates, La tapisserie de Bayeux, Citadelle et Mazenod, 2020, p 199

[6] Idem, page 208


Rosa Bonheur et le travail animal : « Le Labourage Nivernais »

L’économie de l’art et les jugements esthétiques n’avancent pas du même pas, ni dans les mêmes directions. Au trébuchet de sa notoriété ou du prix de vente de ses œuvres, Rosaline Bonheur a été la peintre la plus reconnue de son temps. Cela l’a mise très jeune à l’abri de tout besoin et lui a permis de vivre en châtelaine à Thomery, dans la région parisienne. Mais elle est aujourd’hui ignorée du plus grand nombre : l’inverse de ce qui est arrivé à Vincent Van Gogh qui n’a vendu qu’une seule de ses toiles de son vivant et dont l’œuvre est aujourd’hui reconnue comme un des sommets de la peinture occidentale du XIX° siècle.

En amont d’une exposition-rétrospective qui s’ouvrira au Musée d’Orsay en octobre prochain pour saluer le bicentenaire de sa naissance [1], je me propose d’analyser un de ses tableaux majeurs, le labourage nivernais ; une œuvre qui donne la place principale à des animaux de trait et me servira de support à une réflexion sur le travail animal.

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Peinture chinoise et représentations du travail

Si les lettrés ont privilégié la peinture d’idées et l’ont centré sur la relation de l’homme au monde qui l’entoure (voir l’article « La peinture chinoise des lettrés ou comment célébrer l’harmonie de l’homme avec la nature »), la peinture chinoise ne s’est pas limitée à ce thème, ni à ce style. Elle plonge loin dans le temps ses racines, même si ses œuvres les plus antiques sont rarement parvenues jusqu’à nous. La peinture savante n’est qu’une de ses branches, qui apparait au X° siècle sous les Sòng et ne s’est imposée qu’à partir de la dynastie Yuán [1] (1280 – 1367). Dans cette autre peinture – distinguons la de la peinture des lettrés en la qualifiant de professionnelle [2] –, les représentations du travail restent toutefois peu fréquentes. Il existe néanmoins quelques exceptions notables. Ce sont certaines de celles-ci que je me propose de présenter dans ce deuxième article.

Commençons par les témoignages les plus anciens.

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La peinture chinoise des lettrés ou comment célébrer l’harmonie de l’homme avec la nature

La peinture chinoise est pour sa partie la plus édifiante un art du paysage. Que vient-elle donc faire dans un blogue culturel dédié au travail alors que l’homme semble y être absent ? Parce qu’il y est toujours présent bien qu’à peine visible ! C’est dans cette peinture que cette civilisation raffinée, multimillénaire, exprime le mieux sa quête d’harmonie entre l’homme et la nature.

Aujourd’hui, la Chine semble avoir rompu avec cette tradition, embarquée qu’elle est dans un mouvement de renaissance qui en fait un disciple zélé du productivisme occidental : elle est devenue, à marche forcée, l’usine la plus polluante du monde.

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Les impressionnistes et leurs successeurs, témoins de l’industrialisation de la France (1870 – 1914) – 2° partie

Cet article est la suite de celui publié le mois dernier. La première partie (à lire évidemment avant la seconde) montrait comment l’industrialisation en France avait abouti à créer sur le territoire de nouveaux paysages entièrement créés de main d’homme et présentait quelques activités manuelles réalisées en plein air, donc facilement observables par des peintres ou des dessinateurs travaillant sur le motif.

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Les impressionnistes et leurs successeurs, témoins de l’industrialisation de la France (1870 – 1914) – 1° partie

Au musée des Beaux Arts de Caen se tenait une exposition que j’avais prévu de voir début novembre quand le rideau du deuxième confinement s’est abaissé sur le monde de la culture, m’en interdisant l’accès. Aussi, c’est seulement à partir de son catalogue « Les villes ardentes. Art, travail, révolte. 1870 – 1914 » que j’ai pu la visiter. Une expérience moins sensuelle évidemment qu’un contact direct avec les œuvres, mais une source très riche pour rendre compte, par l’art de cette époque, du mouvement d’industrialisation qui agitait alors la France.

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Le tambour chamanique Sami, une représentation de la place des hommes dans le monde

Cet article [1] vient compléter celui que j’ai publié en mai dernier : Vivre et travailler dans des climats extrêmes : l’exemple Lapon. Il explore plus avant la manière dont le profond respect de la nature éprouvé par les anciens Samis dans leur vie et leur travail s’est à la fois manifesté dans leur conception du monde et en même temps appuyé sur elle, en utilisant les portraits qu’en dressaient les tambours chamaniques.

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Le Greco : c’est dans la valeur donnée à l’œuvre que se reconnait le travail

Le Greco est essentiellement connu pour ses peintures religieuses ou ses portraits. Il est donc bien difficile, quand on tient un bloc-notes culturel sur le travail et qu’on est un grand admirateur de l’art passionné du Crétois [1], d’y glisser une de ses œuvres. Quel dommage ! Mais heureusement, grâce à la rétrospective que lui a consacrée le Grand Palais l'hiver dernier [2] et à quelques recherches complémentaires, j’ai pu découvrir trois tableaux qui pouvaient trouver légitimement place dans mon blogue. Les voici, accompagnés de quelques commentaires ou analyses.

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Toulouse-Lautrec et les maisons closes

Si Toulouse-Lautrec n’est pas le premier à peindre des prostituées [1], il est en revanche le premier à leur avoir consacré une part significative de son œuvre. Mais que laisse-t-il entrevoir ainsi de leur métier ? Quel regard porte t’il sur elles et sur lui ? A quoi a t-il été sensible ? Finalement, peut-on dire qu’il rend compte d’un travail ?

Commençons cette enquête par la couverture d’Elles, un album de lithographies qu’il a consacré à cet univers féminin [2].

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